Violences en famille : les contes

Quelle image des relations familiales les contes dits “de fées” présentent-t-ils ?

Je rappelle que le mythe est le récit du parcours d’un groupe. Comme nous l’avons vu dans les deux thèmes précédents, le personnage qui incarne le groupe, c’est à dire le roi, est autorisé par le mythe à détruire tout individu qu’il juge dangereux pour son autorité : fils, femme, frère… La notion de bien ou de mal au sens courant n’est pas mise en avant pour caractériser le héros mythique. Il est avant tout l’incarnation du pouvoir.

De son côté, le conte est le récit du parcours d’un individu. Pour s’épanouir, l’individu a besoin d’un environnement familial solidaire. Comme le mythe, le conte met en scène des rapports d’autorité qui engendrent des tensions, mais, au contraire du mythe,  il finit par les résoudre dans l’harmonie, du moins généralement…

La magie et l’amour

La magie est la source d’énergie qui fait tourner la mécanique des contes, comme la puissance divine alimente les mythes. Quand la magie sert le mal, le conte met en scène des sorcières ; quand la magie sert le bien, le conte met en scène des fées, ou des animaux protecteurs, ou simplement des objets magiques au service du héros.

La magie permet aux héros persécutés d’échapper à toutes les situations dangereuses. Et, quand les personnages qui incarnent le bien n’ont pas accès à la magie, ils ont en eux des ressources d’amour qui leur permettent de vaincre la magie des persécuteurs. L’amour est aussi puissant que la magie, il répare les blessures les plus handicapantes, comme le montreront quelques contes que je cite plus loin.

Le dédoublement des mères et des pères

Une assurance gentillesse

Vous savez que, souvent, dans les contes, les bonnes mères meurent jeunes et qu’elles sont remplacées par d’horribles marâtres qui persécutent les enfants.

Les analystes des contes considèrent que ce dédoublement de la fonction maternelle permet de sauvegarder une image idéale de la mère : en se projetant dans les personnages, l’auditeur ou le lecteur du conte peuvent se permettre de haïr copieusement la marâtre du conte, substitut de leur propre mère quand celle-ci est contrariante, tout en conservant leur amour pour la bonne mère, celle qui ne contrarie pas.  Il est facile d’observer dans la réalité quotidienne que l’enfant (ou l’adolescent) à qui sa mère demande gentiment de ranger sa chambre se sent l’âme d’une Cendrillon !

Comme la marâtre, le personnage de la sorcière est un double négatif de la mère.

Mais la bonne mère morte ne disparaît pas tout à fait. Dans les versions populaires de Cendrillon, un arbre pousse sur sa tombe, et en rendant visite à cet arbre, la jeune fille obtient tout ce qu’il lui faut pour aller au bal. Dans la version de Perrault reprise par Disney, c’est une fée qui est le substitut de la mère morte. Arbre donateur ou fée, le double positif de la mère absente n’a pas de volonté propre, il se met entièrement au service des désirs de la jeune fille, contrairement au double méchant, qui impose sans cesse sa tyrannie à la gentille jeune fille.

Les pères ont aussi des doubles méchants : l’ogre, le sorcier ou le diable lui-même !

A la fin de l’histoire, le double méchant du père ou de la mère est éliminé ou puni. Et la réconciliation se fait dans une famille harmonieuse. La violence n’est que passagère et ne laisse pas de traces : les héros sont des champions de la résilience.

Hansel enfermé dans la cage par la sorcière. La méchante sorcière sera elle-même brûlée dans le four où elle voulait rôtir le petit garçon après l’avoir engraissé. C’était tout ce qu’elle méritait : allez, hop, du balai !

Les enfants abandonnés

Dans les contes, l’abandon est très différent de celui qui est présenté dans les mythes. L’enfant abandonné n’est pas un nouveau-né porteur d’un destin de malheur. La pression qui pousse les parents à l’abandon n’est pas d’origine divine ou sociale, elle est purement matérielle : ces malheureux parents sont trop pauvres pour pouvoir nourrir leurs enfants.

