46. Le grand tournoi

Et voici enfin le jour du Solstice, quatrième jour du mois du soleil triomphant !

Les parties de balle au pied du matin ont passionné tous les parents des élèves des écoles. Des mères, d’abord inquiètes, se sont mises à pleurer de joie en voyant leur fille courir triomphalement après le ballon, sous les applaudissements du public. Après la pause de midi, les parties opposant les quartiers ont bien chauffé l’ambiance. 

Nous sommes maintenant en fin d’après-midi. La grande partie opposant les Rouge-et-jaune aux Bleu-et-vert est presque finie. Le score est de quatre à trois en faveur de l’équipe solaire du Sud. Tous les buts des Bleu-et-vert ont été marqués par Personne, et ceux des Rouge-et-jaune par Flamboyant. Le public retient son souffle.

Soudain, Personne lance une attaque fulgurante. Il zigzague entre les joueurs solaires avec tant d’habileté qu’aucun d’eux ne parvient à l’arrêter. Il marque ! Les cris de joie et les foulards bleus et verts agitent le public.  

Flamboyant a le visage rouge de colère. Dans quelques minutes, la partie va-t-elle s’achever sur une  égalité honteuse pour l’équipe solaire ? Une telle situation n’avait pas été envisagée et rien n’est prévu pour départager les équipes.

Dans la tribune officielle, Messire Parchemin respire difficilement.

Invité à suivre au moins une partie dans la tribune officielle, il y a passé tout l’après-midi, malgré la chaleur écrasante. L’émotion se lit sur son visage : il a suivi avec passion les actions de jeu, criant de joie à chaque but marqué par les solaires.

En cet instant, pour lui comme pour tout le public, le temps semble suspendu. La bouche ouverte, il respire avec effort. Il serre nerveusement ses vieilles mains sèches, comme s’il priait. Ce qui est peut-être le cas.

 

Soudain, Flamboyant s’empare du ballon que Personne a maladroitement tenté de faire passer à un des Vert-et-bleu, à moins que le jeune voleur n’aie volontairement envoyé la balle à la portée de son « instructeur » ?

L’action a été si rapide que nul ne pourrait dire comment le jeune otage du Sud a pu prendre le ballon. Toujours est-il qu’il ne le lâche plus. Il échappe à tous les défenseurs et marque un but, juste avant que le dernier grain de sable ne tombe dans le grand sablier. 

Un silence de mort suit cette action, comme si le public avait tout d’un coup disparu. Puis le capitaine Personne se met à applaudir en criant : « Bravo l’instructeur ! » et ses coéquipiers, un à un, l’imitent.

Docilement, le public, bien que majoritairement partisan des Bleu-et-vert, finit par faire de même. Tous les joueurs portent Flamboyant en triomphe jusque devant la tribune officielle, en criant « Vive l’instructeur ». 

Le roi se lève pour applaudir, la reine, la princesse, Cendres Brûlantes et les autres filles de l’école font de même. A côté de Rose, Béryl debout dans sa robe rouge et jaune n’applaudit pas, elle porte sa main à sa bouche puis la lance en avant : pas de doute, elle envoie des baisers. 

Messire Parchemin n’applaudit pas non plus. Avachi sur son siège, il cherche péniblement son souffle, comme un poisson jeté hors de l’eau. Alors que les joueurs repartent faire le tour du terrain sous les applaudissements, l’avocat renverse la tête en arrière, la bouche grande ouverte et se laisse complètement aller : l’asthme, son vieil ennemi, a gagné la partie, définitivement. 

Après les ovations, chaque équipe gagne sa salle de repos. Les joueurs peuvent enfin boire de l’eau, se faire masser, parler de leur tactique de jeu…

Personne quitte son équipe et se glisse dans la salle de l’équipe adverse. Il a avec lui son grand sac. Il fait sortir Flamboyant, Ardent et Montagne. Le public quitte les gradins dans le calme, seule la tribune officielle est agitée. Les quatre joueurs sont loin d’en deviner la raison : on vient de découvrir le décès de Messire Parchemin et on discute sur la façon de l’évacuer le plus discrètement possible. 

