Mourir d’aimer

L’amour qui conduit à la mort, le thème semble moderne, car l’actualité foisonne de ce qu’on appelle des drames passionnels. L’amour porteur de mort est pourtant présent dans beaucoup de récits antiques.

Mythes

mythologie grecque

– Le bûcher d’Alcmène

Le mythe d’Héraclès raconte que le roi Amphitryon, ayant appris par un devin que sa femme Alcmène l’avait trompé, la condamna à être brûlée vive. En déclenchant une averse, Zeus arrêta l’exécution de la malheureuse. Il révéla que c’était lui, le roi des dieux, qui avait pris place par ruse dans le lit de la reine, en prenant l’apparence de son mari. C’est en toute innocence qu’elle s’était donnée à celui qu’elle croyait son époux et l’enfant à naître allait être un héros. On le nomma Alcide puis plus tard Héraclès.

Alcmène sur le bûcher

La condamnée à mort est assise sur le tas de bûches bien rangées. Elle tend un bras implorant vers le ciel où apparaît  Zeus, tandis que deux exécuteurs approchent des torches pour allumer le bûcher. En haut à droite, des femmes symbolisant la pluie s’apprêtent à vider les amphores dont l’eau va éteindre l’incendie.

– La mort de Coronis

Le mythe d’Apollon raconte qu’il avait pour maîtresse une princesse qui, sachant que le dieu immortel l’abandonnerait quand elle vieillirait, ne tarda pas à prendre un amant humain. Le dieu (ou sa sœur Artémis) tua l’infidèle d’une flèche. « Le corps était déjà sur le bûcher funéraire lorsqu’Apollon réalisa que son amante était enceinte et arracha son fils, Asclépios, du ventre de sa mère et des flammes. » (Citation du site internet Le Grenier de Clio). Confié au centaure Chiron, l’enfant grandit et devint un médecin extraordinaire.

Apollon arrachant son fils Asclépios (Esculape) au corps de sa mère morte, gravure du XVe siècle.

Ces deux héros qui avaient échappé aux flammes avant de naître périront tous les deux par le feu : Asclépios était si efficace en tant que médecin qu’il ressuscitait les morts ! Zeus le foudroya pour l’empêcher de changer l’ordre naturel de la vie et de la mort.

De son côté, après d’innombrables exploits, Héraclès eut la malchance de s’habiller d’une tunique que son épouse Déjanire avait imprégnée du sang du centaure Nessus, pensant s’assurer ainsi la fidélité du héros. En réalité, ce sang était un poison qui brûlait atrocement les chairs d’Héraclès. Fou de douleur, il arracha quelques arbres et monta volontairement sur ce bûcher.

Après leur mort, Asclépios et Héraclès devinrent des dieux honorés dans toute la Grèce et dans l’empire romain

– Sémélé foudroyée par Zeus

Amante de Zeus, Sémélé lui demanda de s’unir à elle tel qu’il était quand il s’unissait avec Héra sa divine  épouse. Sa nourrice lui avait conseillé de demander à son amant une preuve irréfutable de son identité divine, mais en réalité sous l’apparence de la vieille nourrice se cachait Héra elle-même, décidée à faire périr sa rivale et l’enfant qu’elle portait. Zeus avait juré par le Styx d’exaucer toute demande de sa belle. Il en fut désolé, mais, tenu par son serment, il se montra à elle sous l’apparence du dieu de la foudre. « Le corps d’une mortelle ne peut supporter le tumulte céleste et Sémélé périt dans les flammes, dons de son époux. L’enfant, à peine formé, est arraché du sein de sa mère et, tendre encore – si ce prodige mérite croyance –  cousu dans la cuisse de son père, où il achève le temps de la gestation maternelle.» (Ovide, Les Métamorphoses)

Cet enfant né deux fois sera le dieu Dyonisos, dieu de la vigne, du vin et des extases mystiques.

 

La mort de Sémélé par Rubens. La nudité de la princesse permet de voir que la grossesse est en cours. le futur Dyonisos finira sa gestation dans la cuisse de son père, Zeus.

 

– Un suicide par le feu

Dans le livre III de sa Bibliothèque, Apollodore cite le cas d’une femme qui se suicide pour accompagner son époux tué lors de la guerre des Argiens contre les Thébains :

“Evadné, fille d’Iphis et femme de Capanée, se jeta sur le bûcher de son mari et fut brûlée avec lui.” (site Remacle.org)

Ce récit grec ne concernant pas un héros important, il n’a  pas été valorisé par la tradition littéraire ou artistique.

 

Mythologie hindoue

Dans la mythologie hindoue, plusieurs récits lient la fidélité et le feu.

Mâdri sur le bûcher de son mari

Dans l’épopée du Mahabaratha, le roi Pandu a deux épouses, mais ne peut s’unir à aucune des deux car, au cours d’une chasse et sans le savoir, il avait blessé à mort un sage. Avant de mourir, le sage avait lancé sur lui une malédiction le condamnant à mourir la première fois qu’il ferait l’amour.

Voici comment Catherine Clément nous raconte le sacrifice de Mâdri la deuxième épouse, après bien des péripéties ayant permis aux deux épouses vierges d’engendrer magiquement des enfants : “Elle propose à son mari une première et dernière étreinte, un premier et dernier plaisir. Puisque Pandu est condamné à mourir au moment de sa jouissance, elle lui promet de le rejoindre sur le bûcher de sa crémation. Et c’est ce qui se passe. Pandu et Mâdri font l’amour. Pandu meurt immédiatement. On dresse le bûcher de Pandu, et Mâdri monte sur le bûcher, pose la tête du mort sur ses genoux et demande à son frère d’allumer le bûcher. C’est ainsi que Mâdri brûle vive.” (Promenade avec les dieux de l’Inde)

Voici maintenant le même épisode raconté par Serge Demetrian dans son livre Le Mahâbhârata conté selon la tradition orale.

