26. Bagarres et passage secret

De retour au palais après la sortie d’équitation, Ardent invite Rose et les élèves présents à découvrir le travail d’Obsidienne.

Pendant que Flamboyant, Clair et Jour font fièrement admirer aux élèves le décor peint pour leur salle de travail, Rose prend Ardent à part : elle lui explique qu’elle a préparé tout ce qu’il faut pour qu’Obsidienne participe à la décoration du temple de Tara, et elle lui demande d’informer le jeune dessinateur qu’il partira bientôt réaliser cette action d’utilité publique.

Elle profite de l’occasion pour lui demander s’il a une idée d’action pour lui-même. Quand il répond que non, elle est à la fois déçue qu’il ne montre pas de quoi il est capable et soulagée à l’idée qu’il va rester encore près d’elle. 

Obsidienne ne se réveillera que le soir, très satisfait d’avoir raté une journée de cours. Avant le repas, il rassemble Flamboyant, Clair et Jour pour leur raconter comment il a fait le portrait de serviteurs qui, en échange, lui ont fourni peintures et pinceaux ; puis il leur offre une séance de dessin magique. 

Même dans le camp d’entraînement, Ardent n’avait jamais été convié à ce que l’artiste appelait des « moments récréatifs » et il en a toujours ignoré le contenu érotique. Sans se douter de rien, le jeune prince s’approche pour parler du projet préparé par Rose.

Il est stupéfait de voir qu’Obsidienne dessine deux chiens en train de s’accoupler : il manque les têtes mais le pinceau agile les crée à petits traits, tantôt l’une, tantôt l’autre : le mâle apparaît enfin avec une tête humaine dont la moustache et le collier de barbe renvoient à Ardent et la femelle présente le visage de Rose. 

Jusque là concentrés sur le jeu du pinceau qui voltige sur la feuille, les amis de Flamboyant prennent tout d’un coup conscience de la présence d’Ardent et cessent de sourire, décontenancés. Le dessinateur s’arrête lui aussi.

En voyant tout le monde figé, Montagne-de-lumière s’approche à son tour. Sa réaction face au dessin est foudroyante : il saisit Obsidienne et le jette visage à terre en l’insultant puis, à califourchon sur son dos, il tire ses longs cheveux pour l’obliger à lever la tête et lui enfonce le papier dans la bouche en rugissant :

– Bouffez votre merde, petit salaud ! 

Flamboyant, Clair et Jour se jettent sur Montagne pour tenter de lui faire lâcher Obsidienne mais en vain. Sa force décuplée par sa colère lui permet de résister à leurs tiraillements et à leurs coups. Alors Ardent vient lui murmurer à l’oreille :

– Laissez-le. Je vous en prie, mon ami, laissez-le. 

Comme s’il s’éveillait d’un mauvais rêve, Montagne lâche Obsidienne, se relève, s’époussette machinalement de la poussière de la cour et va se jeter sur son lit pour fixer vaguement le plafond, vidé de sa colère et de ses forces. 

Comme si rien ne s’était passé, Obsidienne et ses trois amis avalent rapidement leur repas en ignorant les autres convives, puis le dessinateur disparaît sans dire où il va, tandis que les trois autres jouent mollement et toujours en silence à la balle au pied, car en tant que Résistants, ils ont pour principe de ne  jamais faire les devoirs que les professeurs proposent sous l’appellation diplomatique de « travaux personnels ».

Ils en sont très fiers, alors qu’en réalité, cet acte de Résistance ne leur fait pas courir de risque, puisqu’il n’y a aucune forme de sanction dans l’École. 

Au bout de quelques passes de balle, Jour affirme être fatigué et va s’allonger sur son lit, tandis que Flamboyant et Clair continuent leur entraînement.

En réalité, Jour veut être seul pour réfléchir. Lui aussi, il est choqué par le dessin qui a provoqué la colère de Montagne. Doit-il continuer à faire équipe avec les Résistants ou doit-il se ranger du côté des Pacifistes ? Les yeux fermés, il supplie intérieurement son dieu de lui donner un conseil. 

Miroir-des-eaux, qui a assisté impuissant à la scène de violence et au repas sinistre qui a suivi, va chercher Montagne et l’emmène à table. Le brave garçon est gêné de sa violente réaction et cherche à l’expliquer :

– Rose, je peux comprendre qu’il ne l’aime pas. Mais Ardent ! son prince, son ami ! Comment peut-il l’humilier ainsi ? 

Ardent ne dit rien mais il est lui aussi très déçu : dans le camp d’entraînement, Obsidienne se tenait à l’écart de Flamboyant, le trouvant trop inculte. Au contraire, il prenait plaisir à parler de poésie et d’art avec Ardent et lui manifestait beaucoup d’amitié.

