17. Une justice de réparation

Le silence qui suit les paroles de Rose ne dure que quelques instants. Des applaudissements éclatent et des cris :

– Bravo ! Magnifique plaidoirie ! Ma-gni-fi-que plaidoirie !

Ce soutien immédiat vient de Messire Parchemin. Debout, il applaudit aussi fort que ses vieilles mains le lui permettent. Quand son voisin se met debout lui aussi, il lui glisse :

– Moi-même, je n’aurais pas fait mieux ! 

Il suit des yeux les mouvements des députés qui se lèvent les uns après les autres pour applaudir comme lui :

– Je parie qu’on va avoir assez de partisans… 

Les députés originaires de la province du Sud se sont tout de suite levés, suivis par ceux qui, dans d’autres régions, représentent la religion solaire. Mais les députés de la religion lunaire sont outrés de l’intervention de Rose qui, selon eux, trahit la religion dans laquelle elle est née, en défendant des solaires.

A voix basse, ils tentent de convaincre les députés de la religion des étoiles de ne pas accepter la proposition de la princesse, mais comme leur religion prône par-dessus tout la non violence, ceux-ci se lèvent tous en signe d’acceptation. Messire Parchemin finit son comptage silencieux :

– Oui ! A une voix près, ils sont sauvés ! Heureusement que le roi n’a pas voulu que je renonce à ma députation pour les défendre, ma voix aurait manqué.

– Cela nous laisse du temps pour revoir nos plans…

Le chancelier consulte les notes prises par le secrétaire puis va informer le roi du résultat. Quand le roi se lève à son tour, le silence se fait. Il s’adresse solennellement aux prisonniers :

 – Messires, le Grand Conseil approuve de vous offrir une chance de rédemption. Acceptez-vous de participer à l’Ecole de l’Union organisée pour la princesse héritière et de mener une action personnelle de réparation ?

Ardent n’a pas été vraiment surpris par l’intervention de Rose : durant leur entretien de la veille, il a pu apprécier son esprit de synthèse et son sens de la répartie, et il a deviné qu’elle voulait les aider. Submergé de joie à l’idée de vivre près d’elle, dans une situation honorable de représentant du Sud, il crie : « Oui », puis il ajoute d’une voix plus discrète :

– J’accepte votre proposition. Je veux bien participer à l’école que vous proposez. 

Ses camarades sont moins enthousiastes que lui. Imbus de leur sentiment de supériorité masculine, ils sont surpris d’avoir entendu une fille parler avec tant d’assurance devant les représentants de la nation et choqués par la façon dont elle a minimisé la révolte.

Mais Ardent sait trouver les mots pour les décider : « Cela n’a rien de honteux d’être dans une école. Au contraire, nous serons à notre place parmi l’élite, nous serons les fiers représentants du Sud ». Rapidement, tous ses camarades acceptent de répéter ses paroles, l’un après l’autre, Flamboyant en dernier. Seul Basalte reste obstinément muet, fidèle à son patriotisme régional, malgré les pressions d’Ardent.

Le roi finit par déclarer aux otages :

– Jeunes gens qui acceptez de participer à l’Ecole Royale de l’Union, je vous remets à Messire le grand Chambellan qui va continuer à s’occuper de vous. Quant à votre compagnon qui ne veut pas s’engager, je lui accorde quelques jours pour se décider. S’il continue à refuser, je serai au regret de prononcer une condamnation.

Puis il ajoute à l’intention des députés :

– Messire les députés, je vous remercie d’avoir participé à cette réunion extraordinaire. Je ne doute pas que ces jeunes gens se montreront dignes de la confiance que vous avez eu la bonté de leur accorder.

Le roi a l’air calme mais il est extrêmement contrarié. Certes, il ne voulait pas la mort de ces jeunes, mais entre les épargner et les faire vivre dans son propre palais, aux côtés de Rose toute la journée, il y a une distance qu’il a franchie malgré lui. Pour ne pas lui faire honte, il n’a pas arrêté le discours de sa fille devant les députés, il a même admiré son aisance de parole, mais il est furieux du résultat.

