29. La colombe et les vautours

Le soir de ce neuvième jour du mois des Fleurs, Ardent fait lire à Clair la lettre que sa sœur Braise lui a écrite en réponse à sa demande d’idées pour des actions d’utilité publique.

Elle lui décrit le piteux état des commerces, des routes, des immeubles et insiste surtout sur ce qu’elle connaît le mieux : l’hôpital. 

Vous ne pouvez pas imaginer l’état de la pharmacie de l’hôpital ! Il y a des plantes séchées partout, dans des pots, dans des boîtes, dans des plats et même suspendues au plafond, où elles prennent la poussière depuis des années ! 

Dame Arnica dit qu’il faudrait réorganiser les salles pour qu’elles reflètent les trois étapes du processus : une salle pour l’étiquetage et le séchage ; une autre pour la conservation dans des contenants adaptés, en mentionnant la date de récolte et la date jusqu’à laquelle on peut les utiliser ; et une dernière salle pour la préparation des médicaments.  

Le gouverneur est prêt à rénover les salles et à faire fabriquer les étagères et les boîtes qu’il faudra, mais le vieil herboriste s’y oppose. Je le soupçonne d’entretenir volontairement le désordre parce qu’il veut être seul maître à bord. Dame Arnica se dispute souvent avec lui. Elle est tellement dégoûtée qu’elle va cueillir des plantes dans la montagne pour les préparer elle-même. Mais elle perd un temps précieux à faire cela.

Sous prétexte de mieux réfléchir à cette idée d’action : « Réorganiser la pharmacie de l’hôpital de Tara », Clair demande à garder la lettre de Braise. Ravi de le voir échapper à l’influence de Flamboyant, Ardent lui donne cette lettre et les précédentes dans lesquelles il est beaucoup question de l’hôpital. 

En réalité, Clair est depuis longtemps attiré par la sœur d’Ardent, dont il apprécie l’intelligence, la simplicité et l’énergie. Mais elle lui semblait inaccessible à cause de son statut de princesse.

Il est stupéfait que Dame Tournesol ait accepté que sa fille apprenne un métier, mais cela ne surprend pas Ardent : « Ma sœur porte bien son nom, elle a un tempérament de feu, ma mère n’ose pas la contrarier ». Ces mots font réfléchir le jeune aristocrate : « Tout est différent, maintenant… Elle travaille à l’hôpital, et je pourrais y travailler moi aussi, je la verrais tous les jours…Bienheureuse défaite qui a changé la donne pour elle et moi! »

Mais il a aussitôt honte de cette dernière idée : « Je ne peux pas renoncer si vite à notre idéal d’indépendance, à notre honneur ! Je ne peux pas accepter de faire une action dans cette École Royale de l’Union, après avoir lutté contre le roi et pour la sécession.»

 

Des appels l’arrachent à sa rêverie morose : ses camarades l’invitent à les rejoindre pour écouter Ardent lire la première lettre de Basalte :

Chers amis,

Tout va bien. 

Flamboyant va être déçu mais je n’ai pas l’intention de suivre son conseil pour me débarrasser de mon tuteur. 

En fait, dès que j’ai parlé à Rose de mon projet d’assèchement, elle a envoyé une lettre au gouverneur pour le prévenir, sans attendre que je mette par écrit ce que je voulais faire. Et sans attendre mon arrivée, il a préparé les choses à sa façon. Et je suis bien obligé de reconnaître qu’il a eu de bonnes idées, qui complètent bien les miennes. 

Il a payé les paysans du coin pour baliser les chemins qui parcourent le marais, en enfonçant de chaque côté des bâtons peints en rouge. Ça n’a pas été facile de les convaincre de faire ces marquages.

Le gouverneur m’a raconté qu’outre leur donner un bon salaire, il les a lui-même accompagnés sur place avec des soldats pour les protéger contre les esprits maléfiques dont ils ont si peur ! Je ne réalisais pas à quel point c’est compliqué et dangereux de circuler dans ces endroits. Si on s’écarte des chemins marqués, on risque de s’enfoncer dans des sables « mangeurs d’hommes » auxquels on ne peut échapper. 

En voyant les chemins marqués, je reconnais que c’était indispensable,  je suis vexé de ne pas y avoir pensé moi-même !

L’autre problème que j’avais totalement sous-estimé,  ce sont les moustiques. J’ai failli échouer sans même avoir commencé, à cause de cette engeance diabolique ! Je croyais qu’en étant bien emmitouflé dans des vêtements épais et avec un voile autour de la tête, j’en serai à l’abri. C’est dans cette tenue que j’ai fait ma première visite au marais, en compagnie du gouverneur.

Lui il était habillé normalement, mais très vite c’est moi qui ai commencé à sentir les premières piqûres alors que lui et ses gardes, rien du tout. Il m’a dit son secret : une lotion spéciale à base d’herbes aromatiques, préparée par son épouse. Quelques gouttes sur le visage et les mains suffisent pour éloigner les moustiques. 