Les petits abandonnés sont au moins deux (Hansel et Gretel), voire tout un groupe, comme le Petit Poucet et ses frères. Après les inévitables épreuves, ils parviendront à se tirer d’affaire par leur débrouillardise. Et la réconciliation familiale va de pair avec la prospérité : Hansel et Gretel ramènent à leur père le trésor de la sorcière, le Petit Poucet rapporte les richesses de l’ogre. Ce retournement de situation allège symboliquement la situation de dépendance du jeune auditeur ou lecteur du conte, en lui permettant de s’identifier à des enfants capables de se débrouiller sans leurs parents.

Dans les contes, les héros retrouvent leurs parents quand ils sont encore enfants et des relations familiales harmonieuses sont rétablies, alors que dans les mythes, les retrouvailles se font entre parents vieillis et enfants devenus adultes, et ces retrouvailles sont dramatiques : la réconciliation est impossible.

Les enfants conduits dans la forêt pour y être abandonnés, illustration de Gustave Doré, XIXe siècle. Le Petit Poucet marque le chemin en semant des cailloux, ce qui lui permettra de rentrer chez lui.

Frères et soeurs

Nous avons vu que dans les mythes, les frères sont ennemis et que l’un tue l’autre. Le récit mythique ne condamne pas le fratricide, il semble plutôt suggérer que le doublon doit forcément être réduit à un seul individu, parce que la cohésion du groupe ne peut s’incarner que dans un seul roi.

Dans les contes, on trouve aussi beaucoup de doublons fraternels, qui peuvent avoir des fonctions différentes :

Les deux côtés d’une même personne

Les Fées,  de Charles Perrault

Deux sœurs sont très différentes : l’une cumule toutes les vertus et l’autre tous les défauts. La fille méchante est la préférée de sa mère, qui est elle-même une personne désagréable et orgueilleuse. Obligée d’aller chercher de l’eau à la fontaine, la fille gentille exécute ce dur travail sans rechigner et même donne aimablement à boire à une vieille femme qui le lui demande. En récompense, la vieille (qui est une fée) lui accorde le don de cracher une fleur, une perle ou un diamant tout en parlant.

Voyant ce prodige, la mère oblige sa méchante fille à aller également à la fontaine, pour qu’elle puisse elle aussi acquérir ce don. La fée lui apparaît sous la forme d’une dame magnifiquement vêtue mais la méchante fille refuse de lui donner à boire. En  punition, la fée lui donne pour don de cracher des crapauds ou des serpents.

Voyant que le résultat du voyage à la fontaine est si mauvais pour sa fille préférée, la mère chasse sa gentille fille qui se réfugie dans la forêt. Le fils du roi qui chassait dans les environs la rencontre. Il parle avec elle et voyant son don, en tombe amoureux et l’épouse.

Quant à la méchante fille, elle est si désagréable que sa propre mère finit par la chasser. “Et la malheureuse, après avoir bien couru sans trouver personne qui voulût la recevoir alla mourir au coin d’un bois.”

Grâce au dédoublement, l’auditeur ou le lecteur du conte s’identifie à l’héroïne vertueuse-récompensée, tandis qu’il rejette le comportement de la méchante-punie. Le conte a l’art et la manière de faire intégrer aux enfants les comportements favorisant la vie en société (voir Bruno Bettelheim et d’autres analystes).

La gentille fille à la fontaine, illustration de Gustave Doré, 1867.

L’incarnation des rivalités fraternelles

L’utilisation des personnages doubles permet de mettre en scène les rivalités fraternelles : dans Cendrillon, la marâtre est accompagnée d’une méchante fille (ou de deux), incarnation de la jalousie et de la méchanceté. Ces deux pimbêches se moquent sans cesse de leur sœur adoptive qui est obligée de travailler pour elles comme une servante. 

À la fin des versions populaires de ce conte, la marâtre et les méchantes soeurs qui ont tenté de prendre la place de Cendrillon auprès du prince sont sévèrement punies. Pour des questions de bienséance et de charité chrétienne, l’héroïne de Perrault pardonne à ses soeurs et les aide à faire elles aussi un beau mariage.

Cendrillon servante de ses soeurs, image d’Epinal, XIXe siècle.

