La justice : les jugements

Le thème de base de toutes les mythologies étant l’expression de la puissance, elles abondent en rivalités et conflits, réglés souvent par des combats armés et, parfois, par des jugements. Je ne vais citer que les plus célèbres jugements, qui ont souvent été représentés en peinture, en les classant selon l’importance des personnages.

Je commence donc par des jugements qui mettent en cause des divinités, mais peut-on réellement porter un jugement sur les divinités ?

Tous les exemples montrent qu’il faut se soumettre aux dieux puisqu’ils sont les plus forts !

Les humains peuvent-il porter un jugement sur les dieux ?

Le jugement de Pâris

Sur ordre de Zeus, le jeune berger troyen Pâris doit arbitrer un concours de beauté : il doit offrir une pomme d’or à celle qui, Héra, Aphrodite ou Athéna, est la plus belle. Il demande à voir nues les trois déesses (voir le thème de la nudité, en lien avec l’épisode 4) et parle seul à seule avec chacune.

Pour obtenir la pomme d’or, Héra l’épouse de Zeus lui promet le pouvoir sur tous les hommes ; Athéna, déesse de la guerre, lui promet la victoire dans tous les combats ; Aphrodite, déesse de l’amour, lui promet l’amour de la plus belle femme du monde.

Vous conviendrez avec moi que le comportement des déesses n’est rien d’autre que de la corruption active. Mais, pour le mythe, l’important c’est d’affirmer sa puissance, et pour cela, tous les moyens sont bons.

Délaissant le pouvoir politique et le pouvoir guerrier, Pâris choisit l’amour, quel bon  garçon ! Il décerne donc le prix de beauté à Aphrodite. Hélas, la plus belle femme du monde est Hélène, épouse du roi grec Ménélas. Comme elle l’avait promis, Aphrodite exerce son pouvoir sur la reine, quand Pâris fait une visite de courtoisie à la cour de Ménélas. Aveuglée par l’amour, Hélène quitte son mari et suit le jeune prince à Troie. Pour laver son honneur de mari trompé, Ménélas demande à son frère Agamemnon de rassembler tous les rois de Grèce et de partir en guerre contre Troie. La guerre de Troie provoquera la destruction complète de la ville.

Ayant été désigné comme juge par Zeus lui-même, Pâris était protégé. Les deux perdantes ne lui ont donc pas fait payer son choix tout de suite. Mais, pendant la guerre de Troie, elles  soutiendront activement les Grecs, tandis qu’Aphrodite fera tout ce qu’elle pourra pour aider les Troyens, comme je le détaille dans le thème « Raconter la guerre ».

Le jugement de Pâris par Rubens.
Ce thème permettant de montrer de face, de profil et de dos des déesses nues a été souvent représenté.

Le jugement de Tirésias

Tirésias était l’un des devins les plus fameux de Grèce. Avant de devenir devin, il avait vécu une étrange aventure que Apollodore nous conte sans détails, comme à son habitude :

“Suivant Hésiode, Tirésias ayant trouvé à Cyllène deux serpents accouplés, et les ayant blessés, il devint femme. Ayant retrouvé, quelque temps après, ces mêmes serpents accouplés, et les ayant encore frappés, il redevint homme.”

Tirésias est donc le premier humain transgenre !

Un jour que Zeus et son épouse Héra se disputaient pour savoir qui, de l’homme ou de la femme avait le plus de plaisir pendant l’amour, ils demandèrent à Tirésias d’arbitrer le débat, puisqu’il avait connu les deux états.

“Tirésias répondit que de dix-neuf parties qui composaient le plaisir amoureux, la femme en éprouvait dix, et l’homme seulement neuf. Irritée de cette sentence, Junon le priva de la vue, mais Jupiter le doua de l’art de la divination. Il vécut jusqu’à un âge fort avancé.”

(Apollodore livre III, chapitre 6, site Remacle.org)

(En lien avec l’épisode 4, en commentaire du thème “Voir une femme nue”, je donne une autre version de la raison pour laquelle Tirésias perdit la vue, également par la punition d’une déesse, Athéna.)

