7. Le procès

Les rues de Sanara sont vides, car la plupart des commerces sont fermés, les crieurs privés sont en vacances et les écoliers vivent en famille le dernier jour de la pause d’équinoxe. Malgré le calme apparent, les rumeurs lancées par les deux principaux partis religieux agitent l’opinion publique.

Le parti lunaire accuse les policiers de complicité avec les solaires, car ils n’ont arrêté aucun de ceux qui ont assassiné des lunaires pendant les émeutes du marché. En réalité, les policiers ont fait leur travail de leur mieux, mais les assassins du parti solaire sont bien entraînés au combat de l’ombre, ils savent frapper sans s’exposer à une riposte. Et les rumeurs enflent le nombre de ces tueurs : les lunaires les plus exaltés affirment que s’entraîner à tuer fait partie de l’éducation religieuse de tous les solaires, ajoutant que bientôt ils vont se répandre dans le royaume pour supprimer tous ceux qui ne sont pas de leur religion. Pour se préparer à leur répliquer, des lunaires ont ouvert des salles d’armes dans lesquelles ils enseignent comment manier l’épée, l’arc ou le poignard, n’acceptant comme clients que des personnes du même culte qu’eux : « Les solaires s’entraînent en secret, nous on le fait au grand jour» affirment-ils.  

De leur côté, les solaires les plus agressifs colportent des détails aussi horribles qu’imaginaires sur la mort des deux boulangers, affirmant que les agresseurs lunaires chantaient et riaient pendant que les malheureux agonisaient, que leur mort a représenté des heures de souffrances abominables… Et des solaires amateurs de combats à l’épée ont porté plainte contre les salles d’armes lunaires, pour discrimination religieuse. Quant à la majorité des croyants solaires, aussi épouvantés par le massacre que les lunaires, ils se taisent par peur des représailles de leurs coreligionnaires.

Devant un public clairsemé et nostalgique de l’ambiance joyeuse qui régnait dans la capitale il y a seulement dix jours, les crieurs publics répètent inlassablement les proclamations royales appelant à la concorde nationale et à la tolérance religieuse…

 

Le lendemain soir, Rose est à son Cahier de confidences, exaspérée de la journée qu’elle vient de passer. Qu’a-t-elle vécu qui soit digne d’être noté ? Rien ! Sa vie a repris comme avant : leçons de grammaire, vocabulaire, histoire, mathématiques…

En tant que princesse, elle a toujours eu des professeurs particuliers et quelques camarades autorisées à assister aux cours avec elle. A l’exception de Flamme, qu’elle connaît depuis toujours car elle habite dans le palais où son père est le grand chambellan, Rose n’a pas vraiment d’amitié pour ces filles placées près d’elle par leurs riches familles. Elle est exaspérée d’avoir de nouveau dû subir les éternelles conversations sur les produits de beauté, les vêtements et les bêtises des domestiques.

Elle se dit : « Heureusement que pour l’équitation, je suis seule avec Flamme ! Ces demoiselles sont trop délicates pour se taper les fesses sur une selle ! Par sécurité, Archer a doublé le nombre de gardes, les sorties seront plus courtes et l’itinéraire sera différent tous les jours. Je suis sûre qu’il voudrait me garder bien enfermée, ça lui faciliterait le travail, de me faire vivre prisonnière comme une criminelle. »

Elle rumine son amertume en pensant au départ de ses meilleures amies :

« Camélia est entrée au temple de la lune. 15 ans, c’est bien jeune pour une vie aussi austère, surtout en compagnie d’une folle comme la prêtresse. Béryl préparerait son mariage, c’est louche, elle ne m’en a rien dit il y a quelques jours. Et Flamme qui me raconte des trucs horribles… »

En effet, contrairement à elle qui ne quitte le palais que sous escorte militaire, son amie sort souvent, en compagnie de sa mère, de domestiques ou d’amies. Elle est sa meilleure source d’information sur « la vraie vie » mais les détails qu’elle lui a récemment rapportés les angoissent toutes les deux. Les solaires ne se gênent pas pour parler devant Flamme, puisqu’elle est elle-même de cette religion. En retenant ses larmes, car elle aussi ne garde que de bons souvenirs de Renard-du-désert, elle a confié à Rose qu’il va être condamné à mourir comme les deux boulangers : brûlé vif.   