Les fraternités solidaires

Il y a aussi beaucoup de contes où la fraternité est érigée en modèle de solidarité : le Petit Poucet guide ses frères et les sauve, Soeurette protège Frérot après sa métamorphose en chevreuil, Gretel sauve Hansel, etc. Le conte Les six frères cygnes publié par Grimm est un exemple accompli d’amour fraternel, car même sous la menace d’une mort aussi horrible qu’injuste, la soeur ne renonce pas à son engagement en faveur de ses frères :

Les six frères cygnes, d’après Grimm

Un roi est contraint d’épouser la fille d’une sorcière. Craignant pour la vie des sept enfants qu’il a eu de sa première épouse ensuite décédée, il les cache dans un château auquel on le peut accéder qu’en suivant une pelote magique qui se déroule pour montrer le chemin. Comme il va tous les jours voir ses enfants, la marâtre finit par découvrir leur existence et s’empare de la pelote magique. Elle fabrique des chemises de soie et les lance sur les six garçons, ce qui les transforme en cygnes.

Leur soeur était restée dans le château alors que les garçons étaient sortis en croyant voir arriver leur père. Désespérée de la disparition des garçons, la jeune fille part à leur recherche. Elle marche longtemps longtemps dans la forêt avant de les retrouver : ils redeviennent humains pendant un quart d’heure, le temps d’expliquer à leur soeur comment les sauver de la métamorphose animale : “Il faudrait que pendant six ans tu ne parles ni ne ries et que pendant ce temps tu nous confectionnes six petites chemises faites de fleurs. Si un seul mot sortait de ta bouche, toute ta peine aurait été inutile.”

Pour sauver ses frères, la fille reste cachée dans la forêt et commence à coudre les chemises de fleurs. Un jour, des chasseurs la découvrent et l’emmènent au roi du pays qui en tombe amoureux et l’épouse, bien que, fidèle à la consigne de ses frères, elle ne prononce jamais un mot et ne rit jamais. Elle coud inlassablement ses petites chemises de fleurs.

Quand un premier enfant naît de la jeune épouse, la méchante mère du roi vole en cachette l’enfant et barbouille de sang les lèvres de la jeune reine, pendant son sommeil. Au matin, la vieille reine tente de faire croire que la jeune reine a mangé son propre enfant, mais le roi ne veut pas le croire.

A la naissance du deuxième enfant, la vieille reine commet le même enlèvement. À la disparition de son troisième enfant, le roi accepte de faire passer son épouse en jugement.

Elle reste aussi muette que pendant les six ans qui ont passé depuis la disparition de ses frères et est condamnée à être brûlée vive en tant que sorcière.

Conduite au bûcher, elle emporte avec elle les six chemises qui sont terminées, sauf une à laquelle il manque une manche.

Les six cygnes arrivent en volant alors que leur soeur est sur le bûcher. Elle jette sur eux les chemises et ils redeviennent humains, mais l’un d’eux garde une aile de cygne, à cause de la manche manquante. Maintenant que la malédiction est levée, l’héroine peut enfin parler à son mari :

“Et elle lui dit la tromperie de la vieille qui lui avait enlevé ses trois enfants et les avait cachés. Pour la plus grande joie du roi, ils lui furent ramenés et, en punition, la méchante belle-mère fut attachée au bûcher et réduite en cendres. Pendant de nombreuses années, le roi, la reine et ses six frères vécurent dans le bonheur et la paix.”

Le conte ne dit rien du destin de la première belle-mère, l’épouse du père, qui avait transformé les frères en cygnes.

Photo Pixnio

Mères persécutrices, pères défaillants

Tout le monde sait que Cendrillon subissait de mauvais traitements de la part de sa belle-mère et des deux filles de celle-ci. Le texte de Charles Perrault précise : “La pauvre fille souffrait tout avec patience, et n’osait s’en plaindre à son père qui l’aurait grondée, parce que sa femme le gouvernait entièrement.” À travers ces quelques mots, la configuration familiale de beaucoup de contes est ainsi posée : la mère est persécutrice, le père est passif, incapable d’assumer son rôle protecteur. Parfois le père n’est même pas mentionné, comme dans le conte suivant :

La fille aux mains coupées, version populaire

Ce conte figure dans beaucoup de recueils des folkloristes régionaux français ou étrangers, ce qui signifie qu’il était très répandu, mais sa violence ne lui a pas permis d’intégrer le corpus des contes encore célèbres aujourd’hui.