Et ici, le rapport affectif s’est inversé. Flamboyant traitait jadis Obsidienne d’intellectuel, ce qui pour lui était presque une insulte, et maintenant, il l’admire.

Ardent médite sur ce qui lui apparaît comme une triste évidence : « Quand plusieurs personnes d’un groupe n’ont rien de commun, la haine pour un objet extérieur les rapproche. Et il y a des gens qui savent utiliser cette tendance, c’était le cas de mon oncle Bouillonnant.

Il a réuni ses amis possesseurs de grands domaines et aussi de pauvres paysans et des petits commerçants autour d’une haine commune pour le roi. Pourtant, les paysans et les commerçants n’avaient rien à gagner dans ce mirage d’une indépendance, au contraire. Tout le bénéfice aurait été pour les privilégiés.»

Quand Montagne a fini son repas, Ardent l’entraîne dans la cour. Il se suspend à une branche jusqu’à ce qu’elle casse, puis à une autre. Il les effeuille et en donne une à son ami en lui disant :

– On va reprendre l’entraînement au bâton, cette inaction est mauvaise pour nous.

Soulagé de sentir sa hargne fondre dans l’action physique, Montagne se jette peu à peu dans une vraie bagarre : gestes d’attaque et postures d’évitement reviennent comme par magie, comme si son corps réclamait cette dépense d’énergie.

Un peu pris au dépourvu, car son ami ne lui a jamais manifesté toute sa force au cours de leurs entraînements, Ardent a d’abord du mal à lui tenir tête, puis il se prend au jeu et rend coup pour coup.

Au départ, c’est pour aider son compagnon à exprimer sa colère et sa frustration qu’il a transgressé l’interdiction de pratiquer des arts militaires, pas pour lui. Et dans l’action, il découvre qu’il a lui-même besoin de frapper et de crier, de faire peur et d’avoir peur, il est lui-même, lui le Pacifiste, habité de haine et d’esprit de vengeance ! « J’y réfléchirai plus tard », se dit-il en gardant toute sa concentration pour l’action. 

Les autres garçons les regardent sans un mot. Flamboyant, qui est toujours persuadé que Miroir-des-eaux est un espion, lui susurre :

– Oh là là ! ça, c’est interdit pour nous. Qu’est ce qu’ils vont prendre quand son altesse saura qu’ils s’entraînent ! 

– Ce n’est pas moi qui le lui dirai ! s’écrie son camarade.

Indigné de ce que sous-entend la remarque de Flamboyant, il s’en va en salle de tir à l’arc, croisant sur son chemin Obsidienne qui rentre, rayonnant d’avoir passé la soirée dans le jardin, à parler seul avec une Flamme éperdue d’admiration pour le grand artiste qu’il est.

Un peu plus tard, quand tous les élèves se couchent, quand la nuit dépose son silence sur la chambre comme une douce couverture, Jour reçoit enfin la réponse à ses supplications, sous la forme d’un rêve : le guerrier à l’épée flamboyante peint sur la voûte de l’ancien temple solaire royal se dresse devant lui, disant d’un air bienveillant : “Combattez pour la justice, protégez celle que vous aimez. Et moi, en retour, je vous protègerai.”

Pourtant, au matin du cinquième jour du mois des Fleurs, Jour n’a pas le courage de suivre Ardent et Montagne à la sortie d’équitation. Puis, honteux de sa soumission à Flamboyant, il passe tout ce temps en prière, pour demander à son dieu la force d’accompagner Rose le lendemain. 

Au soir de ce jour, Rose est trop excitée pour écrire sur son cahier de confidences. Pendant qu’elle faisait ses devoirs, Caramel jouait à poursuivre Bonbon. Soudain, le petit singe s’est accroché au support de lampe fixé au  mur, à côté de son lit, et sous son poids, le support s’est baissé. Le panneau de bois peint décorant le mur s’est écarté et une ouverture est apparue. 

Le petit singe avait actionné par hasard le mécanisme d’un passage secret ! 

Le cœur battant, elle s’est approchée de l’ouverture : une lampe était accrochée au mur, en haut d’un escalier. « L’huile est complètement sèche, preuve que la lampe n’a pas servi depuis bien longtemps » a-t-elle pensé. Elle a donc allumé sa propre lampe pour s’éclairer dans l’escalier. Après une descente qui semblait interminable, elle s’est retrouvée devant une porte fermée à clé.

En éclairant les murs avec la lampe, elle a trouvé une clé cachée entre deux pierres et a pu ouvrir la porte assez facilement. Elle était dans une chambre qui semblait abandonnée depuis longtemps. La chambre  traversée, elle a ouvert une autre porte, pour entrer dans une cuisine.