L’exaspération saisit tout d’un coup l’Héritière : « Le Royaume est au bord de la guerre civile, et moi, je fais des dictées ! Mère avait promis que les cours seraient allégés pour que je puisse travailler avec Père. Elle a menti, rien n’a changé. Demain, je dis à Mère de renvoyer les professeurs et les filles ! Je ne veux plus aller à l’école comme une petite fille. Je veux travailler pour la paix du royaume.»

 

Mais le lendemain matin, quand Rose va demander à sa mère de la laisser se consacrer à sa charge d’Héritière, la reine lui oppose un refus catégorique :

– Non, ma fille. Au contraire, vous devez plus que jamais aller à l’école !

Lui montrant les dossiers épars sur son bureau, la reine précise :

– Je suis en train de recréer pour vous l’École Royale : vous en avez entendu parler, c’est là que nos rois, parmi lesquels votre père, ont reçu une haute éducation.

– J’ai déjà des professeurs, répond Rose, un peu inquiète d’un programme qu’elle devine chargé, en entendant les mots « haute éducation ».

– Oui, mais pour une future reine, la dictée et les mathématiques, ça ne suffit pas. Il vous faut aussi les arts militaires. Comment superviserez-vous une armée si vous ne connaissez rien aux combats ?  Donc, vous allez apprendre l’histoire des guerres. L’épée et le tir à l’arc s’ajouteront à l’équitation, que vous pratiquez déjà. Il vous faut aussi vous initier aux langues étrangères et à la géographie des pays voisins. Et au droit. C’est important de bien connaître les institutions que vous allez défendre. Et puis surtout, la grosse différence par rapport à maintenant, c’est que vous aurez des compagnons.

– Des garçons, avec moi ? répète Rose, stupéfaite.

– Oui. Je sais que ce n’est pas la tradition, mais je veux pour vous une éducation moderne. Les parents de vos compagnes actuelles ne sont pas de cet avis : du fait qu’il y aura des garçons, ils ne veulent plus me confier leurs filles. Peu importe, ces filles seront facilement remplacées.

– Comment ?

– J’ai fait porter des invitations aux grandes familles de toutes les régions. Il y aura des filles et des garçons, représentant les cinq régions, les trois religions et les différents métiers. Votre école s’appellera désormais l’Ecole Royale de l’Union. A travers cette institution, vous jouerez un rôle capital : vous allez faire vivre en harmonie ces jeunes si différents. A vous tous, vous incarnerez l’unité et la tolérance dont le Royaume a tellement besoin !

Sur ces dernières paroles, la reine a laissé passer un peu d’émotion, et Rose est touchée car elle sait sa mère très affectée par les violences récentes. Une part d’elle-même se révolte : « Travailler avec père, c’est ce que je veux faire », mais elle n’ose pas s’opposer à sa mère, qu’elle respecte doublement, en tant que mère et en tant que reine. Elle se contente de baisser la tête, avec une moue de dépit.

Pour la rassurer, la reine ajoute que les professeurs auront pour consigne de ne pas imposer de devoirs, de seulement les conseiller, de ne pas donner de notes, de ne rien dire qui pourrait encourager la jalousie et la rivalité.

– Comment vais-je faire pour participer aux réunions du Petit Conseil ? demande Rose, toujours butée, j’en ai besoin pour apprendre mon métier de reine.

– Pendant quelque temps, vous n’y assisterez plus, mais vous serez dispensée de cours si le roi souhaite vous voir participer à une réunion ou à une cérémonie.

« L’histoire des guerres, qu’est-ce que j’en ai à faire ?!!  pense Rose, et pour les langues étrangères, j’aurai des interprètes » mais comment s’opposer à la reine ?