Le gouverneur a recruté lui-même les ouvriers. Personne ne voulait travailler à cause des esprits qui hantent le marais. Moi, je n’y crois pas, mais les gens d’ici y croient. Alors, le gouverneur a pris des prisonniers de la prison de Tara. Chaque jour travaillé leur vaut un jour de prison en moins sur la quantité qu’il leur reste à faire pour purger leur peine. 

C’est tout pour aujourd’hui. 

Amitiés à vous tous et à Aulne et Miroir, et aux filles aussi.

 

Pour noter ce que ses camarades veulent écrire en réponse, Jour s’installe, assis en tailleur près d’une bouteille d’encre, une feuille sur les genoux et le calame en main. Flamboyant prend la parole le premier pour dicter, de son habituel ton exaspéré :

– On attend des nouvelles du pays et vous ne parlez que de ce fichu gouverneur ! Vous faire travailler avec des prisonniers ! Soit il est fou, soit il veut votre mort ! Encore une fois, le lac noir, et plouf ! C’est la solution, soulignez la solution !

Les autres garçons interviennent aussi, dans un désordre complet. Rapide, le jeune scribe parvient à noter tous les commentaires, toutes les questions, sans oublier le nom de celui qui prononce telle ou telle phrase. Il se relit à haute voix et commente :

– C’est parfait, il aura l’impression d’être encore avec nous, au milieu de nos éternelles disputes !

– Éternelles discussions, corrige délicatement Miroir-des-eaux, avec un sourire.

Jour le regarde en se disant : « Un garçon si gentil, si prévenant envers tout le monde, comment ai-je pu penser que c’est un sorcier ? J’ai rêvé qu’il embrassait une chouette effraie, et j’y ai cru ! Ridicule ! » 

A ce moment, une tache blanche par terre attire son œil. Il tend la main et ramasse une plume. Se rappelant la chouette effraie blanche comme un fantôme dans la cour, il demande en montrant la plume :

– Quelqu’un a vu un oiseau blanc, par ici ?

Comme ils savent que leurs jeux bruyants font fuir tous les êtres ailés, les garçons haussent les épaules, sauf Miroir-des-eaux, qui s’écrie en prenant la plume pour la mettre dans sa poche :

– Oui ! Un jour, j’ai vu une colombe. Bon, et si jouait à la balle au pied, maintenant ?

 

S’il y a une plume blanche dans la cour, c’est qu’un oiseau blanc l’a perdue. Mais lequel ? Comme Jour, je n’ai vu que la messagère nocturne, la blanche effraie. Pourquoi Miroir serait-il le seul à avoir vu une colombe, alors qu’il n’est jamais seul dans la cour ?

De toute façon, il n’y a pas d’oiseau maléfique, alors, nous n’allons pas nous interroger davantage sur cette affaire, puisque le principal témoin, Jour lui-même, s’en désintéresse. Depuis son intervention décisive lors de la tentative d’enlèvement, il vit chaque instant avec la certitude que son dieu lui donne la force de vaincre tous les obstacles et il a décidé de ne plus s’interroger sur d’éventuels sorciers. La seule chose importante pour lui, c’est de soutenir Rose, parce qu’il est persuadé que c’est la volonté divine, comme en témoignait le guerrier vu en rêve.

 

Pendant que Jour réfléchit à la meilleure façon de  protéger Rose, Eridan s’occupe de son avenir, qu’il imagine au sommet de l’Etat. Il est de nouveau en visite auprès du grand maître du temple solaire. Agitant ses longues mains maigres à la lueur d’une chandelle, le moine continue son initiation politique :

– Des trois catégories qui composent la société (ceux qui prient, ceux qui combattent, ceux qui travaillent), il est évident que les plus importantes sont les deux premières. L’idéal vers lequel il faut tendre, c’est que ces deux n’en fassent qu’une : des moines-guerriers, ou des guerriers qui prient au moins trois fois par jour. 

– C’est un idéal que je rêve d’incarner, grand maître. Je ne connais que l’aspect guerrier, mais je le  travaille sans relâche, à en avoir terriblement mal aux muscles ! 

– Supporter la douleur fait partie de l’apprentissage du guerrier !

– Je la supporte sans faiblesse, mais pour le côté religieux, j’ai encore besoin de vos leçons de spiritualité, grand maître !

– Je vous aiderai dans votre recherche, en vous faisant lire des exemples de la foi de nos ancêtres, qui n’ont reculé devant aucune violence, pour imposer la vérité de notre religion. Mais pour le moment, concentrez-vous sur votre entraînement guerrier.

Par la force des armes, vous serez maître des corps. Par la force des textes sacrés que j’explique au peuple, je serai maître des esprits. A nous deux, nous contraindrons ce peuple léger qui court sans cesse après les plaisirs de la table ou de la musique, sans parler des plaisirs charnels, que je ne peux évoquer entre ces murs sacrés. Pour son bien, nous le forcerons à renoncer à des désirs aussi méprisables !

– Et Messire Parchemin, quel sera son rôle dans le tripode du pouvoir ?