Nul ne fait attention aux quatre jeunes qui parlent avec animation. Personne a bien du mal à convaincre les trois du Sud que la princesse est en danger. Ardent lui-même n’y  croit pas : 

– Ma sœur m’a dit qu’elle va dîner avec la famille royale, puisque nous on mange en ville, puis elle et Rose vont se coucher tranquillement. Si vous croyez qu’il y a un danger, informez-en les responsables de la sécurité.

– Je vais le faire, bien sûr. Et ils vont me croire, eux ! Mais je me suis dit que si vous défendiez la princesse, ça arrangerait bien vos affaires. Le roi ne doutera plus de votre fidélité. Il vous récompensera, même ! J’ai tout prévu ! Regardez ce que vous allez mettre !

Il montre le contenu de son sac. En voyant des uniformes de soldats royaux, Flamboyant a une grimace de dégoût :

– Jamais je ne porterai l’uniforme de ceux qui nous ont combattus !

– C’est de l’histoire ancienne, ça ! Et justement, en le portant, vous prouverez que vous êtes pour l’unité du Royaume ! ça va clouer le bec aux lunaires qui disent encore que vous faites semblant d’être amis avec la princesse, mais qu’en réalité, vous la détestez et que vous voulez la tuer.

Flamboyant est catégorique :

– Non ! En acceptant de porter cet uniforme pour protéger la princesse, je trahirais l’idéal d’indépendance de mon père. 

Montagne intervient :

– Moi, je ne peux pas venir avec vous. Ce soir, j’ai mon premier grand repas pour les pauvres, Le Banquet des affamés. Il faut absolument que j’y sois.

Puis il dit à Ardent :

– Je suis d’accord avec vous que Rose est en parfaite sécurité au palais, mais s’il y a un danger et si vous la défendez, c’est bon pour vous. Elle vous en sera reconnaissante, très reconnaissante… et le roi ne pourra rien vous refuser.

Avec un sourire rusé, Flamboyant demande au vagabond :

– Si j’accepte de porter l’uniforme du roi, est-ce que vous accepterez de devenir notre champion de balle au pied ? Vous viendrez jouer à Tara ?

– Ah non ! En acceptant de devenir votre champion, je trahirais mon idéal d’égalité ! Je ne veux pas être supérieur aux autres ! 

Avant de partir, Montagne glisse à Ardent :

– Ce type a des yeux et des oreilles partout. S’il a raison et que vous n’êtes pas là, vous le regretterez…surtout s’il arrive du mal à Rose.

Ardent dit à Personne :

– D’accord, donnez-moi un uniforme, et dites-moi ce que je dois faire.

– Je vais vous accompagner jusqu’à l’endroit où aura lieu l’attaque et je vous le donnerai là-bas. Et Flamboyant aussi, il mettra un uniforme pour défendre Rose… Je suis d’accord pour venir à Tara, je serai votre champion, 

– C’est promis ?

– Vous avez ma parole : combattez pour le roi et je jouerai contre toutes les équipes que vous voudrez, moi qui ai horreur des rivalités. Je vais vous emmener par un passage secret. Vous allez vous cacher dans la chambre de Rose…

– Dans la chambre de… pas question ! interrompt Ardent.

– Mais si ! Ce soir, elle dormira dans une autre partie du palais, à cause du bruit de la fête. Mais les méchants ne savent pas ça. Ils vont venir dans sa chambre pour l’enlever. Vous les combattrez et vous serez largement récompensés par le roi. Et par Rose.

Les trois derniers mots s’adressent à Ardent seul.

En cette fin d’après-midi, le ministère de l’Intérieur est quasiment désert, car la plupart des employés sont en congé pour profiter de la fête, même ceux qui ne sont pas de religion solaire. Depuis le jour tragique où il a tiré sur son père, Archer ne participe plus aux fêtes du solstice et travaille plus que jamais pour ne pas rester en tête à tête avec ses souvenirs les plus sombres. Quand un garde et Messire Fontainier, son secrétaire, introduisent Personne, il l’accueille aimablement :

– Merci d’être revenu. J’ai réfléchi, depuis notre dernière discussion, chez Messire Salpicon. Vous aviez tout à fait raison, à propos du fait que je ne vous ai pas payé les immenses services que vous avez rendus au Royaume. Asseyez-vous, nous allons faire nos comptes.