La version que je résume ici est parue dans le livre de Jean Fleury Littérature orale de Basse-Normandie (Paris, Maisonneuve, 1883) et est accessible sur internet dans la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux. Le texte précise “conté par la mère Georges”.

Une mère est tellement fière de sa beauté qu’elle interdit à sa fille, qui est plus belle encore, de se montrer en public. Rongée de jalousie,  elle finit par payer deux hommes pour qu’ils tuent sa fille : pour preuve de sa mort, ils doivent lui ramener son coeur et ses mains.

Les tueurs emmènent la jeune fille dans la forêt et pris de pitié, tuent un chien pour prendre son coeur. Sans tuer la fille, ils coupent ses mains. Ils appliquent sur la plaie une herbe qui arrête le sang, lui font un bandage avec sa chemise et la laissent dans la forêt. Elle marche et se nourrit en grignotant les fruits de la forêt, puis elle arrive près d’un château. Cachée dans le verger du château, elle se nourrit en mordillant des poires directement sur l’arbre. Le fils de la maîtresse du château la surprend, la trouve très belle malgré sa mutilation et rapidement, décide de l’épouser, ce qui déplaît fortement à sa mère.

Le jeune couple est heureux quelque temps, puis le mari est obligé de partir à la guerre. Pendant son absence, l’épouse accouche de deux beaux enfants, mais la mère du mari lui écrit qu’il s’agissait de deux monstres. La marâtre affirme à la jeune mère que son mari est en colère contre elle et que, dès son retour, il la tuera. La jeune femme se laisse persuader qu’il vaut mieux partir avec ses enfants.

“ Mais sa mutilation la rendait maladroite ; en se penchant pour puiser de l’eau dans une fontaine, elle y laissa tomber un de ses enfants. Comment le retirer, puisqu’elle n’avait pas de mains ?

Elle adressa à Dieu une courte mais fervente prière, puis elle enfonça ses deux bras, ses deux moignons, dans la fontaine pour tâcher de rattraper l’enfant. Elle le rattrapa, en effet, et, en lui ôtant ses habits mouillés, elle s’aperçut que ses deux mains avaient repoussé ; Dieu avait entendu la prière de son amour maternel et lui avait rendu les membres qu’elle avait perdus.”

À partir de ce moment, elle travaille pour nourrir ses enfants. Douze ans passent.

De retour de la guerre, le mari part à la recherche de son épouse, interrogeant tout le monde pour la retrouver.

“Il rencontra un jour un petit garçon, éveillé et intelligent, qui l’intéressa ; il lui demanda quelle était sa maman. L’enfant répond que sa maman a été longtemps sans mains ; qu’il a un frère du même âge que lui…”

Par l’intermédiaire des enfants, l’homme retrouve son épouse et ramène toute sa famille au château. C’est le bonheur pour tout le monde.

“Pas pour tous, cependant. La méchante mère, qui avait froidement ordonné de mettre sa fille à mort, fut enfermée dans un souterrain et dévorée par les bêtes.”

La cathédrale, 1908, sculpture de Rodin, Musée Soumaya, Mexico.

Les différentes versions recueillies un peu partout montrent la liberté d’adaptation dont disposent les conteurs. Sans doute en fonction de la configuration familiale au moment où le conte s’actualisait en situation de contage, la personne responsable de la mutilation pouvait varier.

Dans une version russe, c’est la belle-soeur qui est jalouse. Accusant la jeune fille des pires méfaits, elle demande à son frère de couper la tête trop jolie, mais il a pitié d’elle et ne lui coupe que les mains. La suite est semblable.

La jeune fille sans mains, d’après Grimm

Dans la version publiée par Grimm, c’est le père qui mutile lui-même sa fille, mais toute la culpabilité est rejetée sur le diable.

Un inconnu demande à un pauvre meunier de lui donner à “ce qui se trouve derrière le moulin”, en échange de quoi, il le rendra riche. Pensant que derrière son moulin il n’y a qu’un vieux pommier, le meunier accepte l’échange, mais à ce moment-là sa fille était derrière le moulin, en train de balayer la cour.