– Messire Parchemin nous est indispensable pour conquérir le pouvoir. Il met sa fortune et ses relations à notre disposition. Il achète des armes en grande quantité pour armer nos partisans le moment venu.

En ce moment, il travaille aussi à un mariage qui va unir la plus grande famille du Sud et la famille du précédent grand maître. Ces alliances de grandes familles impressionnent toujours le peuple et notre religion en sortira renforcée. Mais Messire Parchemin est âgé et de santé fragile. Quand il rejoindra la gloire divine, pensez-vous qu’il sera indispensable de le remplacer ?

– Messire Parchemin n’est pas très âgé. Je lui souhaite de travailler encore longtemps pour la vraie  foi. Mais le jour où il partira, vous-même serez encore dans la force de l’âge, et moi, j’aurai acquis de l’expérience. Nous pourrons continuer seuls tous les deux à agir au mieux des intérêts de notre religion, qui sera la seule du royaume, à ce moment-là.

– Je suis satisfait de voir que nous avons la même vision des choses. Moi-même, je ne serai pas éternel…

– Vous vivrez très longtemps, grand maître ! Votre force spirituelle vous soutiendra longtemps, j’en suis sûr !

– Qu’il en soit ainsi pour le salut du peuple ! Mais quand je ne serai plus là, vous serez à la fois maître des corps en tant que guerrier et maître des esprits par votre connaissance des textes sacrés. Je vous dis tout cela pour vous mettre en garde : mesurez-vous l’énorme charge qui pèsera un jour sur vous ?

Eridan est au bord du vertige, tellement les propos du grand maître font écho à ses rêves de pouvoir absolu. Il répond avec force :

– Avec votre aide, je veux m’y préparer totalement !

Le prêtre ferme les yeux pour mieux réfléchir. Il est conscient du risque qu’il a pris en accueillant dans la conspiration solaire ce garçon inconnu, mais il n’a pas voulu laisser passer cette occasion de supprimer la princesse : « Sa mort désorganisera profondément le royaume : faute d’Héritière, il faudra mettre en place une autre dynastie, ou bien remplacer la royauté par une autre forme de gouvernement… Dans le chaos politique qui suivra l’assassinat, notre tripode solaire aura une merveilleuse possibilité de s’imposer. De toute façon, même si ce garçon trahit, il ne pourra pas apporter de preuves de l’existence de la conspiration. »

 En effet, il n’y a aucun écrit entre les conspirateurs, tout se règle par des entretiens qui ne laissent pas de traces… Le grand prêtre décide donc d’accentuer son emprise mentale sur Eridan, pour le décider à tuer la princesse :

– Pour commencer votre formation spirituelle, je vais dès aujourd’hui vous parler du sang, de la nécessité de faire couler Les Rivières pourpres en l’honneur de notre dieu. Il y a trois formes de sang versé qui lui sont agréables : celui des animaux, celui des vierges et celui des ennemis…

 

Le Grand Maître va continuer pendant des heures à instruire un Eridan de plus en plus incapable de raisonner, sous la double emprise de cet homme et de la fatigue. Je ne vais pas vous faire subir plus longtemps ses théories sur Les Rivières pourpres : elles sont sans intérêt puisqu’elles ne visent qu’à imposer son pouvoir personnel. 

Au vu des propos que je vous ai rapportés, j’espère que vous conviendrez avec moi que le Grand Maître a une étrange conception de ce qui est agréable à son dieu. 

Je ne suis qu’un modeste raconteur, mais il me semble que le sang a été conçu pour couler à l’intérieur des corps, observation facile à vérifier. Il n’y a aucun système prévu pour qu’il en sorte, à l’exception du sang des femmes qui renouvelle tous les mois leur pouvoir procréateur, sans que cela nuise à leur santé.

Pourquoi le dieu qui a conçu un circuit fermé souhaiterait-il enfreindre ses propres lois en ordonnant de répandre le liquide vital ? Un dieu peut-il avoir des volontés contradictoires : mettre en place une loi physique universelle et exiger la transgression de cette loi ? 

Quant à tuer par un autre moyen, par exemple par étranglement, suffocation, pendaison ou noyade, mon raisonnement est le même : puisque l’air nous est donné en même temps que la lumière, celui qui a conçu ce merveilleux système de respiration ne peut pas ordonner d’en priver quelqu’un. Un artisan, qu’il soit horloger ou potier, ne peut pas souhaiter qu’on détruise ses œuvres.

Malgré toutes leurs bizarreries, Eridan accepte les théories du Grand Maître sans se poser de questions. Après de longues heures à communier dans les délires du pouvoir absolu, le jeune homme quitte le Grand Maître en l’assurant qu’il est impatient d’accomplir sa mission. 

N’en soyez pas inquiets : puisque Rose n’est jamais seule avec lui, elle ne risque rien, en principe…

Partagez
Partager sur print
Partager sur email
Partager sur facebook
Partager sur twitter
Partager sur linkedin
Partager sur pinterest
Fermer le menu