Le jugement du roi Midas

Dans la mythologie grecque, les satyres sont des êtres surnaturels, qui ont un visage et des sentiments humains, avec le corps velu comme celui d’un animal et des sabots et des cornes de bouc. Ils vivent dans les campagnes et protègent les troupeaux. Les plus célèbres sont Pan, inventeur de la flûte qui porte son nom et Marsyas. Ce dernier avait trouvé une flûte jetée par la déesse Athéna (car, en jouant de la flûte près d’une source, elle avait vu dans le reflet de l’eau que son visage se déformait lorsqu’elle gonflait ses joues pour souffler). Le satyre s’était mis à jouer de la flûte pour distraire les paysans et ceux-ci proclamèrent que son talent dépassait celui d’Apollon lui-même.

Le dieu de la musique, qui était animé, selon les poètes grecs, d’un “fol orgueil” organisa un concours avec pour juges les Muses, divers musiciens et le roi Midas. Le dieu proposa que la récompense du vainqueur serait de faire ce que bon lui semblerait du vaincu, et Marsyas accepta l’enjeu. Le satyre joua de la flûte et Apollon joua de la lyre. Tous les juges déclarèrent que le meilleur musicien était Apollon, sauf le roi Midas, qui affirma préférer la musique de Marsyas.

Pour punir Midas de son jugement, Apollon transforma ses oreilles en oreilles d’âne. Et il condamna son rival à un châtiment horrible : il tua Marsyas en l’écorchant vivant malgré ses supplications.

À son habitude, Ovide se régale à exprimer son sens du détail horrible :

« Pourquoi me déchirer ? s’écriait-il. Ah ! que je me repens de mon audace ; Ah ! fallait-il que la flûte me coûtât si cher ! » Il crie, tandis que la peau qui couvre ses membres est arrachée ; tout son corps n’est bientôt qu’une plaie, le sang coule de tous les côtés, ses nerfs sont mis à nu ; on peut voir le mouvement de ses veines que la peau ne cache plus, l’œil peut compter ses entrailles et ses fibres entre lesquelles passe le jour.” (Ovide, chant VI)

Ces deux châtiments ont en commun de montrer que le dieu a le pouvoir de rabaisser au rang d’un animal l’humain qui prétend se hausser à un niveau divin, puisque seuls les animaux sont écorchés et seuls ils ont de grandes oreilles.

Apollon et Marsyas, par Jacob Jordaens. Tout en recevant la couronne de lauriers du vainqueur, le dieu tend la main pour punir Midas en lui donnant des oreilles d’âne. Le satyre Marsyas qui joue de la flûte n’a pour détail animal que ses oreilles pointues, et pas de pattes ni de cornes de bouc comme dans les représentations traditionnelles.

La punition d’Arachnée

Les malheurs de Marsyas me rappellent ceux d’Arachnée. Là encore, la divinité est à la fois juge et partie, ce qui ne garantit pas un jugement  impartial ! Et là encore, l’humain trop ambitieux est ravalé au rang d’animal.

Arachnée était une jeune fille exceptionnellement douée dans l’art du tissage, elle réalisait des tissages si beaux que sa renommée parvint aux oreilles d’Athéna, déesse des techniques (déesse de toutes les techniques, aussi bien le tissage que la guerre, alors considérée comme une technique, voire un art). La déesse organisa un concours entre elles en présence d’habitants de la ville. Les deux toiles se révélèrent d’égale beauté, et même, selon certaines versions, le travail réalisé par la jeune fille fut jugé plus beau que celui de la déesse. Celle-ci ne pouvait pas supporter l’égalité, encore moins la supériorité d’une mortelle. Elle frappa la jeune fille et l’humilia tellement que celle-ci se pendit. Alors la déesse lui rendit la vie mais en la transformant en araignée : “Conserve la vie, mais cependant reste pendue, insolente ! (…) Et maintenant, araignée, elle tisse, comme jadis, sa toile.” (Ovide, chant VI)

Athéna punissant Arachnée, par René-Antoine Houasse, 1706, château de Versailles.

Les exécutions sans jugement

Il y a aussi beaucoup de cas où, sans jugement officiel, la punition divine s’abat sur l’humain insolent. De notre point de vue moderne, il s’agit plutôt de vengeance que de justice, car le “prévenu” n’a pas eu la possibilité de se défendre. Mais du point de vue mythique, un humain ne peut plaider contre un dieu, il ne peut que se soumettre à la punition.

