22. Un petit prince dans une ville morte

Arrivé dans le quartier des fonctionnaires royaux, le capitaine Personne a la joie d’y rencontrer Dame Arnica, épouse du commandant et guérisseuse qui se dévoue pour les blessés de la guerre. Elle se fait un plaisir d’apprendre à l’espion les raisons de cette ville morte. 

 

Pressé(e)s lecteurs et lectrices, je  vous résume l’affaire :

L’avant-veille, comme Petit Dauphin et Archer l’avaient pressenti, la population excitée par les serviteurs de Dame Tournesol s’est armée de pierres, de bâtons et de couteaux conservés malgré l’interdiction. Pendant la nuit, elle a envahi la partie du château réquisitionnée par « ceux de Sanara ». 

Furieux de trouver vides les pièces réservées aux fonctionnaires royaux, les agresseurs ont commencé à passer leur rage sur les meubles et les dossiers, mais le gouverneur est remonté de la plaine où il s’était discrètement réfugié, à la tête de toute l’armée.

Sans violence, par la seule présence des épées levées miroitant à la lueur des torches, il a obtenu que les émeutiers se retirent. Depuis, les habitants se claquemurent, s’encourageant les uns les autres en se disant : « Ils ne gouverneront qu’une ville morte, ça ne va pas les enrichir, eux qui ne pensent qu’à voler notre argent ! »

 

En réponse à la transformation de Tara en une ville morte, Archer a décidé de faire repartir l’armée, expliquant à ses adjoints inquiets :

– Il faut être logique : puisque j’affirme qu’il n’y a pas de guerre, je n’ai pas besoin d’une armée. Je conserve juste une garnison pour la sécurité et l’ordre, comme dans n’importe quelle capitale régionale. 

 

En même temps, pour valoriser la présence des fonctionnaires royaux, il a demandé à son épouse, Dame Arnica, d’intervenir pour amadouer la veuve. 

Ayant satisfait la curiosité de son jeune ami, Dame Arnica s’en va dans l’autre aile du château pour accomplir sa mission d’ambassadrice de paix, tandis qu’il s’installe pour faire une sieste dans la petite cour fleurie, en attendant l’arrivée du commandant.

 

Dans son salon, la veuve du chef des révoltés est très inquiète. Elle couve du regard ses deux filles, dont l’une brode et l’autre lit près d’elle, tandis que le petit dernier est encore dans sa chambre. Quelles terribles menaces pèsent sur ces innocents ?

Pour tenter de se rassurer, elle tâte nerveusement dans sa poche la lettre d’Ardent, toute froissée d’avoir été lue et relue des dizaines de fois. Les mots gravés dans sa mémoire ne parviennent pas à l’apaiser : “Le Grand Conseil nous a tous graciés. Nous allons être les fiers représentants du Sud dans l’Ecole de l’Union, qui accueille des élèves de toutes les régions… Le roi veut la paix… Il veut la tolérance…” 

Depuis l’échec de l’émeute, des histoires de villes prises d’assaut et de tourments infligés à la population par les vainqueurs hantent sa mémoire. Tara avait eu la chance d’échapper au pillage, mais après cette émeute, « l’ennemi » – c’est ainsi qu’elle nomme les fonctionnaires royaux – va vouloir se venger, elle en est sûre. “La tolérance, la paix, ce ne sont que des mots”, pense-t-elle avec colère. 

Pourtant, au lieu de soldats qui viendraient l’arrêter, la nourrice lui annonce joyeusement la venue de la guérisseuse dont tous les soldats blessés chantent les louanges. Surprise et soulagée, l’aristocrate l’accueille avec politesse :

– Bonjour Dame. On m’a rapporté tout ce que vous faites pour nos blessés et je vous en suis très reconnaissante. Permettez-moi de vous présenter mes filles, Cendres Brûlantes, qui a 16 ans et Braises, qui en a 20. 

Les deux jeunes filles saluent sagement et l’aînée ajoute avec enthousiasme :

– C’est la première fois que je rencontre une femme médecin ! Moi aussi, je veux soigner les gens !

Dame Arnica lui sourit et commence à parler de ses activités de guérisseuse spécialisée dans les soins des femmes et des enfants, quand le petit Soleil-de-minuit, ses jolies boucles soigneusement peignées par sa nourrice et son épée au côté, vient embrasser sa mère, puis gémit :

– Maman, je m’ennuie, il n’y a personne pour jouer avec moi.