– Merci, commandant, mais les sous, je m’en fiche, vous le savez bien. J’ai dit ça juste pour vous embêter, parce que j’étais en colère à cause de l’autre courge, le Salpicon. J’espère que vous lui avez confisqué ses graines empoisonnées !

– Je n’ai pas le moindre droit de confisquer le matériel des commerçants, d’autant plus qu’il m’a fait goûter le produit qu’il fabrique avec ces graines et c’est délicieux. Il appelle ça du… tcho…lala ou quelque chose comme ça, c’est un produit exotique qui, d’après lui, est promis à un bel avenir chez nous.

– Pffff ! Ces députés, plus ils disent des énormités, plus on les croit ! Même vous !

– Vous êtes venu pour me parler politique ? Je suis tenu à un devoir de réserve, je vous signale.

– Mais non, je m’en fiche de la politique ! Alors, voilà, c’est un peu compliqué…  je viens demander votre aide, parce que, à moi tout seul, je ne peux pas protéger… ma petite sœur.

– Vous avez une sœur !? Vous m’avez toujours dit que vous étiez orphelin de père, ignorant même votre nom. 

– Non, oui. Ne vous fâchez pas ! Ma petite soeur, c’est la princesse.

Un éclair de panique traverse l’esprit de son Excellence : « Il le sait ?! » et il ne peut que s’exclamer :

– Quoi ?!!! 

– Ne vous mettez pas en colère ! reprend Personne, avec un geste apaisant des mains. Vous me faites peur quand vos yeux lancent des éclairs comme ça ! Les gens disent que vous avez les yeux trop bleus, ils sont comme de la glace, ça fait peur et c’est pour ça que les gens avouent…

– Alors avouez ! 

 – J’ai rien fait de mal, j’ai rien à avouer ! Voilà, ma petite sœur… J’ai toujours rêvé d’avoir une petite sœur. Alors, quand j’ai rencontré la princesse… je l’ai tout de suite aimée comme une sœur, et depuis, on joue à s’appeler sœur et frère… 

– Encore un de vos jeux ! Vos jeux et vos inventions d’histoires ! Je m’y perds ! Vous parlez de la vraie princesse ou d’une princesse de vos contes ?

– Elle a tellement de qualités qu’on croirait qu’elle est dans un conte mais c’est la vraie ! Ah ! là, vous en perdez la parole, hein ?

– J’avoue…

– Il avoue ! C’est le comble pour un enquêteur !

Il rit à se plier. Archer ne rit pas du tout. Il fixe son interlocuteur, le front barré de plis. Puis Personne redevient sérieux :

– Bon, allez, j’avoue : c’est moi qui avais volé la perle sacrée. 

– Je ne m’en doutais pas le moins du monde ! ironise Archer.

– Je sais bien que si. Je me doutais que vous vous doutiez, et tous ces doutes entre nous…. Ça me gênait. Maintenant, ça va mieux.

– Ah ! Le poison du doute !… Dites donc, j’espère que vous n’avez pas besoin d’une aide urgente, parce qu’entre les contes et la philosophie, on n’est pas près de passer à l’action !

– Sans les contes et la philosophie, vous faites comment pour savoir quelle action est bonne à accomplir ?

– Finalement, vous faites bien de jouer à appeler la princesse votre sœur, parce que vous avez la même tournure d’esprit, tous les deux. Toujours les bonnes questions mais pas forcément au bon moment ! Mais expliquez-moi un peu comment vous la connaissez. Vous la voyez souvent ? 

– Ça dépend, quand on s’est rencontrés, c’était au moment de la perle, je la voyais toutes les nuits, puis je ne l’ai plus vue pendant des décades, puis à nouveau toutes les nuits, vous voyez ça dépend.

– Je devrais vous… je ne sais pas ce que je devrais faire d’un gars qui me dit qu’il passe des nuits avec la princesse : l’enfermer chez les fous ou le décapiter ?

