Le pur et l’impur

Parmi toutes les dualités qui organisent la représentation du monde dans la pensée mythique, les notions de pur/impur sont capitales ; elles se recoupent avec d’autres dualités telles  que autorisé/interdit ou saint/profane…

Les dieux sont dans la catégorie “pur” et les humains sont dans la catégorie “impur”. Pour la pensée mythique, les frontières sont imperméables entre les catégories et tout franchissement de frontière est puni, comme nous le voyons dans le thème “La rencontre avec le dieu”. Pour permettre au fidèle d’approcher sans danger son dieu, des rituels gomment l’impureté humaine, mais celui qui, volontairement ou non, apporte son impureté dans la pureté du monde divin doit mourir.

Mythes

l’impératif de la pureté face au dieu

Dans le monde hébraïque

Dans la Bible, le livre intitulé Lévitique note de très nombreux rituels de purification,  par l’eau, par l’huile sacrée ou par la fumigation de parfums. Au chapitre 10, il raconte comment le dieu des Hébreux a puni de mort une entorse à la pureté. Je rappelle que Aaron, frère de Moïse, est le grand prêtre et que ses fils sont ses assistants :

“Les fils d’Aaron, Nadab et Abihu, prirent chacun leur encensoir, y mirent du feu, et posèrent du parfum dessus ; ils apportèrent devant le Seigneur ce feu étranger, sans en avoir reçu l’ordre.Alors le feu sortit de devant le Seigneur, et les consuma : ils moururent devant le Seigneur.”

(Note de la Bible des éditions Brépols : Un feu étranger signifie probablement un feu dont la braise ne venait pas de l’autel où le Seigneur l’avait allumé.)

“Moïse dit à Aaron: C’est ce que le Seigneur a déclaré, lorsqu’il a dit : Je serai sanctifié en ceux qui s’approchent de moi, et je serai glorifié en présence de tout le peuple. Aaron garda le silence.”

(Note de la Bible des éditions Brépols à propos de “Je serai sanctifié en ceux qui s’approchent de moi” : Je manifesterai en eux ma sainteté, la nature redoutable de la divinité, qui ne souffre aucun contact profane).

Nadab et Abihu tués par le feu sacré, gravure du XIXe siècle.

“Et Moïse appela Mischaël et Eltsaphan, fils d’Uziel, oncle d’Aaron, et il leur dit : Approchez-vous, emportez vos frères loin du sanctuaire, hors du camp. Ils s’approchèrent, et ils les emportèrent dans leurs tuniques hors du camp, comme Moïse l’avait dit. Moïse dit à Aaron, à Éléazar et à Ithamar, fils d’Aaron : Vous ne découvrirez pas vos têtes, et vous ne déchirerez pas vos vêtements, de peur de mourir, et de peur que le Seigneur s’irrite contre tout le peuple. Laissez vos proches, toute la maison d’Israël, pleurer sur l’embrasement que le Seigneur a allumé. Mais vous,  vous ne quitterez pas la tente de réunion, de peur de mourir ; car l’huile de l’onction du Seigneur est sur vous. Ils firent ce que Moïse avait dit.”

(Note de la Bible de Brépols à propos des rites de deuil interdits à Aaron et aux frères des deux garçons brûlés : Les rites funéraires sont incompatibles avec le culte du Seigneur.)

Le contact avec la mort est un état d’impureté majeur. Aaron et ses fils ont sur leur corps l’huile sacrée, totalement pure et donc mortellement incompatible avec l’impureté. À propos de l’huile d’onction, voici une précision du site religieux GotQuestion.org/Français :

“L’huile d’onction est mentionnée à 20 reprises dans les Écritures. Dans l’Ancien Testament, elle était répandue sur la tête du grand-prêtre et de ses descendants et employée aussi pour consacrer le Tabernacle et ses outils, afin de les sanctifier et de les mettre à part pour le Seigneur. (…) Les directives très strictes pour sa fabrication étaient plutôt un test d’obéissance pour les Israélites et une manifestation de la sainteté absolue de Dieu.”

Après avoir raconté la mort brutale de Nadab et Abihu, le texte du Levitique continue sans transition sa liste de prescriptions de pureté dans le service du dieu :

“Le Seigneur parla à Aaron, et dit : Tu ne boiras ni vin, ni boisson enivrante, toi et tes fils avec toi, lorsque vous entrerez dans la tente de réunion, de peur de mourir : ce sera une loi perpétuelle parmi vos descendants, afin que vous puissiez distinguer ce qui est saint de ce qui est profane, ce qui est impur de ce qui est pur, et enseigner aux enfants d’Israël toutes les lois que le Seigneur leur a données par Moïse.”

mythologie égyptienne

Les textes égyptiens sont également très clairs sur les exigences de pureté face au dieu, comme le raconte l’égyptologue Christine Favard-Meeks, en décrivant le service du matin,  pour le réveil de la statue du dieu, cachée au plus profond du temple. Avant l’aube, un repas complet est préparé et posé rituellement sur des plateaux.

