50. Pas tout à fait la fin

Le matin du départ des jeunes vers le Sud, devant une grande ferme de la région Nord, un vagabond transi de froid se réchauffe en se blottissant au milieu des chiens qui l’entourent  avec des gémissements de joie : c’est le capitaine Personne.

Il a marché pendant six jours pour atteindre son but, en mendiant son pain en chemin. Mais, une fois arrivé, il n’a pas eu le courage de se retrouver devant sa mère. 

Depuis un jour et une nuit qu’il rôde autour de la ferme, son estomac n’en peut plus de ce jeûne forcé. Alors, brusquement, il se jette dans la salle commune de la ferme, sans avoir frappé à la porte. Deux femmes occupées à disposer les assiettes du petit déjeuner sur la table le fixent avec stupéfaction. Il se précipite vers la plus âgée et dit, récitant laborieusement ce qu’il a préparé, lui qui a d’habitude la parole si facile : 

– Madame, je sais tout. Mon père ne m’a pas abandonné. C’est vous qui êtes partie. Pourquoi m’avez-vous privé d’un père ? 

Sans se démonter, la femme fait signe à la jeune servante de s’en aller. Puis elle s’assied et demande froidement au garçon debout devant elle :

– De qui croyez-vous donc être le fils ?

– Je suis le fils du roi et de Brume-de-rivière, suivante de la reine. C’est le roi lui-même qui me l’a dit, en présence d’Archer et de la reine et de ma sœur la princesse Rose, dont vous avez été la nourrice avant de vous enfuir, pendant la guerre. Vous voyez, je sais tout !

– Non, vous ne savez pas tout ! Vous ne savez pas qui je suis, moi, et ce qu’on m’a fait subir ! Je suis d’une grande famille. J’étais digne d’épouser le roi mais il m’a préféré cette paysanne ! Alors, ma famille m’a fait nommer suivante de cette femme. J’ai accepté de vivre dans son ombre, pour m’approcher du roi que j’aimais. Quand il est devenu mon amant, j’étais si heureuse !  Je lui ai donné l’héritier qu’il voulait. Je méritais d’être rei…

Il l’interrompt : 

– Il vous l’avait promis ?

– Non, mais je le méritais quand même. Et il me l’a refusé. Il voulait seulement m’accorder le titre de mère du prince héritier. 

– C’était moi, le prince héritier ?

– Bien sûr ! Mais puisqu’il ne voulait pas que je sois reine, je ne l’ai pas autorisé à vous reconnaître comme son fils. Je lui ai dit que s’il prétendait être votre père, je dirais que ce n’était pas vrai, qu’il voulait me voler mon fils pour le donner à l’autre incapable, la mule, la stérile !

Elle fait une grimace de dégoût. Il est scandalisé :

– Quoi ? Vous m’avez volontairement privé de mon père et de mon titre ?

– Je voulais le priver de fils, lui. Puisque tout ce qui l’intéressait en moi, c’était vous, puisqu’il me préférait une autre femme, je l’ai puni en le privant de vous. Il a voulu vous acheter en me donnant une grosse somme d’argent. Je suis partie avec son argent et son fils ! 

– Comment avez-vous pu vous cacher alors que la police vous cherchait ? Archer est pourtant très fort !

– Peuh ! Archer est aussi bête que les autres ! Lui et ses hommes, ils nous sont souvent passés à côté, dans les rues de Sanara, ils ne se sont pas doutés un instant qu’ils nous voyaient et même nous parlaient.

– ???

– Je ne sortais que cachée sous un voile. Et tenant par la main une adorable petite fille aux longs cheveux et aux jolies robes fleuries, alors que ces idiots cherchaient un petit garçon. 

– Une fille ! Vous avez fait de moi une fille !

– C’était la meilleure façon de vous cacher. Bien en évidence, mais transformé !

– Et nous vivions cachés dans la petite maison du rempart ?

– Au début oui. C’était pratique pour lui, il pouvait venir vous voir par le passage secret. Mais quand j’ai eu l’argent, j’ai loué un appartement dans un autre quartier et vous êtes devenu une fille.

– Et jusqu’à quel âge, vous avez fait de moi une fille ?

Elle hausse les épaules :

– Quand vous avez eu à peu près cinq ans, votre ressemblance avec moi est devenue gênante. Alors, je suis partie dans le Nord, le plus près possible de la frontière, pour pouvoir m’enfuir encore si je craignais d’être rattrapée. Mais ici, il n’y a pas de grande ville. J’ai été obligée de vivre à la campagne. 