– Beaucoup de serviteurs et d’amis se sont réfugiés à la campagne avec leurs familles, alors il est tout seul, explique la mère à Dame Arnica.

– Ecoutez, dit la guérisseuse à l’enfant. Je connais quelqu’un qui peut vous raconter des histoires. Allez chez le commandant et dites à un de ses gardes que vous voulez voir le capitaine Personne.

– C’est un vrai capitaine ? demande l’enfant étonné.

– Non, c’est un garçon qui s’est donné ce titre pour s’amuser. Il est plus âgé que vous, mais il a l’habitude de raconter des histoires aux enfants. Il était parti quelque temps, mais je viens juste de le revoir. Dites-lui que c’est Dame Arnica qui lui demande de vous raconter des histoires. 

L’enfant s’en va joyeux et la guérisseuse se remet à détailler sa proposition à Dame Tournesol :

– Je souhaite visiter votre hôpital et vous offrir mes services pour les malades. Je voudrais organiser des soins gratuits pour les femmes et les enfants.

– Des soins gratuits ? demande la veuve qui n’a jamais entendu parler de choses pareilles. Mais qui va payer les médicaments et votre travail ?

– L’Etat, bien sûr. Avec l’argent des impôts, l’Etat peut se charger de beaucoup de choses ! Notamment pour la santé et l’éducation des populations pauvres !

 

Dame Tournesol se tait. Viscéralement, elle déteste tout ce qui vient de cet Etat responsable, selon elle, de la mort de son mari, mais Braises intervient vivement :

– Oh ! C’est magnifique ! Je veux y aller moi aussi, s’il vous plaît Mère. Moi aussi, je veux soigner les enfants malades.

– Si vous le voulez, dit Arnica à Braise, je peux vous transmettre mon savoir de sage-femme, à vous et à d’autres jeunes filles qui seraient intéressées.

Braise se retient de se jeter au cou de cette inconnue et s’écrie :

– C’est ce que j’ai toujours rêvé de faire ! Oui, oui, je veux être votre élève ! 

Voyant la mine réprobatrice de sa mère, elle s’enflamme : 

– Oh s’il vous plaît, Mère chérie ! Il n’y a rien de plus beau qu’une naissance ! C’est ce que je veux faire ! Mettre des enfants au monde et après, les soigner !

Vaincue par l’enthousiasme de sa fille, la veuve appelle un serviteur pour lui demander de préparer sa calèche : elle va elle-même accompagner Dame Arnica et Braise à l’hôpital.

 

Dans l’autre aile du château, quand le commandant entre dans son bureau, un bruit de voix dans la petite cour attire son attention. Il va voir : le capitaine Personne est assis par terre, dos au mur, jambes à demi allongées. Soleil-de-minuit est à califourchon sur ses genoux et écoute passionnément l’histoire. 

– Qu’est-ce que vous fichez là, vous deux ? s’exclame brusquement Archer.

– Chut, commandant, dit le conteur, vous arrivez au mauvais moment… alors, le loup s’approche de la petite fille et…

– Ça suffit ces bêtises, intervient brutalement Archer. Ouste !

Il saisit le petit garçon par un bras et, malgré ses gigotements et ses protestations, l’emmène dans le couloir où il le confie à un garde, avec mission de le ramener à sa mère. De retour dans la cour, il s’adresse sans ménagement au jeune espion qui n’a pas bougé et le regarde d’un air inexpressif :

– Pendant que sa Seigneurie s’amusait à Sanara, ici, on a tenté de m’assassiner et il y a deux nuits, des émeutiers ont attaqué le palais !

Le garçon se lève lentement et fait face :

– Hé ! J’y  suis pour rien, moi, dans vos histoires.

– Oui, je sais, mais n’en rajoutez pas. Il ne faut rien faire qui puisse contrarier la population. Donc, ne vous approchez pas de ce petit, parce qu’on ne sait pas comment les choses peuvent être interprétées. 

– Interpréter ! Il n’y a rien à interpréter !

– Pourquoi n’avez-vous pas demandé à me voir dès votre retour ? Je vous rappelle que vous travaillez pour moi ! Je vais vous trouver des façons plus utiles de vous occuper !