Et il n’aime pas du tout la façon dont mère et fille ont agi, en connivence. Il pense : « Si la reine et l’Héritière prennent des décisions ensemble sans m’en parler, je ne suis plus le roi ! »

A la fois vexé dans son sens de l’autorité et inquiet pour la sécurité de Rose, il prend sa fille à part, et sans témoins, lui dit sévèrement tout ce qu’il a sur le cœur et lui impose des mesures pour limiter la liberté des jeunes révoltés. Ravie d’avoir réussi à sauver la vie des otages, tout en leur assurant une position compatible avec leur honneur, Rose accepte d’un air soumis les reproches de son père ; elle n’a qu’une idée en tête : Ardent va vivre près d’elle.

De leur côté, les représentants du parti lunaire sont déjà en réunion dans une salle adjacente, pour organiser la riposte : 

“- Nous sommes face à une véritable guerre civile et le roi fait semblant de croire à une simple émeute ! martèle le député le plus en vue du parti. Notre devoir est de rétablir publiquement la vérité ! Nous voulons pour ces otages solaires la même condamnation à mort que celle qu’ont subie nos jeunes du groupe de prière lors de l’agression du marché !” 

Furieux de voir les garçons du Sud s’en tirer à si bon compte, les députés lunaires rédigent des proclamations indignées à destination des crieurs privés qui soutiennent leur parti. Ils cherchent dans les livres de droit comment faire annuler la décision du Grand Conseil.

Ce genre de situation s’est-il déjà produit ? Y a-t-il dans la jurisprudence des cas d’annulation des décisions du Conseil ? L’affaire est hors norme, et le débat ne sera pas clôt de si tôt, heureusement pour les jeunes du Sud. 

Pendant ce temps, le grand chambellan conduit les sept adolescents visiter leur nouveau logement. Un peu sonnés par ce revirement de situation, ils observent docilement les deux grandes chambres dont leur guide détaille fièrement les aménagements : tout est flambant neuf, les lits, les tables, les chaises et les coffres de rangement. Puis ils découvrent une salle d’ablutions, des latrines et une salle commune équipée d’une grande table et de bancs, qui servira pour la prière, l’étude et les repas du soir. 

Les fenêtres de cette salle ouvrent vers le sud. Sur les murs est et ouest, le chambellan a fait placer  des miroirs. Etant lui-même de religion solaire, il sait que pour la prière du matin, il faut se tourner vers l’est, vers le sud pour celle de midi et vers l’ouest pour celle du soir. Symboliquement, les miroirs représentent les fenêtres absentes et donc une ouverture vers la Divine Lumière. Comme les garçons s’étonnent d’avoir la possibilité de pratiquer leur religion, il précise : 

– Seulement dans cette salle, pas quand vous serez avec les autres élèves, et vous ne pourrez pas non plus sortir pour aller au temple.

Ardent prend alors la parole :

– Messire, au nom de tous mes camarades, je vous remercie de votre accueil depuis le début de notre présence ici. Mais quand avez-vous organisé tous ces aménagements ? Personne ne savait si nous sortirions vivants du Grand Conseil. 

– Ces aménagements ont été réalisés dès que la reine a décidé d’accueillir dans l’école de la princesse des jeunes des grandes familles de tout le royaume et de toutes les religions. Mais les élèves qui sont originaires des diverses régions ont choisi de se retirer le soir chez des amis ou des parents en ville. Il n’y a qu’un seul élève qui dort déjà dans ces chambres, il sera ravi d’avoir de la compagnie.