– Je dois encore travailler sur un point important, dit sa mère : ce sera une école pratique. En plus des professeurs qui vous feront travailler de façon théorique, il y aura des tuteurs pour aider les élèves à réaliser des actions concrètes.

Et la reine conclut, en se levant pour signifier que l’entretien est fini :

– Demain, vous direz adieu à vos compagnes actuelles, puis vous serez en vacances pendant quelques jours. La nouvelle école sera opérationnelle le plus tôt possible après la fin du procès, qui aura lieu bientôt.

 

Effectivement, l’enquête rapidement bouclée dès la fin de la décade sacrée, le procès de « l’attaque du marché » a lieu le treizième jour du mois de la lune, dans une salle pleine à craquer et sous la protection de soldats dirigés par le chef de la Sécurité en personne, le commandant Archer.

Les débats commencent par l’audition des témoins, mais ceux-ci prétendent ne pas se souvenir vraiment des faits. Et ceux qui se disent sûrs de leurs souvenirs accusent directement Renard-du-désert d’être l’auteur des coups mortels portés au boulanger. Parmi les témoins, il y a Eridan, accompagné de trois hommes qui portent le même nom que lui. Il explique aux juges que si un témoin affirme que ce nom a été crié pendant l’attaque, cela ne prouve pas qu’il s’agit de lui :

– C’est un nom fréquent chez les adorateurs des étoiles, car c’est une étoile magnifique, l’une de plus brillantes.

Un juge l’interroge :

– Puisque votre famille est adoratrice des étoiles, pourquoi participez-vous à ce groupe de prière dirigé par la prêtresse de la lune ?

– Je suis en recherche spirituelle, Messire le juge. J’envisageais de me convertir à cette religion, mais je vais plutôt me tourner vers la religion solaire. Je suis admiratif devant le courage des malheureuses victimes de cette lâche agression.

Les trois accusés fixent intensément leur ancien camarade, mais lui garde les yeux sur les juges qui hochent la tête, en signe d’approbation de ses propos. Ce geste le remplit de fierté : il a trouvé un moyen de se rapprocher des tenants de la religion solaire ! Son brillant avenir de tueur se rapproche, pense-t-il.

Chacun des membres du groupe de prière jure sur l’honneur n’avoir pas participé à l’attaque.

Alors, du public émerge le jeune voleur de la perle. Il interpelle les témoins, les suppliant de ne pas charger ce garçon qui n’a frappé personne. Comme des cris hostiles jaillissent du public, Archer lui-même vient lui demander, d’une voix sévère, de se retirer, puis il lui murmure de venir à son bureau le soir. Le garçon s’en va en silence.

Pressés de révéler le nom de leurs compagnons le jour de l’agression, les trois accusés se taisent. Ils ont eu le temps d’en parler entre eux et se sont mis d’accord sur le fait qu’entraîner leurs camarades dans leur chute ne les sauvera pas. Inutile qu’il y ait des exécutions supplémentaires.

Puis leur avocat est invité à prendre la parole. Il ne manque ni de talent ni de conviction, tentant d’expliquer que le seul responsable est celui qui a fait tomber le boulanger sous ses coups, et qu’il ne s’agit pas des garçons arrêtés, puisque les témoignages s’accordent à dire que cet homme se cachait sous un voile blanc.

Pendant la plaidoirie, Renard-du-désert garde la tête droite, le regard perdu dans le vide. Corindon se détourne de son mieux pour qu’on ne voie pas ses larmes. Romarin pleure sans se cacher. Dans le public, les trois mères sanglotent doucement, soutenues par leurs maris et leurs autres enfants.

La première matinée du procès se termine sur un silence habité de larmes.