– Franchement, commandant, c’est vraiment pas votre style, la décapitation. Je ne vous vois pas du tout dans le rôle du furieux qui lève son sabre sur un pauvre type à genoux et mains liées, comme mon copain Cédrat lève son sabre sur ses pastèques. Je vous les recommande, ses pastèques, les meilleures de tout Sanara. Sucrées, juteuses…

Voyant le ministre froncer les sourcils d’un air exaspéré, Personne s’empresse de dire, très vite pour rattraper son bavardage :

– La princesse, mon adorable petite sœur de conte de fée, il y a des méchants qui veulent l’enlever. 

– Qui ? 

– On ne sait pas son nom, on l’appelle juste Excellence, comme vous maintenant.

– Comment savez-vous cela ?

– Ça n’a pas l’air de vous étonner. Je suis déçu. 

– Au contraire, je suis stupéfait que vous soyez au courant. Alors que tous mes espions ne m’ont rien dit. Quand va-t-il passer à l’action ?

– Tout à l’heure, pendant la parade. 

– Quoi ? ! ! !

– Il faudrait que vous veniez nous aider à la défendre, parce qu’on ne sait pas combien ils vont être. 

– La princesse est en danger et vous êtes là à me raconter n’importe quoi…

Suffoqué, Archer ne trouve plus ses mots. Personne reprend : 

– Pas de panique ! J’ai prévenu les gardes du palais et j’ai même renforcé sa protection : deux valeureux guerriers armés, cachés dans sa chambre.

– Quels guerriers armés ?

– Ben, deux gars du Sud. Le troisième, il n’était pas libre ce soir.

– Deux gars dans la chambre de Rose ?!!!!

Archer se lève précipitamment, saisit son épée qui était posée sur son bureau, la passe à sa ceinture, crie à Fontainier d’aller chercher tous les soldats du poste de Sécurité, sans cesser d’interroger Personne :

– Les gars du Sud ont des armes, vous dites ? Ils les ont prises où ?

– C’est moi qui les leur ai données. Quand j’avais trouvé les coffres pleins d’épées, j’en avais caché quelques unes dans ma grotte, à tout hasard. Et pour l’attaque, je leur ai donné des uniformes royaux, pour qu’on ne les confonde pas avec les méchants.

– Des uniformes ?… Comment les avez-vous… ?

– Vous vous rappelez les uniformes des gardes de la mine ? Ils étaient jetés par terre, je les ai mis dans mon sac, en me disant que ça pourrait servir un jour. Ils sont pas tout neufs mais ils font illusion. 

Archer se calme :

– Vous m’affolez pour rien. Les jeunes du Sud vont bientôt rentrer chez eux. Ils n’ont aucune raison de faire du mal à Rose, en plus, la fille du défunt prince-gouverneur est avec elle.

– Mais je ne vous dis pas qu’ils lui veulent du mal, au contraire, ils vont la défendre contre les méchants envoyés par l’Excellence !

– Le palais est impossible à prendre d’assaut. 

– Les méchants ne vont pas attaquer le palais. Ils vont prendre le passage secret qui part du quartier rouge et qui arrive directement à la chambre de la princesse. 

Archer est pétrifié :

– Le passage de l’appartement du prince héritier ! Il existe encore ?

– Ben oui, puisqu’ils vont le prendre !

– Mais la princesse n’habite pas là ? ! Elle est dans l’aile sud !

– Ben non, c’est là que je vais la voir, en passant par les toits.

– Depuis quand elle habite cet appartement ?

– Moi, je l’ai toujours connue là. C’est pas de chance, avec toute la place qu’ils ont, ils l’ont mise dans l’endroit le plus dangereux ! C’est par là que les envoyés de l’ancien Excellence vont s’introduire et faire sortir Rose, pour l’enlever. Ils vont profiter du bruit des tambours et des pétards pour enfoncer la porte de la petite rue sans attirer l’attention.

Les soldats que Fontainier est allé chercher arrivent enfin. Archer sort en courant avec eux, Personne sur ses talons.

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