Les volets des deux pièces étaient fermés et verrouillés par une barre posée en travers. Dans la cuisine, encore une porte. Elle a tourné la clé pour l’ouvrir et a mis la tête dehors pour découvrir une rue minuscule : « Génial ! une porte de sortie sur la vraie vie ! ». Elle a résisté à la tentation de sortir et est remontée chez elle, après avoir refermé les deux portes à clé derrière elle. 

Mais, de retour dans sa chambre, elle est moins enthousiaste : « Si quelqu’un m’agresse dehors, comment je me défendrai ? Même si on ne m’agresse pas, on peut me reconnaître, j’aurai belle mine !… Je pourrais sortir la nuit uniquement ? Ou alors, cachée sous un voile… Sauf que je n’ai que le voile de l’investiture, pour l’anonymat, il y a mieux ! Et comment m’en procurer un autre ? »

Renonçant à prendre une décision pour le moment, elle note sagement :

Les affaires publiques : Père s’inquiétait des conséquences de la disparition brutale de la prêtresse, mais tout va bien pour le parti lunaire. Les crieurs annoncent partout qu’on va construire un magnifique monument sur la tombe de cette femme.

Et la nouvelle grande prêtresse a lancé solennellement une parole de bénédiction pour tous ceux qui viendront  en pèlerinage à ce tombeau. Comme l’ancienne grande prêtresse a maintenant une position avantageuse auprès de Mère Lune, elle accordera tout ce qu’ils veulent  aux gens qui viendront la prier !

Le parti lunaire veut qu’elle soit officiellement proclamée protectrice de Sanara, mais Père ne veut pas, heureusement ! Dommage qu’il ne puisse rien faire pour empêcher le pèlerinage qui commence déjà à amener des dévots de tout le royaume. 

« Et moi, quand je serai reine, est-ce que je l’interdirai ? » se demande-t-elle un instant. L’idée d’interdire une pratique religieuse lui répugne mais si cette pratique est porteuse de discorde… ? « Je verrai le moment venu, je ne suis pas encore concernée. »

L’école : la conférence de Messire Parchemin sur nos institutions était censée être un événement intellectuel. En fait, il a passé presque tout son temps à se présenter lui-même pour, disait-il d’un air modeste, nous faire bénéficier de sa riche expérience d’avocat et de député.

Quant aux institutions, son analyse s’est bornée à les présenter comme ce qui se fait de mieux sur terre ! “Une dynastie qui incarne la continuité de la nation et de nombreux groupes parlementaires qui incarnent la diversité du pays, à travers ses religions, ses métiers, ses régions. C’est parfait.” Nous étions tous assommés d’ennui et il n’y a pas eu de débat.

J’avais vaguement espéré pouvoir poser la question d’éventuelles réformes, mais je m’en suis bien gardée. Avant de s’en aller, il a parlé avec quelques gars du Sud en aparté, sans doute pour les encourager à rester fidèles à la religion solaire.

La balle au pied : Basalte est parti pour réaliser son action d’utilité publique. Pour compenser son absence, Flamboyant joue de manière encore  plus passionnée. Et il militarise de plus en plus le jeu. Il a décidé qu’il y aurait deux types de joueurs : les attaquants et les défenseurs, comme à la guerre !

Mais un problème est apparu : il a envoyé la balle au fond du camp adverse mais elle a rebondi contre le mur et est revenue. Y avait-il un point marqué ou pas ? Impossible de résoudre la question car ses adversaires prétendaient n’avoir pas vu la balle aller jusqu’au mur.

J’aurai pu intervenir pour dire que j’avais bien vu la balle atteindre le fond, mais je n’avais pas envie de soutenir mon opposant N°1 et je les ai laissés se disputer.

Flamme a suggéré de trouver un système qui coincera la balle dans une sorte de cage, mais Flamboyant lui a rétorqué qu’elle rebondira aussi bien contre le fond de la cage que contre le mur. Aulne a dit qu’il avait peut-être une solution. Mystère jusqu’à demain.

Obsidienne : Père a accepté de signer le transfert !  Si le comportement d’Obsidienne s’améliore, je lui parlerai de son action, sinon il partira sans savoir pourquoi.

« Et si une fois de retour à Tara il refuse de peindre le décor du temple ? Non, il sera trop fier de montrer son talent ! »

Comme Bonbon s’agite sur le balcon, elle s’approche pour vérifier ce qui l’excite : Flamme et Obsidienne en train de se promener dans le jardin. « Au début, elle le trouvait prétentieux, apparemment, elle a changé d’avis ! Elle m’a promis de le convaincre de sortir à cheval avec nous, ça montrera à Flamboyant qu’il n’est pas tout puissant. Mais pour le moment, silence sur son départ. »

Elle ouvre le passage secret pour déposer son cahier de confidences sur le palier de l’escalier, puis elle referme le mécanisme. Désormais, c’est dans cette cachette inviolable qu’elle mettra en sécurité ses écrits.