Cet inconnu était le diable en personne ! Au jour convenu, il vient chercher la jeune fille. Elle s’est préparée en prenant un bain, mais le diable est furieux de ne pouvoir s’approcher d’elle car elle est propre. Il exige qu’elle cesse tout soin de toilette. Quand il revient quelque temps après, elle ressemble à une bête sauvage. Il pense pouvoir s’emparer d’elle mais elle pleure tellement dans ses mains, que bientôt elles sont immaculées.

“Fou de rage, le diable hurla au père : « Coupe-lui les mains, sinon je ne peux m’approcher d’elle ! » Le père fut horrifié : « Tu veux que je tranche les mains de mon enfant? – Tout ici mourra, rugit le Diable, tout, ta femme, toi, les champs aussi loin que porte son regard. » Le père fut si terrifié qu’il obéit. Implorant le pardon de sa fille, il se mit à aiguiser sa hache. Sa fille accepta son sort. « Je suis ton enfant, dit-elle, fais comme tu dois. » Ainsi fit-il, et nul ne sait qui cria le plus fort, du père ou de son enfant.”

La suite est la même que dans la version normande, mais la fille aux mains coupées épouse un roi dont la mère est très gentille et là encore le diable intervient pour l’obliger à chasser la jeune mère et son enfant. Les deux fugitifs sont recueillis dans une auberge et :

“Petit à petit, ses mains repoussèrent. Ce furent d’abord des mains d’un nourrisson, d’un rose nacré, puis des mains de petite fille et enfin des mains de femme.”

À son retour de guerre, le roi part à la recherche de sa femme et de son fils. Il finit par les retrouver et tout le monde retourne auprès de la gentille vieille mère.

(conte résumé d’après le site Grimmstories.com)

Ce conte fait résonner sa violence selon la sensibilité personnelle de chacun.

Que signifie cette image mentale de mains coupées ? Je cite l’interprétation qu’en fait le théologien et psychanalyste Eugen Drewermann pour qui ce récit “ symbolise le chemin que doit parcourir tout être humain pour se défaire de la culpabilité d’exister (cette culpabilité qui le prive de ses mains) et accéder à une liberté à laquelle le convie la grâce.”

Je suis d’accord sur le fait qu’un conte synthétise un parcours de vie (ou un tronçon de ce parcours) mais, personnellement, je ne vois pas dans les mains coupées une image de culpabilité (pourquoi se sentir coupable d’exister ?) mais une image d’impuissance, comme dans l’expression “Les bras m’en tombent”. Le conte suggérerait que l’individu peut parfois se sentir incapable de la moindre action, ou du moins incapable de l’action qui conviendrait à un moment donné.

La notion de grâce (c’est à dire l’aide divine) est valable pour la version de Grimm, mais quand la repousse des mains se fait simplement avec le temps, cela me semble suggérer que l’individu peut trouver en lui-même des ressources pour surmonter ses moments d’impuissance. Il y a certainement de nombreuses interprétations possibles…

Mains, par Auguste Rodin, 1904, Musée Rodin Paris, photo Jean-Pierre Dalbéra.

Ma mère m’a tué, mon père m’a mangé

Ce récit est très répandu dans les recueils de contes populaires, mais, comme La fille aux mains coupées, sa violence l’écarte des albums contemporains pour enfants. On y retrouve le motif de l’enfant tué par la mère et mangé par le père (comme dans les mythes Philomène et Procné ou Atrée et Thyeste). Dans la version de Grimm que je cite ci-dessous, l’enfant ressuscite sous sa forme première, mais ce n’est pas le cas dans les versions populaires : il reste oiseau ou disparaît purement et simplement.

L’interprétation que je peux proposer, c’est qu’il s’agit d’un conte de mise en garde : toute personne peut porter en elle de la haine. Si elle cultive ce sentiment, la haine finit par l’écraser. Cette femme réduite en bouillie sous une meule est une image mentale très forte.

La version de Grimm : Le genévrier

Un couple très riche vit heureux mais souffre de n’avoir pas d’enfant, malgré toutes ses prières. Un jour, la femme prononce une fois de plus une prière d’espoir alors qu’elle est assise sous le genévrier de la cour de sa maison. Son voeux est exaucé neuf mois plus tard, mais elle meurt de joie à la naissance de l’enfant, après avoir fait promettre à son mari de l’enterrer sous le genévrier.