Je cite deux cas de jugements expéditifs, sans plaidoirie des accusées : 

Le massacre des enfants de Niobé

Mère de sept fils et sept filles, la reine Niobé se vantait d’être supérieure en fécondité à Léto, qui n’avait que deux enfants, Artémis et Apollon. D’un point de vue strictement comptable, Niobé avait raison, mais Léto s’estima humiliée par la comparaison et envoya ses enfants punir la coupable : de leurs flèches, ils tuèrent un à un les quatorze enfants de Niobé. Pris de pitié devant les larmes intarissables de la malheureuse mère, Zeus la transforma en un rocher d’où jaillissait une source abondante. 

Le massacre des enfants de Niobé, par Charles Dauphin, vers 1670,
Musée d’art ancien de Turin, photo Jean-Louis Mazières.

Andromède offerte au monstre, par Gustave Doré, 1869, collection particulière.

Cassiopée et sa fille Andromède

La reine Cassiopée s’était vantée d’avoir mis au monde une fille, Andromède, plus belle que les Néréides. S’estimant outragées, les nymphes de la mer obtinrent du dieu Poséidon qu’un monstre déchaînant les tempêtes vienne ravager les côtes du du pays où vivait l’insolente…

Pour sauver son royaume, le mari de Cassiopée n’eut  pas le choix : puisque la beauté d’Andromède déplaisait aux Néréides, il fit enchaîner la jeune fille sur un rocher, pour que le monstre vienne la dévorer.

Heureusement, monté sur le cheval ailé Pégase, le héros Persée tua le monstre et sauva la belle, qu’il épousa, bien sûr.

Quand les dieux jugent les humains 

Pour la pensée mythique, tout vient des dieux, même la justice, que les récits bibliques nous montrent rendue sous l’inspiration divine. Voici les jugements les plus célèbres.

Suzanne et les vieillards, par Artémisia Gentileschi, 1610, coll. Schonborn, Pommersfelden.

Le moment où Suzanne est confrontée aux deux vieillards est très souvent représenté, sans doute parce qu’il offre une charmante occasion d’opposer le vice et la vertu, car la vertu est incarnée par une belle jeune femme en train de se baigner, donc dénudée.

Suzanne et les vieillards

Dans la Bible, le livre de Daniel nous raconte l’histoire de cette juive aussi belle que pieuse, qui vivait à Babylone, au temps de l’exil des Hébreux. Elle était mariée à Joakim.

“On avait établi juges cette année-là deux anciens d’entre le peuple. Ils fréquentaient la maison de Joakim, et tous ceux qui avaient des différends se rendaient auprès d’eux.

Vers le milieu du jour, lorsque le peuple s’était retiré, Susanne entrait dans le jardin de son mari et s’y promenait. (Les deux juges la voient et la désirent. Un jour, pour prendre son bain car il fait chaud, Suzanne envoie ses deux jeunes servantes lui chercher des parfums.) Dès que les jeunes filles furent sorties, les deux vieillards se levèrent, coururent à Suzanne et lui dirent:  » Vois, les portes du jardin sont fermées, personne ne nous aperçoit, et nous brûlons d’amour pour toi ; consens donc à notre désir et sois à nous. Si tu refuses, nous porterons témoignage contre toi, et nous dirons qu’un jeune homme était avec toi, et que c’est pour cela que tu as renvoyé les jeunes filles. « (…)

Susanne soupira et dit: « De tous côtés l’angoisse m’environne. Si je cède, c’est la mort pour moi, et si je ne cède pas, je n’échapperai pas de vos mains. Mais il vaut mieux pour moi tomber entre vos mains sans avoir fait le mal que de pécher en présence du Seigneur. « 

Alors Susanne jeta un grand cri, et les deux vieillards crièrent aussi contre elle. Et l’un d’eux courut ouvrir les portes du jardin.

(Le lendemain, on juge Suzanne accusée par les deux vieux juges de recevoir un jeune homme dans le jardin de son mari.)

Comme elle était voilée, les méchants juges commandèrent qu’on lui ôtât son voile, pour se rassasier de sa beauté.