Pendant qu’Obsidienne est dans le jardin et Miroir en salle de tir à l’arc, les élèves du Sud discutent par petits groupes dans leur cour. Ce soir, exceptionnellement, Flamboyant délaisse Jour et Clair pour Ardent et Montagne :

– Mon père m’a souvent parlé de Messire Parchemin, dit-il à voix basse  c’est son plus fidèle allié ici !

Ardent laisse Montagne exprimer leur indignation à tous deux :

– Votre soi-disant allié nous pousse à des assassinats ! Ardent doit égorger le roi, rien que ça ! Vous la reine, et moi, avec quel mépris il a dit : « Vous ferez le plus facile, cette fille est toujours près de vous ! »

Flamboyant reste froid :

– Si c’est trop facile pour un grand guerrier comme vous, je vous laisse l’honneur d’égorger la reine.

– Si je dois égorger quelqu’un, ce sera vous, vous êtes fou à lier !

– Restons calme, réplique Flamboyant. Argumentons comme on nous l’apprend si bien en philosophie. Assassiner un ennemi, c’est légitime, non ?

Montagne serre les poings :

Combattre un ennemi, c’est légitime. Quand il a fallu combattre pour notre indépendance, je me suis battu. Je me battrai contre l’homme qui a tué notre prince, pour laver son honneur, mais pas question que j’égorge une personne sans défense ! En plus, Rose qui nous a sauvé la vie !

Flamboyant reprend :

– Nous combattons pour notre indépendance, mais aussi pour notre foi. Parchemin a bien dit que ces assassinats sont bénis par le grand prêtre. Il s’agit d’un sacrifice à notre dieu soleil.

Ardent intervient à son tour :

– Il n’y a plus de sacrifices chez nous depuis des siècles ! La religion n’a rien à voir avec ces assassinats. Ils veulent se servir de nous pour supprimer la royauté à leur profit. Je ne me laisserai pas prendre à ce piège. 

Bien que parlant à voix basse à cause des autres élèves, Montagne est très en colère : 

– Pour votre foi, vous pouvez prier tant que vous voulez, vous avez une salle pour cela ! Et vous pourrez même vous faire moine, quand vous quitterez l’école. Je vous y vois bien, chasteté, pauvreté, obéissance, Monseigneur le grand résistant si fier de sa noble famille !

Ardent conclut d’une voix calme :

– Aucun de nous n’est un assassin, vous allez tous les deux me donner votre arme et je les cacherai avec la mienne. 

Après une âpre discussion, il est décidé que chacun cachera son arme dans ses affaires en attendant de pouvoir s’en débarrasser discrètement. Ayant refusé de dire clairement qu’il n’utilisera pas son poignard, Flamboyant se plante au milieu de la cour, le ballon posé à ses pied. Rayonnant, comme chaque fois qu’il touche cet objet, il frappe dans ses mains et crie :

– Allez, entraînement de balle au pied ! Tout le monde en piste pour l’honneur du Sud face à ceux de Sanara !

Son cœur se dilate de joie en voyant Jour, Clair et Miroir se ranger docilement sous ses ordres, et Ardent et Montagne les rejoindre sans trop attendre. A ce moment, sans conteste, c’est lui le chef ! 

Et, à mon avis, c’est un bon chef, qui sait conseiller, encourager, diriger ses hommes pour qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes. Après une bonne partie, ils vont aller se coucher en paix, fatigués mais détendus. Pour les soucis, ils verront demain : « A chaque jour suffit sa peine »

Le seigneur Temps n’est pas un mauvais bougre. Chaque jour, il nous offre peut être une peine mais aussi quelques fleurs parfumées. Si nous savons les cueillir pour les partager, le seigneur Temps nous dit : « Chaque jour apporte sa fleur. » 

Mais tout le monde n’occupe pas son temps à cueillir des fleurs pour les offrir, ou à les butiner comme les abeilles pour en faire du miel. Même au royaume de Dame Tolérance, certaines personnes utilisent les jours que le destin leur accorde pour produire le miel amer de la violence, malheur des humains !

 

Je suis donc obligé de vous raconter que, le lendemain matin, alors qu’elle devrait être en cours, Rose prend des notes sur son cahier :

Exceptionnellement, j’écris en fin de matinée : nous avons été attaqués pendant la sortie d’équitation ! 

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