“Parallèlement, on s’affaire autour du puits creusé à l’intérieur de l’enceinte, les aspersions d’eau jouant un grand rôle dans le service divin. Tout ce qui approchera le dieu doit être purifié par l’eau issue du Noun (l’océan des origines), par le natron, de même que par des fumigations aromatiques. Cette purification accomplie, le cortège des porteurs d’offrandes pénètre dans le temple. (Les offrandes sont rituellement installées devant la petite chapelle où la statue du dieu est abritée par des portes scellées. Un choeur chante pour inviter le dieu à s’éveiller. Puis le roi arrive.) Après avoir éclairé les lieux à l’aide d’un cierge, il brise les sceaux qui garantissaient l’isolement du dieu, il tire le verrou et assure à la divinité qu’il se présente devant elle en état de pureté. (Puis le roi et les prêtres se prosternent pour adorer le dieu, au moment même où le soleil se lève. Le dieu est supposé prendre le repas qui lui est offert) Un encensement et une libation (versement d’un liquide sacré) achèvent ce repas. (…) La toilette divine s’accomplit immédiatement après ce repas. On retire les vêtements de la veille et on procède à de nombreuses purifications par l’eau et les fumigations, tout en se déplaçant autour de la statue. Ensuite, on l’habille à nouveau.”

(Les repas offerts au dieu à midi et le soir ont un rituel moins compliqué. Des repas particuliers lui sont offerts lors des grandes fêtes.)

Le repas du dieu, bas-relief antique, Musée du Louvre.

la possibilité de franchir la frontiere pour arriver à la pureté divine

mythologie hindoue

Les récits indiens contiennent de nombreux rites de purification, mais je vais me concentrer sur un cas extrême : la purification personnelle par l’ascèse, c’est à dire un ensemble de pratiques propres à ceux qui veulent s’approcher du dieu plus encore que le fidèle de base :  chasteté, solitude dans la nature, renoncement à tout confort, jeûne, prière, méditation… Celui qui parvient sans faiblesse au bout de son ascèse peut franchir la frontière et se retrouver l’égal des dieux. Tel sera le destin décidé par le héros Arjuna.

Arjuna, vers le monde divin par la pureté

Dans le Mahâbhârata, Arjuna est le troisième fils du roi Pandu et en réalité le fils du dieu Indra. Il sait que lui et ses frères vont devoir combattre leurs cents cousins les Kaurava, pour retrouver leur place à la tête du royaume. Dans son éducation, l’étude des textes sacrés a tenu une grande place, à côté des apprentissages guerriers.

Pour obtenir les armes magiques des dieux, Arjuna se retire sur l’Himalaya et se met en situation d’atteindre une pureté extrême qui lui permettra de faire venir à lui le dieu Shiva, comme le raconte Serge Demetrian :

“Arjuna s’assit à terre et commença sur-le-champ une ascèse d’une sévérité inouïe. Le premier mois, tout en priant et en invoquant Shiva, il se nourrit seulement de fruits et de feuilles sèches tombés au sol. Le second mois, il mangea toutes les six nuits ; le troisième, toutes les deux semaines. Enfin, le quatrième mois, il vécut d’air, debout, les mains en prière dirigées vers le Soleil, se tenant sur le gros orteil du pied droit, sans aucun support.

L’ascèse d’Arjuna, sculpture sur rocher à Mahabaipuram, Inde.  On distingue la silhouette du héros debout sur une jambe et mains levées vers le soleil. A sa droite, le grand dieu tient un sceptre et fait un geste d’accueil avec l’autre main. (Photo Jean-Pierre Dalbéra) 

(Voyant sa détermination) Shiva déclara: “Je veux le mettre à l’épreuve et m’assurer de la pureté de ses intentions.

(Shiva prend l’apparence d’un chasseur. Comme Arjuna est en train de viser avec son arc un démon incarné sous la forme d’un gigantesque sanglier, le dieu tire lui aussi avec son arc et les deux flèches touchent le démon. En colère contre l’étranger qui lui vole sa victoire, Arjuna le crible de flèches. Son carquois se vide sans que le chasseur ait la moindre blessure.

Arjuna tente de percer de ses flèches le dieu Shiva, dessin de Ramanarayanadatta astri, Editions Gorakhpur Geeta Press.

Furieux de son échec, Arjuna attaque son adversaire à coup d’arc puis à coup d’épée. L’épée se brise sans blesser le chasseur. Fou de colère, Arjuna le crible de toutes les pierres qu’il peut saisir, en vain. Enfin, il se jette sur lui pour une lutte à mains nues.

Le Grand Dieu eut finalement raison d’Arjuna. Plusieurs coups rapides firent perdre la respiration à l’invincible Pandava. Il s’affaissa à terre sans connaissance. Un long moment, le héros ne bougea plus ; on l’aurait cru mort.

Shiva, à distance l’observait.

(Revenu à lui, Arjuna finit par comprendre que ce chasseur n’est autre que le dieu qu’il cherche depuis des mois à atteindre par l’ascèse. Il se prosterne et implore un pardon que le dieu lui accorde volontiers, accompagné de félicitations pour son courage et d’une bénédiction qui lui donne la vision des choses invisibles.)