– J’étais né prince, et vous avez fait de moi un paysan !

– C’est un métier très honorable, très utile, indispensable, même, pour nourrir les humains.

– Moi, je m’ennuie à la campagne. Et puis, je ne supportais plus vos silences, vos refus de me dire qui je suis. M’entendre tout le temps appeler Fils ou Garçon ! Vous auriez pu me donner un nom, tout de même !

– J’étais fière de votre nom, je n’ai pas voulu le changer. Mais il doit rester secret, car il révèle votre filiation.

– Je n’ai pas de nom et je ne suis pas vraiment un homme. Vous vous rendez compte de ce que vous m’avez fait ?

– Ne venez pas, en plus, m’accuser d’avoir fait de vous… un… ce que vous êtes. 

– Vous le savez ?

– Evidemment ! Impossible de ne pas le remarquer ! Mais je n’y suis pour rien ! Vous êtes né comme ça, c’est tout. Et arrêtez de vous plaindre ! Vous êtes vivant ! J’aurais pu vous ôter la vie, pour le punir vraiment de me préférer l’autre ! Et la petite aussi, elle était si fragile, personne n’aurait été étonné qu’elle ne vive pas. Ne faites pas cette mine horrifiée ! Ça s’est déjà vu, des mères qui suppriment leurs enfants parce qu’elles n’en peuvent plus !

– Je vous remercie de nous avoir laissé vivre, ô Mère très bonne ! 

– Oui, j’ai été bonne, je vous ai laissé partir, il y a un an. Je vous ai laissé une chance de le retrouver !

Il lui serre fortement les poignets :

– Quel est mon nom ? 

Comme elle grimace de douleur, il relâche sa prise mais sans la libérer. Elle dit :

– Votre nom trahit vos origines royales. Seul le roi pourra vous autoriser à le porter, ou pas.

– Justement, le roi, il sera bien puni si je me fais connaître par mon vrai nom, si je proclame que je suis son fils, moi, un voleur, un vagabond !

– C’est l’homme que j’ai voulu punir, l’amant infidèle. Le roi, je le respecte, je ne vous dirai pas le nom qu’il vous a donné. Et maintenant, laissez-moi, puisque vous n’êtes venu que pour me parler de lui.

– Non, Madame, je vous parlais de moi, de moi et de vous. Adieu, Madame.

Il s’incline. Les mains tremblantes de colère, il s’empare d’un pain posé sur la table et sort en courant. Il s’éloigne à grands pas, en grimaçant pour retenir ses larmes.

Le chemin qui quitte la ferme passe près d’un champ où sont des chevaux, et le garçon s’arrête en les voyant. L’un des chevaux trottine près de la haie, tend ses naseaux pour renifler vers le voyageur et hennit de joie. Le garçon passe la main à travers la haie pour lui caresser la tête, lui parle un peu et continue son chemin.

Le cheval repart vers le milieu du pré puis, faisant demi-tour, se met à courir au grand galop, prend son élan et saute magistralement par-dessus la haie. En l’entendant courir vers lui, le garçon s’arrête et  crie en frappant dans ses mains :

– Allez-vous-en ! Je ne vous veux pas ! Rentrez chez vous !

Indifférent aux cris, le cheval trottine sur la route. Il dépasse Personne et continue son chemin. Le garçon court pour le rattraper :

– Vous allez vous faire voler, si vous vous promenez tout seul sur la route. Rentrez à la ferme.

Il le pousse en direction de la ferme, mais le cheval se met en travers de la route et reste bloqué sur place. Le garçon lui dit :

– C’est bon. Je cède à la force, une fois de plus !

Il coupe un morceau de pain et l’offre au cheval, à plat sur sa main. Après lui avoir donné plusieurs morceaux, le garçon s’accroche à la crinière et saute sur l’animal qui repart tranquillement, à l’opposé de la ferme. Tout en mangeant du pain à son tour, le garçon parle au cheval avec amertume :

– C’était bien la peine que je tourne en rond, à crever de faim devant la ferme, sans trouver le courage de l’affronter ! Je n’ai rien pu tirer d’elle ! 