Au bout d’un certain temps, l’homme se remarie et sa nouvelle épouse met au monde une petite fille. Les deux enfants grandissent mais la femme ne peut s’empêcher de haïr le petit garçon

“et elle se demandait comment faire pour que toute la fortune revînt à sa fille, elle y réfléchissait, poussée par le Malin, et elle se prit à détester le petit garçon qu’elle n’arrêtait pas de chasser d’un coin à l’autre, le frappant ici, le pinçant là, le maltraitant sans cesse, de telle sorte que le pauvre petit ne vivait plus que dans la crainte.”

Un jour, elle propose au petit garçon de prendre une pomme dans le coffre où elle sont conservées et comme l’enfant se penche pour prendre le fruit, elle rabat violemment le couvercle du coffre qui coupe la tête de l’enfant.

Elle installe le cadavre assis sur une chaise devant la maison, une pomme dans la main, la tête tenue par un foulard. Quand la petite fille vient dire à sa mère que son frère a une pomme mais ne veut pas la lui donner, la mère lui conseille d’insister et de lui donner une bonne gifle s’il ne veut pas partager sa pomme.

La fillette finit par gifler son frère :

“La tête roula par terre et la fillette eut tellement peur qu’elle se mit à hurler en pleurant, et elle courut, toute terrifiée, vers sa mère :

– Oh ! mère, j’ai arraché la tête de mon frère !

Elle sanglotait, sanglotait à n’en plus finir, la pauvre petite Marlène. Elle en était inconsolable.

– Marlène, ma petite fille, qu’as-tu fait ? dit la mère. Quel malheur ! Mais à présent tiens-toi tranquille et ne dis rien, que personne ne le sache, puisqu’il est trop tard pour y changer quelque chose et qu’on n’y peut rien. Nous allons le faire cuire en ragoût, à la sauce brune.”

Le soir, le père s’étonne de l’absence de son fils, mais l’épouse lui fait croire qu’il est parti à la campagne chez sa grand-tante. Bien que se disant mécontent du brusque départ de son fils, le père mange tout le ragoût avec grand appétit, refusant de le partager avec son épouse et sa fille. Il ronge soigneusement les os et les jette sous la table.

La petite fille ramasse tendrement tous les os et va les enterrer sous le genévrier.

La petite soeur enterre au pied de l’arbre les os de l’enfant tué, illustration de Moritz von Shwind, pour une édition allemande des contes de Grimm, avant 1871.

Aussitôt, les branches de l’arbuste s’agitent

“comme quelqu’un qui manifeste sa joie à grands gestes des mains. Puis il y eut soudain comme un brouillard qui descendit de l’arbre jusqu’au sol, et au milieu de ce brouillard c’était comme du feu, et de ce feu sortit un oiseau splendide qui s’envola très haut dans les airs en chantant merveilleusement.” Le chant de l’oiseau est un petit poème qui dit son histoire : Ma mère m’a tué, mon père m’a mangé, ma soeurette Marlène a pris bien de la peine pour recueillir mes os jetés…”

L’oiseau va chanter devant un orfèvre. Pour qu’il répète sa chanson, l’artisan lui fait cadeau d’une chaîne d’or ; puis c’est un cordonnier qui accepte de donner des souliers en échange d’une chanson supplémentaire de l’oiseau. Enfin, l’oiseau récupère une meule de moulin.

La chaîne d’or tenue par la patte droite, les souliers à la patte gauche et la meule autour du cou, l’oiseau va se poser sur le toit de la maison. En l’entendant chanter, le père sort, et l’oiseau lui lance la chaîne d’or. Puis la petite fille sort pour entendre elle aussi l’oiseau et il lui lance les souliers. La femme se sent très oppressée et sort dans l’espoir de pouvoir mieux respirer.

“Mais aussitôt qu’elle eut franchi la porte, badaboum ! l’oiseau laissa tomber la meule sur sa tête et la lui mit en bouillie. Le père et petite Marlène entendirent le fracas et sortirent pour voir. Mais que virent-ils ? De cet endroit s’élevait une vapeur qui s’enflamma et brûla en montant comme un jet de flammes, et quand ce fut parti, le petit frère était là, qui les prit tous les deux par la main. Et tous trois, pleins de joie, rentrèrent dans la maison, se mirent à table et mangèrent.”