Mais tous les siens et tous ceux qui la connaissaient versaient des larmes.

Les deux vieillards, se levant au milieu du peuple, mirent leurs mains sur sa tête.

Elle, en pleurant, regarda vers le ciel, car son coeur avait confiance dans le Seigneur. (Malgré tout ce qu’elle peut dire, le peuple préfère croire ce qu’affirment les vieillards et elle est condamnée à la lapidation pour adultère.)

Comme on la conduisait à la mort, Dieu remplit d’esprit saint un jeune homme nommé Daniel.

Il cria à haute voix: – Pour moi, je suis pur du sang de cette femme! 

Tout le peuple se tourna vers lui et lui dit: – Que signifie cette parole que tu dis-là? 

Daniel, se tenant au milieu d’eux, dit : – Êtes-vous donc insensés à ce point, enfants d’Israël, de faire mourir une fille d’Israël sans examen, sans chercher à connaître la vérité ? Retournez au tribunal, car ils ont rendu un faux témoignage contre elle. 

(Daniel ordonne de séparer les deux juges et il leur demande sous quel arbre elle était avec le jeune homme. Le premier dit qu’elle était sous un lentisque, l’autre dit qu’elle était sous un chêne.)

Alors toute l’assemblée jeta un grand cri, et ils bénirent Dieu qui sauve ceux qui espèrent en lui.

Puis ils s’élevèrent contre les deux vieillards, que Daniel avait convaincus par leur propre bouche d’avoir rendu un faux témoignage, et ils leur firent le mal qu’eux-mêmes avaient voulu faire à leur prochain ; afin d’accomplir la loi de Moise, et ils les firent donc mourir, et le sang innocent fut sauvé en ce jour-là.”

(Ce récit ne figure que dans les bibles catholiques, il n’est pas reconnu comme saint par les Juifs et les Protestants.)

Le jugement de Suzanne, par François Boucher, vers 1720, Musée des Beaux-Arts du Canada, Ottawa. Le  jugement de Suzanne, quoique très important puisqu’il prouve que Dieu protège les innocents est beaucoup plus rarement représenté en peinture que Suzanne au bain !

Le jugement de Salomon

La Bible (Premier livre des Rois, chapitre 3, versets 16 et suivants) raconte que : “Deux femmes prostituées vinrent chez le roi et se présentèrent devant lui.

L’une des femmes dit : – Pardon! mon seigneur, moi et cette femme nous demeurions dans la même maison, et j’ai accouché près d’elle dans la maison. Trois jours après, cette femme a aussi eu un enfant. Nous habitions ensemble, seules dans la maison. Le fils de cette femme est mort pendant la nuit, parce qu’elle s’était couchée sur lui. Elle s’est levée au milieu de la nuit, elle a pris mon fils à mes côtés tandis que je dormais, et elle l’a couché sur son sein; et son fils qui était mort, elle l’a couché près de moi. Le matin, je me suis levée pour allaiter mon fils; et voici, il était mort. Je l’ai regardé attentivement ; et voici, ce n’était pas l’enfant que j’avais mis au monde.

L’autre femme dit : – Au contraire! c’est mon fils qui est vivant, et c’est ton fils qui est mort.

Mais la première répliqua : – Nullement! C’est ton fils qui est mort, et c’est mon fils qui est vivant.

C’est ainsi qu’elles parlèrent devant le roi. Le roi dit: – Apportez-moi une épée. On apporta une épée devant le roi.

Et le roi dit : Coupez en deux l’enfant qui vit, et donnez-en la moitié à l’une et la moitié à l’autre.

Alors la femme dont le fils était vivant sentit ses entrailles s’émouvoir pour son enfant, et elle dit au roi : – Ah! mon seigneur, donnez-lui l’enfant qui vit, et ne le tuez pas. Mais l’autre dit : – Il ne sera ni à moi ni à toi ; coupez-le!

Et le roi, prenant la parole, dit : – Ne faites pas mourir l’enfant. Donnez-le à la première. C’est elle qui est sa mère.

Tout Israël apprit le jugement que le roi avait prononcé. Et l’on craignit le roi, car on vit que la sagesse de Dieu était en lui pour le diriger dans ses jugements.”