Puis sa voix se remplit de tendresse :

– Mais je vous retrouve, vous, mon meilleur ami. On ne se quittera plus jamais et on fera de belles choses, tous les deux, sans elle. Allez, le Magnifique ! En route pour l’aventure ! 

Bercé par le pas de sa monture, le garçon réfléchit à la suite de son programme : « Je vais m’arrêter à Sanara vérifier que tout va bien pour Rose. Le roi, qu’est-ce que j’en fais ? Rien, j’en fais rien.

Ce n’est pas de sa faute si ma mère est partie, mais je ne sais pas quoi lui dire, et lui non plus, un fils qui tombe du ciel après tant d’années, il doit pas savoir quoi lui dire. Oh ! Mais si, il faut que je le voie. Je veux savoir mon nom, ce fameux nom que je n’ai pas le droit de porter, selon ma chère mère ! 

Et la reine… qu’est-ce qui m’a pris de lui promettre d’apprendre à écrire ? Nom d’une guimauve, j’aurais mieux fait de me taire, mais elle avait l’air si malheureuse. C’est malin, maintenant, il faut que je tienne ma promesse, comme si j’avais que ça à faire, apprendre à écrire ! 

Le plus urgent, c’est de tenir ma promesse d’être le champion de balle au pied du Sud… Non, le plus urgent, c’est de retrouver Lys-des-champs. J’étais bien content qu’il me prenne avec lui quand je me suis fâché avec Archer et là, ça fait des décades qu’il est tout seul au milieu de ses brebis. » 

Au souvenir de son cher berger, son cœur se serre d’une tendre nostalgie et il se dit, soudain joyeux : « Je vais à la fois faire de la balle au pied et vivre avec Lys ! Avec le Magnifique, je ferai facilement la route entre sa colline et Tara. 

Et Archer, qu’est-ce que j’en fais ? Je m’arrête pour lui parler ? J’ai eu tord de l’insulter. Il m’a protégé parce qu’il avait compris que je suis le fils du roi, c’est vrai, mais il m’a laissé ma liberté. Il aurait pu m’enfermer pour cacher mon visage, pour qu’on ne me reconnaisse pas.

Il a toujours été généreux face à mes bêtises, il faut que je m’arrête le remercier… Non, il est capable de m’entraîner encore dans une histoire au service du Royaume, ça suffit, j’ai assez donné ! Après tout, ma devise commence par Liberté.»

Mais une petite voix intérieure lui rappelle que maintenant sa devise se termine par Fraternité : « Et la famille de Renard-du-désert ? Ils sont esclaves de cette dette injuste qui les ruine. Et la promesse que je m’étais faite de faire payer le prix du sang de mes amis boulangers par le temple de la lune et non par la famille de Renard-du-désert ? »

Il se dit que, s’il veut tout régler, sa halte à Sanara risque de durer…

 

A Sanara, l’après-midi de ce jour, Montagne-de-lumière a la joie d’être bien accueilli par le jeune novice qui a retrouvé toute sa sérénité. « J’ai bien fait de me couper la barbe » se dit-il, tout en sachant que c’est surtout le seigneur Temps qui a permis au garçon de digérer le choc de son sacrifice raté.

L’ancien novice entraîne gaiement son sauveur et Miroir-des-eaux dans le jardin de l’orphelinat et leur apprend son nom : Mica. Comme Miroir lui demande s’il se plaît dans cet endroit, il avoue qu’il s’ennuie et qu’il espère rentrer bientôt au couvent.

– Quoi ! s’écrie Montagne, vous voulez revenir chez les fous furieux? Je vous rappelle quand même qu’ils voulaient vous brûler vif ! 

Le novice répond de sa voix invariablement douce :

– Ce n’est pas comme cela qu’ils voyaient les choses. Le grand maître voulait me donner l’occasion d’effacer ma faute. Et les frères m’encourageaient en me disant que j’allais entrer vivant dans la gloire divine. 

Montagne-de-lumière est tellement bouleversé qu’il bafouille :

– C’est pas vrai, di.. dites-moi que c’est pas vrai… Vous étiez d’accord pour mourir ?

– Oui, j’étais d’accord. Je devais mourir pour me purifier de mon péché. J’avais laissé s’éteindre le feu sacré, mais par ma mort, tous mes péchés seraient effacés et j’allais même faire gagner le paradis à mes parents.