Le chambellan montre des lettres cachetées, des écritoires et des feuilles de papier posés sur la table :

– Le commandant Archer vous a fait parvenir des lettres de vos familles. Comme vous pouvez le constater, le cachet qui les scelle est intact. De même, n’oubliez pas de sceller vos lettres, ce qui vous garantit la confidentialité des échanges. Je viendrai chercher vos courriers dans une heure et je vous conduirai à la salle pour le repas. A tout à l’heure.

Tandis que les otages se dépêchent de se distribuer le courrier, Obsidienne contemple les murs soigneusement crépis couleur sable et murmure à Jour :

– C’est triste, ces murs nus. Je nous ferai bien un décor, mais avec quelles peintures ?

Indifférents au manque de décor, les garçons dont les familles vivent à Tara se plongent dans leurs lettres. Flamboyant n’en a pas, car sa famille vit dans son domaine. Mais la déception des lecteurs est aussi vive que l’avait été l’espoir d’avoir des nouvelles : ce ne sont que des lettres d’adieu. D’un coup d’œil, Ardent termine sa lecture puis montre à son cousin le papier sur lequel sa mère a tracé quatre mots : « Je prie pour vous. »

– Ce qui m’inquiète, c’est que ma mère ne me dit rien de ses conditions de vie. Où vit-elle, maintenant, et mon père est-ce qu’il est resté… 

Seul Montagne-de-Lumière s’exclame :

– Hé bien moi, j’ai des nouvelles !

– Vous ! ricane Flamboyant. Vous avez une lettre alors que vos parents ne savent ni lire ni écrire !

– Merci de me le rappeler, Monseigneur, grommelle le garçon. Mon père dit qu’il a dicté une lettre au secrétaire du nouveau gouverneur. 

– Quoi ! rage Flamboyant. Il collabore avec l’ennemi ! Quand mon père saura cela…

Montagne-de-lumière se lève et toise son interlocuteur de toute sa haute taille, les poings serrés :

– Des menaces contre mon père ? ça suffit votre arrogance ! Votre père n’a plus aucun pouvoir et vous, vous n’en avez jamais eu ! Et vous autres aussi, ajoute-t-il en regardant ses camarades tour-à-tour, c’est fini de faire les monseigneurs. A Tara, vous étiez des nobles et moi le fils d’un simple palefrenier, mais ici, vous êtes prisonniers comme moi. Nous sommes tous égaux. Je ne tolèrerai plus vos insolences ! Je vous préviens que je n’accepterai que l’autorité d’Ardent.

Puis il commence à lire :

« Mon fils, nous avons été très inquiets pour vous, mais le jeune homme qui écrit cette lettre m’assure que tout va bien se passer pour vous et vos camarades. Alors je lui fais confiance, il sait les choses puisqu’il est le secrétaire du nouveau maître…

Le garçon s’interrompt pour observer les réactions de Flamboyant qui semble exaspéré mais ne fait pas de commentaires. Il reprend sa lecture :

« Ici, les choses recommencent à être comme avant, sauf que tout le monde est bien triste à cause de la mort de notre prince Vaillant, et à cause de tous les autres morts.

Heureusement, le nouveau maître s’est conduit très correctement : il a ramené tous les corps et ils ont eu des funérailles avec les prêtres et la déploration des familles, sauf que tous ces bûchers en même temps ont fait périr notre réserve de bois et il faut espérer qu’on n’aura pas besoin d’allumer de bûchers avant un certain temps.

Dame Tournesol est bien triste. Le gouverneur la laisse vivre dans son appartement et avec tous ses serviteurs, ce qui fait que la vie est comme avant pour elle, sauf que le maître et Ardent lui manquent beaucoup. 

Le chien d’Ardent fait peine à voir, il le cherche partout et hurle à fendre l’âme si on ne le laisse pas dormir au pied de son lit. Alors on l’y laisse dormir. »

-Voilà, c’est tout ce qui peut vous intéresser, après, c’est des nouvelles de mes frères et de mes sœurs, ça ne vous concerne pas.