Pandu et Mâdri se promenaient seuls dans la forêt : “Pandu se sentait riche et fort comme un dieu. Vêtue d’un tissu léger, Mâdri lui paraissait  très belle. À chaque regard, la maîtrise de soi faiblissait et le désir envahissait Pandu ; d’un élan soudain, il étreignit Mâdri. Celle-ci, consciente de la malédiction qui pesait sur son mari, voulut le repousser mais il triompha de sa résistance. (Voyant son mari mourir dans ses bras, elle appelle au secours et Kunti la première épouse arrive)

– Que s’est-il passé, qu’as-tu fait, lui reprocha Kuntî en sanglotant. Ne savais-tu pas qu’il mourrait s’il touchait à l’une de nous ? Pourquoi l’as-tu tenté, pourquoi l’as-tu accepté, ô Mâdri ?

– Je ne voulais pas, je m’y suis opposée, il a usé de sa force ; il était si beau, si tu l’avais vu, Kuntî, se lamenta Mâdri. À présent, tout est fini. Je n’ai plus qu’à le suivre dans la mort.

– C’est moi la première épouse, cet honneur m’appartient. Toi du moins tu l’as tenu une fois dans tes bras, moi jamais. Suivant la coutume des femmes fidèles, je monterai donc sur son bûcher, déclara Kuntî.

(En argumentant que la première épouse sera la mieux placée pour s’occuper des cinq fils du roi, Mâdri obtient que Kuntî lui cède la place sur le bûcher.)

(On voit par la comparaison de ces deux versions que la polarité responsable/pas responsable peut facilement s’inverser. Il n’y a pas de version plus authentique l’une que l’autre, la transmission orale rendant  inévitables les variations autour d’un motif.)

Le suicide des épouses de Krishna. À la fin du Mahabaratha, le héros Krishna, ami des fils de Kunti et Madri, meurt et ses épouses se suicident pour le rejoindre. Elles accèdent ainsi au royaume des dieux car Krishna était une incarnation du dieu Vishnou.

Sita et l’épreuve du feu

L’autre épopée de l’Inde, le Ramayana, raconte que la princesse Sita a été enlevée par le démon Ravana, qui s’efforce de la séduire sans la prendre de force, mais elle reste fidèle à son époux Rama. Après bien des péripéties, Rama parvient à libérer Sita mais il ne veut pas la reprendre avec lui et lui dit : « Une femme qui a séjourné dans la maison d’un autre, quel homme d’honneur et de bonne famille se laisserait égarer par la passion au point de la reprendre ? » Pour prouver sa fidélité, Sita passe l’épreuve du feu et grâce à la protection d’Agni, le dieu du feu, elle sort intacte des flammes.

Sita protégée par le dieu Agni au cours de l’épreuve du feu.

– Le suicide de Sati

Des récits sanskrits rapportent que le prophète Daksha avait donné ses seize filles en mariage à des dieux. Sa fille Satî était l’épouse du dieu Shiva. Un jour, Daksha invita tous ses gendres à un grand sacrifice, sauf Shiva, dont il n’aimait pas le style de vie, qu’il jugeait « impur ». « Satî, poussée par la rancune que lui inspirait la non invitation de son mari au sacrifice organisé par son père, brûlait du désir d’y assister. Shiva tenta de l’en dissuader. En vain. Elle arriva en plein milieu du sacrifice et se lança dans une violente  apologie du style de vie de son mari, puis se mit en posture de yoga : elle en pratiqua les techniques avec une telle concentration que bientôt son corps s’embrasa tout entier. 

(Averti de la mort de son épouse), Shiva entra dans une grande colère. Il s’arracha une touffe de ses longs cheveux dont se moquaient les autres Dieux et la jeta sur le sol. Un géant terrifiant en surgit, Virabhadra-le-Mâle qui aussitôt enrôla quelques uns des courtisans douteux de Shiva, comme les Bhoutas, esprits malveillants de ceux qui sont morts de morts violentes (et d’autres esprits malveillants). Virabhadra courut avec eux jusqu’au lieu du sacrifice qu’il saccagea ; il dispersa les feux, massacra les célébrants, expulsa les Dieux à coups de pierre et finalement, décapita Daksha lui-même, faisant rouler  sa tête dans les braises profanées. Les Dieux allèrent se plaindre à Brahmâ et à Vishnou. Tous ensemble, ils allèrent trouver Shiva (qui, après négociations) ressuscita tous les célébrants, qui purent ainsi reprendre le sacrifice. Tout se finit bien, même pour Satî, qui transformée en flamme, prend possession d’un lieu himalayen où elle est vénérée sous cette forme de feu.»

( Résumé d’après Les grands mythes de l’Inde, de Guy Deleury)

La colère de Sati, gravure populaire de l’Inde, XIXe siècle. La princesse Sati est face à son père le roi assis sur son trône pour surveiller le sacrifice. Les brahmanes entourent le feu pour l’alimenter avec les offrandes. Au premier plan, l’ascète à demi nu et aux longs cheveux symbolise Shiva.  

Contes

Les contes donnent toujours une vision positive de l’amour : après un temps actif (épreuves) ou passif (sommeil magique…), les héros vivent enfin un amour heureux. Le feu n’est présent que sous la forme rassurante de la lampe qui guide dans la nuit les enfants perdus vers une maison (pas de chance, c’est celle de l’ogre !) ou du foyer de la cheminée, dont les cendres ont donné un doux nom à une des plus illustres héroïnes de contes : Cendrillon.



Cendrillon entretient le feu de la cheminée, image d’Epinal, XIXe siècle.

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