Les deux étudiants sont pétrifiés face à cette évocation calme d’une mort horrible programmée. Montagne reprend, en s’efforçant de rester calme : 

– Ils vous avaient si bien endoctriné que vous étiez d’accord, au début, mais ensuite vous avez bougé, donc vous ne vouliez plus mourir. 

– C’est tout à fait cela. Au départ, je n’avais pas peur. J’étais content d’accéder vivant à la gloire divine. Je les ai laissés me préparer pour le sacrifice. Mais quand j’ai senti l’huile funéraire couler sur mes yeux, j’ai réalisé que la flamme allait suivre l’huile et que mes yeux allaient brûler. Alors je me suis dit : si mes yeux brûlent, je ne pourrai pas voir Dieu. Et j’ai commencé à avoir peur de mourir. 

– Mon pauvre petit, s’exclame Montagne, ils vous ont tellement ravagé le cerveau avec leurs histoires que vous confondez la vie et la mort. Ce sont deux choses très différentes ! D’abord on vit, le plus longtemps possible, et puis après on meurt. On ne pense pas à mourir quand on est un enfant ! 

Mica sourit et dit : 

– Mon cher sauveur, je vous suis très reconnaissant pour tout, mais il faut que je vous précise que je ne suis plus un enfant. J’ai vingt ans.

Devant les exclamations stupéfaites des deux garçons, il continue tranquillement :

– J’ai demandé au Père tout-puissant une grâce spéciale et il me l’a accordée : j’ai demandé à rester un enfant. Alors j’ai arrêté de grandir quand j’avais 14 ans. 

– Ils vous ont tellement privé de nourriture qu’ils ont fait de vous un nain ! crie Montagne, horrifié.

– Mais non, mon cher sauveur ! Asseyons-nous, un instant, je vais tout vous expliquer.

Ils s’installent sur un banc de pierre, à l’ombre fraîche d’un grand arbre, et Mica continue son récit :

– Le grand maître qui est mort dans l’incendie nous imposait beaucoup de jeûnes, c’est vrai, mais pas le précédent. Le précédent grand maître était un ami de mes parents. Ils ne pouvaient pas avoir d’enfant. Alors, ils ont promis à Père Soleil que s’il leur accordait un fils, ils l’offriraient au temple dès son plus jeune âge. Ils m’ont confié au temple quand j’avais sept ans. Et ils sont morts tous les deux l’année suivante.

– Pardi, ils sont morts de chagrin, les malheureux ! assure Montagne-de-lumière.

– Je ne crois pas. Ils étaient très vieux, si vieux que tout le monde avait pensé que ma naissance était vraiment un miracle.

Tandis que Montagne hausse les épaules en entendant le mot « miracle », Miroir-des-eaux demande : 

– Mais pourquoi dites-vous que vous ne voulez pas grandir ?

– Au début je ne comprenais pas moi-même pourquoi je voulais rester un enfant. Maintenant, je sais : si j’ai l’air d’un enfant, les pirates ne se méfieront pas de moi ! Je les combattrai plus facilement ! 

Devant les mines inquiètes de ses interlocuteurs, il sourit et explique, en s’exaltant vers la fin de sa tirade :

– Vous savez comment font les pirates : ils sont dans un bateau qui a l’air tout à fait ordinaire. Ils s’approchent d’un autre bateau qui ne se méfie pas, et au dernier moment, ils hissent le drapeau noir et attaquent. Et ils tuent tout le monde pour voler le bateau.

Dans notre religion, il y a des gens qui font pareil : ils attaquent sans se faire voir, pour tuer. Et ces pirates-là, je veux les combattre, parce qu’ils trahissent notre religion. Ils en font un instrument de mort alors que c’est un instrument de vie ! 

Miroir-des-eaux s’exclame :

– Mais vous ne pouvez pas combattre !  Je parie que vous ne savez pas monter à cheval ni tenir une épée !

– Je n’ai pas besoin d’un cheval ni d’une épée. Je vais combattre ces pirates par mes paroles. J’ai bien étudié les textes sacrés, avec l’ancien grand maître. Ils disent clairement que le Père de lumière brille pour tous et veut que tous soient heureux. J’ai bien réfléchi depuis que je suis ici : je veux reprendre ma vie religieuse, pour transmettre tout ce que je sais de la volonté du Père. 

Le garçon a tant de ferme détermination dans son regard et dans ses mots que Miroir-des-eaux lui promet de chercher une solution pour qu’il puisse accomplir la mission qu’il s’est donnée.