– Merci, Montagne, dit Ardent, vous ne pouvez pas imaginer combien je suis soulagé de savoir que mon père n’est pas resté exposé à …

La voix brisée par l’émotion, il se tait puis prend un calame et un pot d’encre et commence à écrire. Les autres l’imitent, en débattant entre eux sur la meilleure façon de présenter leur situation. 

Flamboyant est le seul à ne pas écrire. Il dit, sur un ton sarcastique :

– Comme c’est touchant, ces révoltés qui tout à l’heure attendaient de mourir pour leur foi et qui maintenant se précipitent pour raconter à toute la province que le bon roi les a épargnés ! Bon sang ! Vous n’avez pas entendu comment cette gamine arrogante a parlé de nous ? Elle nous a traités de misérables, de mendiants !

Encouragé par les hochements de tête et les exclamations approbatrices de ses camarades (à l’exception d’Ardent et Montagne), il continue d’une voix vibrante de haine :

– Pendant un an, on a reçu une vraie éducation de guerriers. Après, on s’est battus dans une vraie bataille, comme de vrais soldats, et elle, elle démolit tout ça d’un tour de main, elle ravale notre sécession au rang de banale émeute !  Et elle dit que les chefs des émeutiers ont pris la fuite, et que c’est pour ça que nous on est là ! Prétendre mon père en fuite ! J’ai envie de l’étrangler, cette petite pute !

Ardent est choqué :

– Calmez-vous, voyons ! Vous pouvez bien comprendre qu’elle a dit ça pour nous sauver ! C’est pour nous aider qu’elle a minimisé la révolte. Quand je la verrai, j’irai lui dire merci pour son discours.

– Son discours, son discours ? C’est pas possible qu’elle ait écrit ça, elle n’a fait que réciter comme un perroquet ce qu’un secrétaire a préparé pour elle, affirme son cousin. Cette mascarade de jugement, c’est un coup monté ! D’abord, ils nous font peur et puis ils nous gracient et ils s’imaginent qu’on va leur être reconnaissants ! Ma reconnaissance, c’est ça !

Choqué de le voir cracher par terre, Ardent reprend d’un ton ferme :

– Je me suis engagé publiquement à faire partie de cette école et je tiendrai mon engagement. Je n’ai qu’une parole.

– Moi aussi, je n’ai qu’une parole… avec mes amis, rétorque Flamboyant. Mais avec un ennemi, tous les coups sont permis. Pour l’instant, je propose de faire semblant de nous soumettre, mais de continuer le combat par la ruse. Je vous en dirai plus ce soir. 

Après le repas dans la salle de l’École, que les garçons du Sud ont pris sans se mêler aux autres élèves, tous sortent dans une cour. Eu lieu de jouer comme leurs condisciples à la balle ou aux dominos, les garçons du Sud s’assoient dans un coin et Flamboyant apostrophe son cousin, d’une voix basse mais sifflante de colère :

– Votre attitude envers cette fille est scandaleuse, répugnante ! On vous avait dit qu’on ne voulait pas la remercier ! Et vous êtes allé vous incliner devant elle ! Pourquoi pas lui baiser les mains tant que vous y êtes !

– La baiser, on veut bien, mais pas que les mains ! ricane Obsidienne. 

– Cette fille se prétend future reine ! continue Flamboyant. Avant de gouverner toutes les provinces, il va falloir qu’elle me gouverne, moi ! Je vous promets que moi je vais résister ! Si l’honneur du Sud n’est plus dans les armes, il sera dans sa capacité à dire non ! Choisissez votre camp : les lèche-bottes ou les Résistants ! 

 Ardent commence à argumenter pour inviter ses camarades à les rejoindre, lui et Montagne, qu’il définit comme les Pacifistes : « La paix est bien plus utile au Sud qu’une soi-disant Résistance… » mais l’arrivée de deux femmes oblige tous les élèves à entrer dans la salle. 

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