(Résumé d’après le site féeclochette.chez.com)

Le joueur de flûte de Hamelin

Dans la catégorie des pères manquant à leur devoir de protection, s’inscrivent aussi ceux de la ville allemande de Hamelin, selon la légende rapportée par Grimm et que je cite ici d’après le texte de Prosper Mérimée publié sur le site canadien touslescontes.com

La ville de Hamelin est envahie par des milliers de rats qui menacent de la ruiner. Les habitants sont désespérés, car pour un rat qui est tué, il en arrive cent.

“Voilà qu’un certain vendredi se présente devant le bourgmestre de la ville un grand homme, basané, sec, grands yeux, bouche fendue jusqu’aux oreilles, habillé d’un pourpoint rouge, avec un chapeau pointu, de grandes culottes garnies de rubans, des bas gris et des souliers avec des rosettes couleur de feu. Il avait un petit sac de peau au côté.”

L’homme propose au bourgmestre de débarrasser la ville de ses rats pour cent ducats. Le bourgmestre accepte le marché. En jouant de la flûte, l’inconnu attire à lui tous les rats et va les noyer dans la rivière. Mais quand il réclame les cent pièces convenues, le bourgmestre ne lui en accorde que dix. Furieux, l’homme menace de se venger et il est chassé.

“Le vendredi suivant, à l’heure de midi, l’étranger reparut sur la place du marché, mais cette fois avec un chapeau de couleur de pourpre, retroussé d’une façon toute bizarre. Il tira de son sac une flûte bien différente de la première et, dès qu’il eut commencé d’en jouer, tous les garçons de la ville, depuis six jusqu’à quinze ans, le suivirent et sortirent de la ville avec lui. (…) Ils le suivirent jusqu’à la montagne de Koppenberg, auprès d’une caverne qui est maintenant bouchée. Le joueur de flûte entra dans la caverne et tous les enfants avec lui. On entendit quelque temps le son de la flûte ; il diminua peu à peu. Enfin on n’entendit plus rien. Les enfants avaient disparu, et depuis lors on n’en eut jamais de nouvelles.”

Cette description du magicien-musicien au costume extravagant proposée par Prosper Mérimé me fait irrésistiblement penser à Mickaël Jackson qui attirait à lui de jeunes garçons et s’enfermait avec eux, loin des regards des parents. 

Au moment où j’écris cet article, la présence de nombreux agresseurs de petits garçons dans l’Eglise catholique provoque aussi beaucoup de questions sur la protection qui a manqué aux enfants concernés.

La légende des enfants disparus de Hamelin me semble mettre en scène symboliquement le pouvoir malsain que des personnages extérieurs à la famille peuvent étendre  sur des enfants. C’est une mise en garde.

Violences conjugales

La plupart des contes arrêtent le parcours du héros ou de l’héroïne au seuil du mariage. On sait simplement qu’il sera heureux et fécond. Beaucoup de contes populaires traitent du mariage sous forme facétieuse, en se moquant des tensions au sein du couple.

Il y a au moins deux contes qui mettent en scène de façon dramatique les violences dont peut être victime la femme dans le couple. Je commence par le plus connu :

La Barbe bleue, d’après Charles Perrault

Chacun sait que, profitant de l’absence de son mari, une jeune épouse désobéit à l’interdiction d’ouvrir “la porte du petit cabinet au bout de la galerie” :

“Elle prend donc la petite clef, et ouvre en tremblant la porte du cabinet. D’abord elle ne vit rien, parce que les fenêtres étaient fermées. Après quelques instants, elle commença à voir que le plancher était tout couvert de sang caillé, qui réfléchissait les corps de plusieurs femmes mortes, et attachées le long des murs. C’étaient toutes les femmes que Barbe-Bleue avait épousées, et qu’il avait égorgées l’une après l’autre. Elle pensa mourir de peur, et la clef du cabinet qu’elle venait de retirer de la serrure, lui tomba de la main : après avoir un peu repris ses esprits, elle ramassa la clef, referma la porte, et monta à sa chambre pour se remettre un peu.”

Malgré tous ses efforts, elle ne peut effacer les traces de sang sur la clé, car car

“la clef était Fée ; il n’y avait pas moyen de la nettoyer tout-à-fait : quand on ôtait le sang d’un côté, il revenait de l’autre.”