– Mais ça ne va pas être facile, ajoute-t-il, le temple a complètement brûlé. Où allez-vous loger ?

– Et puis, intervient Montagne, ça n’a pas de sens ! Des livres et des belles paroles contre des poignards et des flèches, vous allez y laisser la peau ! C’était bien la peine que je vous sorte de sous le bûcher ! 

– Ce sauvetage est un signe du Ciel, affirme Mica, je n’étais pas destiné à mourir ce jour-là ! Alors, je dois vivre pour parler au nom du Père ! Rien ne m’en empêchera.

Exaspéré, Montagne demande à Miroir-des-eaux :

– Vous venez ? J’ai assez entendu de folies, je m’en vais ! 

Mais Miroir-des-eaux décline aimablement l’offre, sans dire qu’il reste pour enquêter et rapporter des informations à son père. Tandis que Montagne s’éloigne à grands pas qui traduisent sa colère devant ce qu’il appelle « les délires des religieux», les deux autres commencent une promenade dans le jardin de l’orphelinat.

 

Jusqu’au soir, les deux garçons vont parler en toute liberté. En réponse aux questions de Miroir, Mica expose ce qu’il croit, ce qu’il a fait jusqu’ici, qu’il veut faire à l’avenir. Fasciné par la foi sereine et bienveillante que manifeste ce petit bout d’homme, Miroir-des-eaux se laisse aller à poser des questions  qu’il n’a jamais osé évoquer devant personne :

– Puisque vous croyez à l’existence d’une âme, vous croyez que l’âme peut sortir du corps quand on est vivant et voyager dans l’espace, puis revenir dans le corps ?

Le jeune novice réfléchit longuement puis dit :

– Qu’est-ce que l’âme ? C’est une parcelle divine, une étincelle née du feu souverain. Donc, puisqu’elle est d’origine divine, elle n’est pas prisonnière de la matière. Elle s’en échappe à la mort pour rejoindre la vie divine, mais peut-être que les grandes âmes peuvent aussi s’échapper du corps vivant puis y revenir. Je n’ai rien lu expliquant cela, mais je n’ai rien lu contre, non plus.

Miroir demande encore :

– Et que pensez-vous des animaux ? Croyez-vous qu’ils ont une âme eux aussi ?

– Je pense que les animaux ont eux aussi une forme d’âme, pas aussi proche de la pureté divine que la nôtre, mais respectable ; je pense qu’ils sont nos frères, héritiers comme nous de la vie, et qu’on les maltraite de façon bien injuste. De quel droit arrachons-nous cruellement leur vie pour soutenir la nôtre ? Il y a bien assez d’herbes, de fruits, de graines, de racines, de champignons et toutes sortes de végétaux pour se nourrir, non ?

– Et vous croyez qu’on peut faire alliance avec les animaux ?

– Que voulez-vous dire ?

– Je veux dire, supposons qu’une grande âme quitte son corps pour voyager dans l’espace. Croyez-vous qu’elle peut entrer dans le corps d’un animal pour s’y reposer avant de repartir ? C’est cela que j’appelle une alliance, une amitié telle que l’animal accepte la présence d’une âme humaine en lui, pendant quelque temps, pour aider l’âme humaine.

Mica réfléchit longuement et pour la première fois depuis le début de leur entretien, il hésite :

– J’ai entendu parler de quelque chose comme cela… Je ne me rappelle pas bien… Ah ! oui, maintenant ça me revient. Vous savez que j’aimais beaucoup l’ancien grand maître, celui qui était si bon pour moi et qui m’a tout appris. Un jour, il m’a reproché de trop l’admirer, il m’a dit qu’il ne méritait pas tant de vénération.

Il m’a avoué qu’il avait dans le passé commis un grand péché. Il y avait eu un procès contre des sorciers. On les accusait de toutes sortes de mauvaises choses, et justement, de faire alliance avec des animaux méchants, des chats, des chouettes… 

– Alliance avec des chouettes ! répète Miroir, le cœur battant. Comment faisaient-ils ?

– Je ne sais pas. Je croyais que cela n’était pas possible, mais vous me faites douter…

– Et alors, qu’est ce qu’ils sont devenus, ces sorciers ?