– D’abord, je travaille pour vous quand j’en ai envie ! Et moi, je considère qu’il n’y a pas d’occupation plus utile que de raconter des histoires à un enfant ! Et puis, c’est Dame Arnica qui me l’a envoyé. 

– Vous n’êtes pas aux ordres de Dame Arnica, mais aux miens. Et puis, peu importe, ne vous approchez pas de lui, c’est tout. 

Le commandant tourne les talons mais le garçon le retient. En parlant lentement comme quelqu’un qui se force à contenir sa colère, il articule :

– C’est quoi, le problème entre moi et ce petit ? C’est que je suis une brute épaisse qui ne respecte rien ? C’est que je suis trop bête pour comprendre que si je touche à un de ses cheveux, toute la ville nous étripe ? Hein, c’est quoi le problème ? 

Sa voix va en montant et il hurle les derniers mots. 

Sans répondre, Archer rentre dans son bureau et claque la porte derrière lui. D’un bond, le jeune voleur est sur ses talons et le tire par le bras :

– Répondez-moi, bordel ! Vous, de la façon que vous l’avez attrapé, vous lui avez peut-être fait mal, et moi je n’ai pas le droit de lui raconter gentiment une histoire ? C’est quoi la différence entre vous et moi ?

– Vous le savez très bien.

– Alors c’est ça ? Je ne suis pas d’accord ! Entre vous et moi, il n’y a pas de différence, et surtout pas à cause de ça. Il est aussi en sécurité avec moi qu’avec vous !

– Je vous dis qu’on a eu assez d’histoires comme ça. Ne vous approchez plus du petit prince, c’est tout.

– Je vous croyais différent des autres… Moi, je vous ai toujours fait confiance… et vous, vous me prenez pour un monstre !

Il hurle : 

– Hypocrite ! Vous me dégoûtez ! 

Comme il s’apprête à sortir dans le couloir, Archer le rattrape, le retient par l’épaule et commence une phrase, mais le jeune voleur lui assène un violent coup de genoux qui le plie en deux, le souffle coupé, grimaçant de douleur, au moment où la porte s’ouvre sur deux gardes alertés par les cris.

Abasourdis par ce qu’ils ont vu, les gardes laissent passer le garçon qui s’enfuit en courant. Les soldats veulent aider leur chef à s’asseoir, mais il choisit de rester debout.

– Et lui, qu’est-ce qu’on fait ? demande un garde en désignant le couloir où le garçon a disparu.

– Laissez courir, murmure Archer.

Il s’appuie contre le mur, respirant lentement et profondément. A ce moment, arrive Dame Arnica tenant par la main Soleil-de-minuit qui pleure à gros sanglots.

Comme elle s’inquiète de l’expression de douleur de son mari, celui-ci fait une vague allusion à une chute de cheval récente. Son épouse décide alors de prendre des plantes dans ses bagages et d’aller aux cuisines préparer pour lui une potion contre la douleur.

En partant, elle demande à un garde d’aller informer les dames de son retard. Pendant que Soleil-de-minuit file dans la petite cour à la recherche du conteur, arrivent Petit Dauphin et Artimon, chacun un dossier sous le bras. Ils s’assoient devant le bureau et attendent en consultant leurs dossiers.

Ayant vite exploré la cour, Soleil-de-minuit revient demander où est son ami Personne. Apprenant qu’il est parti, l’enfant gémit :

– Et mon histoire ? Comment elle finit ? Est-ce que le loup mange la petite fille ?

– Mais non, dit Archer, la petite fille a flanqué un grand coup de poing sur le nez du loup et il est parti en criant Aïe, Aïe et il n’est jamais revenu. Voilà.

– C’est fini ?… Déjà ? J’en veux une autre, rétorque le petit, sans se démonter.

– Allez-y, Petit Dauphin ou Artimon, racontez une histoire, soupire le commandant, totalement désarmé face à l’orphelin.

Le comptable regarde l’enfant et commence :

– Il était une fois… un… petit prince, très gentil, avec de jolis cheveux bouclés et une épée au côté. Il s’ennuyait parce qu’il était tout seul, alors il est parti en voyage pour chercher… euh un mouton qui lui tiendrait compagnie… Et alors, il a rencontré un loup…

– Ah ! Non, intervient le commandant, pas de loup, ça fait peur ! 

– Il a rencontré… un renard. Gentil, le renard ! propose Artimon.