Peinture sur céramique représentant le jugement de Salomon, XVIIIe siècle, Castelli, Italie. Musée des beaux-arts de Lille. (Photo Vassil)

La femme adultère

L’évangile de Jean, chapitre 8 versets 4 à 11, raconte un épisode célèbre car il synthétise la façon dont Jésus encourage ses contemporains à prendre du recul par rapport à leurs traditions :

“ Alors les scribes et les pharisiens amenèrent une femme surprise en adultère ; et, la plaçant au milieu du peuple, ils dirent à Jésus: – Maître, cette femme a été surprise en flagrant délit d’adultère. Moïse, dans la Loi, nous a ordonné de lapider de telles femmes : toi donc, que dis-tu?

Ils disaient cela pour l’éprouver, afin de pouvoir l’accuser. Mais Jésus, s’étant baissé, écrivait avec le doigt sur la terre.

Comme ils continuaient à l’interroger, il se releva et leur dit : – Que celui de vous qui est sans péché lui jette la première pierre.

Et s’étant de nouveau baissé, il écrivait sur la terre.

Quand ils entendirent cela, accusés par leur conscience, ils se retirèrent un à un, depuis les plus âgés jusqu’aux derniers ; et Jésus resta seul avec la femme qui était là au milieu.

Alors s’étant relevé, et ne voyant plus que la femme, Jésus lui dit : – Femme, où sont ceux qui t’accusaient ? Personne ne t’a-t-il condamnée?

Elle répondit : – Non, Seigneur.

Et Jésus lui dit: – Je ne te condamne pas non plus : va, et ne pèche plus.”

Le Christ et la femme adultère, par Nicolas Poussin, 1653, Musée du Louvre.

Le jugement d’Iseult

Venue du Moyen Âge, l’histoire de Tristan et d’Iseult nous raconte un amour impossible, car adultère. Tristan et Iseult ont bu par erreur une potion d’amour qui les a magiquement liés l’un à l’autre. Ils ne peuvent s’empêcher de s’aimer. Ils sont secrètement amants,  bien que Iseult soit l’épouse du roi Marc, oncle de Tristan. De  méchants chevaliers ont jeté le doute dans l’esprit du roi et celui-ci a chassé son neveu. Mais, pour lever les derniers doutes sur la fidélité d’Iseult, les méchants exigent que la reine subisse le “jugement de dieu”. Avant l’épreuve, elle a le temps d’envoyer un messager à Tristan pour qu’il se trouve sur la rive du fleuve, déguisé en pèlerin.

“Au jour marqué pour le jugement, le roi Marc, Iseult et les barons de Cornouailles, ayant chevauché jusqu’à la Blanche-Lande, parvinrent devant le fleuve, et, massés au long de l’autre rive, les chevaliers d’Arthur les saluèrent de leurs bannières brillantes.

Devant eux, assis sur la berge, un pèlerin miséreux, enveloppé dans sa chape, où pendaient des coquilles, tendait sa sébile de bois et demandait l’aumône d’une voix aiguë et triste.

À force de rames, les barques de Cornouailles approchaient. Quand elles furent près d’atterrir, Iseult demanda aux chevaliers qui l’entouraient :

« Seigneurs, comment pourrais-je atteindre la terre ferme, sans souiller mes longs vêtements dans cette boue ? Il faudrait qu’un passeur vînt m’aider. »

L’un des chevaliers appela le pèlerin.

« Ami, retrousse ta chape, descends dans l’eau et porte la reine, si pourtant tu ne crains pas, cassé comme je te vois, de fléchir à mi-route. »

L’homme prit la reine dans ses bras. Elle lui dit tout bas : « Ami ! » Puis, tout bas encore : « Laisse-toi tomber sur le sable. »

Parvenu au rivage, il trébucha et tomba, tenant la reine pressée entre ses bras. Écuyers et mariniers, saisissant les rames et les gaffes, pourchassaient le pauvre homme.

« Laissez-le, dit la reine ; sans doute un long pèlerinage l’avait affaibli. »

Et, détachant un fermail d’or fin, elle le jeta au pèlerin.