– Ils ont été condamnés à finir leurs jours en prison. Le péché dont s’accusait mon maître, c’est que les familles entières des sorciers sont allées mourir en prison, y compris des jeunes filles et des petits enfants, qui n’ont pas résisté parce que la vie y était très dure. Il regrettait de n’avoir pas sauvé les enfants.

– Et vous, vous pensez qu’il aurait dû sauver les enfants ?

– Il aurait dû sauver les enfants mais les parents aussi. Je ne crois pas à la sorcellerie. Les pouvoirs surnaturels appartiennent à Dieu seul, et à ses anges. Les humains n’ont pas de pouvoirs surnaturels, le Père  ne permettrait pas cette offense à sa toute puissance.

– Il permet tellement de choses qu’il ne devrait pas permettre ! Et ce procès de sorcellerie, vous savez quand il a eu lieu ?

– Laissez-moi réfléchir… quelques années avant ma naissance, donc il y a environ vingt-cinq ans. 

Ils continuent à échanger quelque temps encore, puis Miroir finit par s’en aller, après avoir promis à Mica de revenir très vite.

 

Marchant lentement dans les rues de Sanara, Miroir-des-eaux réfléchit à tout ce qu’il a appris. « La première chose à faire, c’est de demander à Père de vérifier l’âge de ce gars : 20 ans !  Il a l’air d’un enfant, mais vu comment il parle, il n’en est pas un. Ou alors, c’est une « grande âme », lui aussi. 

Et le dossier sur la sorcellerie qui est à la bibliothèque, est-ce que j’en parle à Père ? Non, pas encore. Il faut que je le lise soigneusement, pour vérifier que c’est bien l’écriture de Père, et pour savoir s’il a voulu construire une accusation ou une défense des sorciers…

Mais les dates ne correspondent pas. Si le procès a eu lieu il y a 25 ans, Père était trop jeune pour enquêter. Il a choisi d’être enquêteur royal après la grande guerre contre l’Empereur de l’Ouest, il y a dix-sept ans.» 

Il réalise qu’il sait peu de choses de son père, et moins encore de sa mère. Sa mère vénérée qui lui manque tellement, tellement qu’il rêvait d’elle, quand il dormait à l’école. Dans ses rêves, il l’entendait l’appeler et quand il sortait dans la cour, il y avait cette chouette toute blanche qui tournait vers lui sa tête si ressemblante à un visage humain. Et quand il posait sa tête près de l’animal, il était si heureux de sentir la présence de sa mère…

« Depuis que je suis avec Père, la chouette n’est pas revenue me voir. Peut-être que je rêvais les yeux ouverts et que je marchais en dormant, ou que je suis fou, ou que je suis un sorcier, et que Mère est une sorcière…

Pour éclaircir tout ça, il faudrait que Mica vienne vivre avec nous. On pourrait parler de tout ça, il s’y connaît… mais est-ce que Père voudra ? Il n’aime pas les religieux, il les combat, même. Mais moi, je m’ennuie tout seul, et Mica ferait un bon copain, je suis sûr. Il est tellement gentil, ce n’est pas grave s’il a la tête pleine de son Père soleil. Ça ne l’empêchera pas d’apprendre la balle au pied, ça serait superbe, de jouer tous ensemble, avec Aulne, et Montagne, et les filles de l’école si elles veulent encore. »

 

Au soir de ce dixième jour du mois du Soleil triomphant, la pleine lune prend lentement possession du ciel. Mica, qui contemple son ascension, seul à la fenêtre du dortoir où dorment les orphelins, ne peut s’empêcher de ressentir sa lumière comme bienveillante et rafraîchissante, après la chaleur étouffante de la journée.

Il comprend à cet instant que des humains puissent l’aimer comme une mère : « Moi, on m’a appris à aimer le Père Soleil. C’est le hasard de la naissance. J’aurais pu naître dans une famille lunaire. » Il a un doute : est-il vraiment destiné à être un prophète solaire, comme l’affirmait son maître vénéré ?

L’entretien de l’après-midi a semé de nombreuses interrogations en lui : « Miroir dit que son père ne croit ni à la déesse lune ni au dieu soleil, que pour lui ce sont des objets célestes de pure matière. Et que les étoiles sont des millions de soleils, pas plus vivants que le nôtre. Pour lui, tout cela n’est que de la matière sans conscience, ni volonté, ni pouvoir.