Dès le début de l’après midi, Messire Parchemin, avocat des victimes, prend la parole. Il rappelle la vie du couple de boulangers :

– Ils étaient l’incarnation des valeurs de la religion solaire : travailleurs, excellents parents, pleins de bonté, de générosité. Et c’est parce qu’ils représentaient toutes ces valeurs qu’on a voulu les détruire ! Oui, contrairement à mon confrère, je suis, moi, persuadé que la mort de ces malheureux était prévue dès le départ. Mon confrère a entendu comme moi, comme vous tous, ce détail du rapport de police : l’accusé Renard-du-désert est resté caché sous son voile jusqu’à ce qu’on l’arrête. Et qu’a-t-on trouvé sous son voile ? Un poignard ! C’est bien la preuve qu’il voulait tuer, d’une manière ou d’une autre !

Indifférent aux murmures qui s’élèvent pour approuver son raisonnement ou le réfuter, il continue sa plaidoirie :

– Mon estimé confrère affirme que le suicide de l’épouse est incompréhensible. Au contraire ! Quelle décision admirable a pris cette mère de famille ! Geste sublime ! Preuve suprême d’amour ! Je vous rappelle que, selon nos livres sacrés, à l’origine des temps, il n’y avait pas de soleil. Les humains se traînaient sur terre dans une semi obscurité, vaguement éclairée par les étoiles. Les plantes étaient misérables, les animaux aussi. Alors, un dieu a décidé de leur offrir la lumière. Il a allumé un feu et s’est jeté dedans. Le feu l’a sublimé, il s’est élevé au ciel et depuis, il brûle pour apporter aux humains la lumière et la chaleur.

Par son sacrifice, cette femme a renouvelé le sacrifice originel auquel les humains doivent le bonheur, le sacrifice de notre père soleil éternel. Certains diront peut-être qu’elle aurait dû rester vivante pour s’occuper de ses enfants, mais il ne faut pas réduire la femme à son rôle maternel, elle a un rôle beaucoup plus important à jouer. Nos livres sacrés disent clairement que la femme a été créée pour accompagner l’homme. Son devoir est de rester toujours à ses côtés, puisqu’elle a été façonnée à partir d’une de ses côtes. Mais pour accomplir son destin d’épouse fidèle, elle a été forcée de renoncer à son destin de mère, et cela, ces garçons doivent le payer aussi, en toute justice : œil pour œil, dent pour dent.

L’avocat fait une pause pour boire un peu d’eau puis reprend :

– Comment répondre à ces crimes ? Le sang appelle le sang. Immanquablement. Seule la mort des coupables peut apaiser l’âme de ceux qu’ils ont arrachés brutalement à la douceur de la vie. Mais quel genre de mort ? Les livres de sagesse sont clairs là-dessus : Œil pour œil, dent pour dent, je l’ai déjà dit.

Toutefois, je me permets de solliciter la bonté des juges. Avant d’être brûlés, que les accusés soient pendus par le cou, jusqu’à ce que mort s’en suive. C’est  seulement ensuite qu’ils seront livrés aux flammes, et leurs cendres dispersées. Ainsi, les âmes de nos chers disparus pourront reposer en paix. Quant au prix à payer aux vivants, je demande que les familles des trois accusés versent, solidairement entre eux, la somme de trois mille pièces d’or…

L’avocat fait encore une pause puis précise :

– Trois mille pièces d’or par orphelin, soit dix-huit mille pièces d’or.

Assis par terre avec ses camarades, Renard-du-désert se lève, dans un bruit de chaînes. Il crie :

– Tuez-nous si c’est votre justice, mais ne ruinez pas nos familles ! Elles n’ont rien à voir avec tout ça.

Le juge principal frappe sur le gong :

– Accusé, silence ! Agenouillez-vous pour parler à vos juges. Quelle que soit la sentence à laquelle vous serez condamné, vous recevrez auparavant cinquante coups de fouet, en punition de votre insolence !

Tandis que Renard-du-désert s’assied en se laissant lourdement tomber sur les fesses, le juge annonce que la cour va se retirer pour délibérer.

Partagez
Partager sur print
Partager sur email
Partager sur facebook
Partager sur twitter
Partager sur linkedin
Partager sur pinterest
Fermer le menu