Constatant la désobéissance de son épouse, le mari prend un grand couteau pour lui couper la tête, mais elle le supplie de lui accorder quelques instants de sursis pour prier. Après un moment de suspense, les frères de la jeune épouse arrivent à temps pour tuer la Barbe bleue. L’auteur conclut son récit sur une fade morale à propos de la curiosité :La curiosité, malgré tous ses attraits, coûte souvent bien des regrets.”

Il me semble évident que l’enjeu du conte n’est pas de savoir si la curiosité est punissable ou pas. L’enjeu du conte est bien la violence dont certains hommes sont capables pour assurer leur domination dans le couple.

Le fiancé brigand, d’après Grimm

Un meunier fiance sa fille à un inconnu parce qu’il lui semble riche mais la jeune fille se méfie. Le jeune homme invite sa fiancée à lui rendre visite le dimanche suivant, car il a invité des amis, et il précise qu’il a marqué le chemin avec de la cendre. Avant de partir, elle remplit ses poches avec des pois et des lentilles, qu’elle jette tout en suivant le chemin de cendres. Elle arrive devant une maison sinistre, au plus épais de la forêt. Là, une vieille femme la fait se cacher  dans la cave, derrière un tonneau, car cette maison est le repaire d’une bande de brigands anthropophages.

“A peine la jeune fille était-elle derrière le tonneau, que l’affreuse bande vint au logis, traînant à sa suite une autre jeune fille; les brigands ivres ne prêtaient aucune attention à ses cris et à ses larmes. Ils lui présentèrent trois verres de vin : un blanc, un rouge et un jaune, ce qui lui fit tressaillir le cœur. Puis ils lui arrachèrent ses vêtements soyeux, l’étendirent sur une table, coupèrent par morceaux son beau corps, et le couvrirent de sel.

La pauvre fiancée, cachée derrière le tonneau, tremblait de tous ses membres, car il lui était facile de voir que les brigands lui réservaient un sort pareil. L’un d’eux remarqua un anneau d’or au petit doigt de la malheureuse qu’ils venaient de tuer, et comme il éprouvait de la difficulté à l’enlever, il prit une hache et coupa le doigt; le doigt sauta en l’air et retomba sur les genoux de la fiancée. Le brigand prit une lumière et se mit à le chercher, mais il ne le trouva point.

Dès que les brigands se mettent à ronfler, la jeune fille et la vieille se dépêchent de s’échapper. Le vent a dispersé le chemin de cendres mais les pois et les lentilles sont bien visibles au clair de lune.

Au cours du banquet de noces, quelqu’un propose de conter des histoires à tour de rôle. Le fiancé brigand insiste pour que la jeune femme prenne la parole. En prétendant qu’il s’agit d’un rêve, elle raconte ce qu’elle a vu dans la maison des brigands. Quand elle sort de sa poche le petit doigt orné d’un anneau, le fiancé brigand tente de s’enfuir, mais les assistants l’en empêchent et le livrent à la justice, avec toute sa bande. (Texte cité d’après le site touslescontes.com.)

L’image de la famille

Les contes valorisent l’image de la famille en invitant l’auditeur ou le lecteur à :

– S’identifier à des personnages positifs comme la gentille fille, la bonne fée, les frères et soeurs solidaires.

– Rejeter des personnages négatifs comme la méchante fille ou la méchante mère. Les pères sont souvent des personnages négatifs, et ils le sont souvent par manque : manque matériel (pauvreté), manque d’autorité morale, comme le père soumis aux volontés de sa seconde épouse, le père soumis aux exigences du diable au point de mutiler sa fille, ou les pères des enfants de Hamelin, qui ne respectent pas leur engagement.

Riche et puissant, l’ogre est également le père le plus négatif, puisqu’il égorge ses propres filles, doublement aveuglé par l’obscurité et l’ivresse.

Des contes montrent aussi qu’il existe des hommes ou des femmes habités d’un tel désir de puissance qu’ils détruisent les êtres qui ne leur semblent pas assez soumis et que pour s’en protéger, la seule solution est de les fuir. Ce sont des contes de mise en garde, mais nos enfants ont-ils encore l’occasion de s’en imprégner ?

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