Et Miroir a lu dans un livre que dans d’autres pays, le soleil est une déesse, et la lune un dieu… Mais si ces objets célestes n’ont pas de personnalité, ils ne se sont pas créés eux-mêmes. Et nous non plus, nous ne nous sommes pas créés nous-mêmes. Alors qui est la Source de Vie ? Comment la connaître ? » 

Il réalise qu’il a envie d’en savoir plus sur les autres religions : « Pour être sûr de bien parler au nom du Père de lumière, il faut d’abord que je connaisse les arguments des autres religions. Miroir était dans une école où il y avait les trois religions du Royaume. Il faut que je lui demande de me faire rencontrer ces jeunes. » 

A la pensée de dialoguer avec des personnes de son âge, il se sent mal à l’aise, car depuis sa plus tendre enfance, il a été le seul enfant parmi des adultes. « Je vais être comme un monstre au milieu d’eux, un adulte dans le corps d’un enfant, qui n’a jamais vraiment été un enfant. »

Depuis qu’il est à l’orphelinat, il a beau observer les autres pensionnaires, il ne se souvient pas d’avoir été comme eux, insouciants et toujours en train de dépenser leur immense énergie à des futilités, comme de courir après un ballon, se lancer une balle ou sauter à la corde. « C’est l’état naturel de l’enfance, j’ai dû être comme eux, mais pas longtemps. »

Sur ce sujet aussi, un doute s’insinue en lui et sans se l’avouer ouvertement, il pense que peut-être les religieux lui ont  volé son enfance. Puis il se dit : « Je peux encore connaître ces sensations, puisque j’ai gardé mon corps d’enfant. Peut-être que Miroir accepterait de me prendre avec lui pour jouer à la balle au pied. Il en parle avec tant de passion, ça doit être bien agréable… »

La lune lui semble toute proche, mais autour d’elle, les étoiles qui constellent la voûte céleste lui parlent d’infini. Il frissonne : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. Je ne suis pas prêt à parler comme un prophète. Il faut d’abord que je vive comme un enfant. Oui, je sens que pour accéder à la Vérité, je dois être comme un de ces petits. Ce sera mon nouveau chemin, avec l’aide de ce garçon et de ses amis. »

 

Mica n’est pas le seul à regarder la lune. Sur son balcon, Rose la contemple aussi, en pensant aux absents : son amie Cendres Brûlantes, qui est partie vivre à l’orphelinat, pour préparer son action personnelle qui sera de créer un lieu équivalent à Tara ; Ardent, en route vers le Sud : elle l’imagine respirant lui aussi la fraîcheur nocturne à la fenêtre de sa chambre d’auberge. « Peut-être qu’il pense à moi ? Et mon frère, quand est-ce qu’il va revenir ? Lui, il ne doit pas être dans une auberge, il doit dormir à la belle étoile ou dans quelque grange. »

 

Elle ne se trompe pas : le capitaine Personne et le Magnifique sont au repos dans la campagne, sur la route de Sanara. Assis dans l’herbe sous un arbre, il regarde lui aussi le ciel nocturne à travers les branches et s’interroge sur son étrange destinée :

« Quelle bizarre suite d’événements ! Comment cela m’est-il arrivé ? Pourquoi ces choses et non pas d’autres ? Qui les a fixées sur ma tête ? Forcé de parcourir la route où je suis entré sans rien savoir, je l’ai jonchée d’autant de fleurs que ma gaieté me l’a permis ; encore je dis ma gaieté, sans savoir si elle est à moi plus que le reste, ni même quel est ce moi dont je m’occupe : un assemblage informe de parties inconnues, un petit animal folâtre, un jeune homme ardent au plaisir, ayant tous les goûts pour jouir, faisant tous les métiers pour vivre, selon qu’il plaît à Dame Fortune ; laborieux par nécessité, mais paresseux… avec délices ! orateur selon le danger, conteur par délassement ; musicien par occasion, amoureux par folles bouffées, j’ai tout vu, tout fait, tout usé. » 

Tout d’un coup fatigué, il s’allonge sans quitter des yeux Dame Lune qui monte majestueusement dans le ciel.