(… La reine retire ses beaux habits et les distribue aux mendiants) Elle garda seulement sur son corps une tunique sans manches, et, les bras et les pieds nus, s’avança devant les deux rois. À l’entour, les barons la contemplaient en silence et pleuraient. Près des reliques brûlait un brasier. Tremblante, elle étendit la main droite vers les ossements des saints, et dit :

« Roi de Logres, et vous, roi de Cornouailles, et vous, sire Gauvain, sire Ké, sire Girflet, et vous tous qui serez mes garants, par ces corps saints et par tous les corps saints qui sont en ce monde, je jure que jamais un homme né de femme ne m’a tenue entre ses bras, hormis le roi Marc, mon seigneur, et le pauvre pèlerin qui, tout à l’heure, s’est laissé tomber sous vos yeux. Roi Marc, ce serment convient-il ?

– Oui, reine, et que Dieu manifeste son vrai jugement !

– Amen ! » dit Iseult.

Elle s’approcha du brasier, pâle et chancelante. Tous se taisaient ; le fer était rouge. Alors, elle plongea ses bras nus dans la braise, saisit la barre de fer, marcha neuf pas en la portant, puis, l’ayant rejetée, étendit ses bras en croix, les paumes ouvertes. Et chacun vit que sa chair était plus saine que prune de prunier.

Alors de toutes les poitrines un grand cri de louange monta vers Dieu.” (Texte adapté de l’ancien français par Guillaume Bédier et résumé par moi d’après le site lapierresorcière.fr.)

Tristan et Iseult partagent une boisson sans savoir que c’est un philtre d’amour qui va les lier irrémédiablement,
par John Duncan, XXe siècle.

J’ai en mémoire une autre version dans laquelle le pèlerin, au lieu de prendre Iseult dans ses bras pour la faire traverser, la porte sur son dos, jambes pendantes de part et d’autre. Et dans son serment sur les reliques des saints, Iseult déclare que jamais ses jambes n’ont serré d’autre homme que son mari et le pèlerin qui l’a aidée à traverser. Allusion encore plus osée à ses relations avec Tristan déguisé en pèlerin !

Si la légende de Tristan et Iseult relève de la pensée mythique par la place donnée à la magie et au divin, elle est proche de la sensibilité moderne par la place qu’elle donne à l’amour : bien qu’adultère et mensongère, Iseult est protégée par le dieu chrétien parce qu’elle aime.

Jugements d’hier à aujourd’hui

D’autres mythes évoquant la justice méritent d’être observés, ce que je tente de faire avec le thème “Oeil pour oeil, dent pour dent”, en lien avec ce même épisode du roman.

Pour conclure sur l’organisation de ces récits de jugements, on peut dire que, dans les mythes grecs, les accusés sont indifféremment des hommes ou des femmes, et que les accusateurs-exécuteurs sont des divinités, masculines ou féminines mais aussi avides les unes que les autres d’autorité. Les accusés se voient toujours reprocher un manque de soumission envers les divinités. Ils n’ont aucun défenseur.

Dans les jugements célèbres du monde judéo-chrétien, l’accusé est toujours une femme à qui on reproche de ne pas remplir correctement ses devoirs d’épouse ou de mère. Un défenseur se lève pour la défendre (dans le cas de Salomon, c’est le juge lui-même). Le protecteur est toujours un homme et, à travers lui, c’est le dieu des Hébreux qui sauve l’innocente. Le cas d’Iseult est un peu à part : sans avocat, elle se sauve elle-même, par un jeu de mots, mais aussi par l’intervention du dieu chrétien (ou des saints) qui lui évite d’être brûlée.

Dans les légendes chrétiennes, il y a toutes sortes de cas d’hommes en danger sauvés par la Vierge Marie ou par une sainte, mais je ne connais pas de jugement où une intervention féminine sauve un homme injustement accusé. Si vous en connaissez, merci de me les signaler, je les intégrerai à cet article !

Puisque je parle d’hommes et de femmes avocat(e)s ou accusé(e)s, je précise qu’en France, les femmes ont été autorisées à être avocates en 1900 et qu’elles ont accès à la magistrature depuis 1946. Elles sont autorisées à être accusées depuis… toujours.

Le procès de la reine Marie-Antoinette, dessin de Pierre Bouillon, 1793,
Musée Carnavalet, Paris.

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