– Oui, reprend Petit Dauphin, le gentil petit prince qui s’ennuyait tout seul part chercher un mouton de compagnie, mais, en fait, il rencontre un gentil renard, et…ils deviennent amis. Ils aimaient bien être ensemble et parler tous les deux.

Mais le renard ne pouvait pas rester. Il fallait qu’il rentre chez lui, alors le petit prince était triste. Mais le renard lui a expliqué qu’ils restaient amis pour toujours, même s’ils n’étaient plus ensemble.

Et puis, en fait, le petit prince n’était pas tout seul, oui, en fait, il avait… une très belle fleur, un tournesol, un tournesol très beau, aussi brillant qu’un soleil, avec une couronne sur la tête. Et le petit prince s’occupait bien de sa fleur, de son tournesol princesse. Il l’arrosait, il l’écoutait parler, il l’écoutait se taire… Et en s’occupant de son tournesol, il s’est consolé de ne plus être avec le renard. 

– Et là, c’est fini, les histoires, déclare Archer. 

Soleil-de-minuit dit tristement à Dame Arnica qui vient de revenir avec un bol fumant :

– Y a plus Personne.

Devant l’air étonné de son épouse, Archer dit :

– Le capitaine Personne est parti, et vous deux aussi, vous allez partir, j’ai du travail. 

Tandis que Dame Arnica emmène avec elle le petit garçon, Archer dit à ses deux assistants civils : 

– Veuillez m’excuser, mais je préfère remettre à demain matin ce qu’on devait se dire. Pour le moment, j’ai des rapports à rédiger. Vous avez quartier libre jusqu’à demain. Merci pour l’histoire, vous vous débrouillez très bien, à vous deux !

Une fois seul, il s’assied avec précaution et se met à boire la décoction de Dame Arnica. Sans toucher à son écritoire, il reste songeur et inquiet : « Dans quelques jours, il sera à Sanara. Qu’est-ce qu’il va y faire comme bêtises ? Mais je n’ai aucun motif valable de le faire surveiller par la Sécurité et puis mes gars ont d’autres choses à faire… » 

 

Bouleversé par cette violence dont il ne se savait pas capable, surtout envers quelqu’un qu’il admire sincèrement, Personne est sorti de la ville sans savoir où il allait et a marché comme un automate.

Quand il se retrouve au pied de la colline où paissent les brebis de son ami le berger, il s’arrête. L’apercevant, le jeune homme court à sa rencontre et le serre dans ses bras :

– Je ne pensais pas vous revoir si vite ! Quelle joie ! Mais vous avez l’air bizarre, vous êtes contrarié… Que vous est-il arrivé ?

– Je me suis disputé avec quelqu’un. Je peux rester avec vous quelque temps ?

– Quelle question ! Restez autant que vous voulez. 

Et il ajoute à voix basse : 

– Toute la vie, si vous voulez. 

Comme à chaque étreinte du garçon, Personne se sent ému aux larmes. Il ne sait pas combien de temps il supportera la vie monotone des pâturages, mais pour le moment, il accueille avec reconnaissance la proposition de son ami.

À cet instant, pour lui, le bonheur est dans le pré ! Plus tard, il le sait bien, Sanara et ses nuits joyeuses l’attireront à nouveau, comme une fleur attire un papillon. 

 

Tant mieux, parce que, c’est bien connu, les gens heureux n’ont pas d’histoire, or, nous, nous voulons des histoires ! Pendant quelque temps, je vais laisser Personne vivre heureux auprès de son berger mais quand il repartira « faire des bêtises » comme dit le commandant, je serai aux aguets pour vous les raconter, ces bêtises.

Et dès demain, je vais repartir  à Sanara surveiller ce que deviennent nos autres héros.

 

TRENTIÈME JOUR DU MOIS DE LA LUNE

 

Me voici dans la capitale, en ce début d’après-midi. Les rues sont calmes, je dirais même qu’elles ont presque retrouvé leur charme terni par le massacre de la place du marché. 

Je vais dans la chambre de Rose, je veux profiter de son absence pour lire son cahier. 

Alors, ça, quelle surprise ! Elle est là, au lieu d’être en cours.

Mais ça ne va pas fort pour notre princesse ! Le chignon défait, les mâchoires crispées, elle retire sa robe mouillée et tachée, et en met une autre. Elle se jette sur son cahier pour griffonner quelques lignes.

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