« Et maintenant, quelle sera la suite ? Qui va me guider sur mon chemin ? Là haut, Dame Lune et Messire Soleil font toujours le même voyage. Nous, en bas, on court de tous côtés, en s’imaginant qu’on va où on veut. Mais est-ce qu’on choisit vraiment sa route ? Est-ce qu’on choisit vraiment les actions qu’on réalise ? Comme le disait Messire Bouche d’Or, les monstres sont parmi nous, et les ogres aussi, alors il faut les combattre. Pour défendre la justice, l’honneur, toutes ces belles choses. »

Il s’étire et abandonnant la lune, s’adresse à son cheval, avec amertume :

– Ah ! J’ai belle mine, moi le rien du tout, le bâtard sans nom Sans Famille, j’ai belle mine à croire que je défends l’honneur et toutes les belles choses ; j’ai l’air malin avec mes poches vides et mes trois mots Liberté, Egalité, Fraternité. » 

Dans le hennissement que Le Magnifique lui adresse en guise de réponse, le garçon croit percevoir de la désapprobation. 

Il lui répond :

– Vous avez raison, il ne faut jamais se dévaloriser soi-même, parce que ça dévalorise ceux qui nous aiment. Vous n’êtes pas le cheval d’un rien du tout. Vous êtes le cheval du célèbre capitaine Personne, prince de la balle au pied et frère de cœur, sinon complètement de sang, de la plus adorable des princesses. Dans trois ou quatre jours, vous et moi on sera à Sanara. Et on y fera de belles choses ! »

Avant qu’il ne se laisse aller au sommeil, ses souvenirs le ramènent trois mois en arrière, quand il dormait au clair de lune dans les orangeraies de l’Est, avec Renard-du-désert. « Lui et ses copains, j’espère que ça marche pour eux chez les Malimbas. Il doit être ami avec Simiane, maintenant, par l’intermédiaire de Tangra, sa sœur. De  chouettes types, ces deux là ! Simiane voulait absolument revenir à Sanara, mais moi, il faut que j’aille à Tara. Zut, s’il revient, je le verrai pas… Et Renard, est-ce que je le reverrai ? »

 

Bien loin de là, dans le jardin de ses parents à Lahora, Simiane bavarde joyeusement avec sa sœur et ses amis, parmi lesquels Renard-du-désert. Il se sent le cœur léger car, après une mûre réflexion, sa décision est prise à propos des « petits cailloux magiques » et de son retour à Sanara. 

Et Renard-du-désert contemple Tangra en se disant que décidément elle est merveilleuse à tous points de vue. Les petits gâteaux qu’ils dégustent entre amis sont délicieux ; un frais parfum qui sort des touffes d’asphodèles l’enivre. Il sent une immense bonté tomber du firmament. Pourtant, les nuits de Sanara lui manquent. C’est là bas seulement qu’il pourra à nouveau sentir Mère Lune proche de lui. 

Il demandera pardon à ceux qui l’ont si bien accueilli ici, il les suppliera de ne pas le traiter d’ingrat, mais la nostalgie est trop forte. Il repartira bientôt dans sa ville natale. « Je vais retrouver ce garçon si bon et si courageux, qui m’a aidé comme un frère alors qu’il avait tant de raisons de me haïr. Et je trouverai un moyen de payer ma dette de sang. Je ne voulais pas la mort de ces boulangers, mais j’ai conduit vers eux leur assassin et ça, je dois le payer. »

 

Pauvre Renard-du-désert, il me fait pitié, à se croire coupable du crime d’un autre. J’espère qu’il reviendra à de meilleures pensées, parce que sa sombre détermination me fait peur. Simiane, je n’arrive pas à savoir ce qu’il veut faire de ses cailloux. 

Et Ardent, comment va-t-il mener ses réformes à Tara ? Et Montagne, quelle sera sa vie seul à Sanara ? Et Aulne, réalisera-t-il le pont de l’amitié entre les deux peuples auxquels il appartient ? Et Mica, l’adulte dans un corps d’enfant, peut-il choisir d’être l’un ou l’autre ? Et les filles de l’Ecole, quelles seront leurs actions personnelles d’utilité publique ?

Et tous les méchants, le cupide ancien ministre et les cruels fanatiques des religions, est-ce que le Royaume en est débarrassé ? Bien sûr que non, hélas !

Tous ont des projets, pour le bien ou pour le mal. Qui va réussir, qui va échouer ?

 

Moi, mon projet c’est de prendre des vacances, en attendant de vous raconter la suite, si vous le voulez bien. Merci de vous être intéressé à mes personnages jusqu’à ce moment.

Que Père Soleil vous donne sa belle lumière le jour, et Mère Lune sa douce clarté la nuit pour vous guider sur votre chemin.

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