Aussitôt, par la bénédiction de Shiva, Arjuna dépassa les limites du regard mortel ; il aperçut alors, dans toute sa pureté, le corps du Grand Dieu, source infinie de lumière.

(Arjuna se prosterne à nouveau et adore le dieu en rendant hommage à sa puissance. Shiva lui demande ce qu’il désire obtenir, et accepte de lui donner son arme infaillible, Pashupata. Le dieu disparaît et est remplacé par d’autres dieux qui eux aussi offrent à Arjuna des armes infaillibles et l’invitent à monter au ciel près de son véritable père, Indra.)

Shiva donne son arme infaillible Pashupatastra à Arjuna, dessin de Ramanarayanadatta astri, Editions Gorakhpur Geeta Press.

Arjuna se baigna dans les eaux du Gange, purifia sa pensée par la répétition du nom de Shiva et monta à côté de Mâtali sur le char divin. »

(Arjuna va rester cinq ans dans la cité céleste d’Indra, pour apprendre le maniement d’armes infaillibles, mais aussi la musique et la danse, qui lui seront utiles pour la suite de son projet…)

J’ai cité longuement ce passage, parce que la purification y tient une fonction narrative qui conditionne la suite de l’épopée : par sa pureté morale et par son courage physique, Arjuna a réussi à supprimer en lui sa part humaine ; il a aboli la séparation infranchissable et il est devenu l’égal des dieux, ce que la plupart des autres héros mythiques ne font qu’après leur mort. Mais après son “stage de perfectionnement” au ciel, auprès de son père le dieu Indra, il reviendra sur terre avec 15 armes invincibles pour mener la guerre contre ses cousins ennemis les Kauravas.

Monde grec et romain

Héraclès, vers le monde divin par l’impureté

De nombreux récits de la mythologie grecque impliquent des rites de purification, par exemple quand le héros commet un meurtre. Dans le cas d’Héraclès, la purification est le fondement même du récit. Poursuivant de sa haine le fils que Zeus a engendré par adultère avec la reine Alcmène, Héra le frappe de folie, le poussant à tuer les enfants qu’il a de son épouse Mégare, et deux de ses neveux. Sur le site de Philippe Remacle, l’écrivain grec Apollodore (vers 200 denotre ère) nous raconte la réaction du héros :

“Alors, de lui-même, il se condamna à l’exil ; il fut purifié par Thespios. Ensuite il se rendit à Delphes pour demander au dieu où il pouvait aller. Ce fut en cette occasion que la Pythie pour la première fois s’adressa à lui en l’appelant Héraclès – car auparavant son nom était Alcide ; elle lui dit de s’établir à Tirynthe, et de servir Eurysthée pendant douze années, et d’accomplir les dix travaux qui lui seraient imposés. Quand il s’en serait acquitté, ajouta-t-elle, il obtiendrait l’immortalité.”

Eurysthée est le cousin d’Héraclès, il est roi, mais c’est un être sans honneur.

Héraclès signifie “La Gloire d’Héra”. La déesse a prouvé sa puissance en poussant le héros invincible à se souiller de la pire des façons, en répandant le sang de ses propres enfants, et puisque cela ne l’a pas abattu, elle va l’obliger à obéir comme un esclave. Désireux de flatter l’orgueil d’Héra, Eurysthée va déployer beaucoup d’imagination pour enfoncer Héraclès dans la honte, l’humiliation, l’impureté.

Le site Le Grenier de Clio présente de façon claire et complète les travaux d’Héraklès. J’en extrais quelques détails soulignant l’impureté à laquelle le héros doit se confronter :

– Tuer les oiseaux du lac Stymphale

 “Le bec, les pattes et les ailes de ces oiseaux étaient en bronze et ils dévoraient de la chair fraîche. Ils se reproduisaient en grand nombre auprès du fleuve du même nom, s’envolant par bandes, de temps en temps, pour tuer des hommes et des animaux en leur lançant une grêle de plumes de bronze, en outre leur fiente empoisonnée détruisait les récoltes.”

Hercule tuant les oiseaux du lac Stymphale. Albrecht Dürer, Vers 1500, Nuremberg.

Photo JL Mazières

– Tuer l’hydre de Lerne 

“Il força l’Hydre à sortir en lui lançant des flèches enflammées puis, retenant son souffle à cause de l’odeur pestilentielle et mortelle qui se dégageait, il s’empara d’elle. Mais le monstre s’enroula autour de ses pieds pour essayer de le faire tomber. C’est en vain qu’avec sa massue il lui assenait des coups sur la tête : à peine en avait-il écrasé une que deux ou trois autres repoussaient à sa place.”

– Nettoyer les écuries d’Augias 

“ Eurysthée avait plaisir à imaginer le dégoût d’Héraclès, obligé de charger le fumier dans des paniers qu’il transporterait sur ses épaules.(…) Le fumier dans les écuries d’Augias n’avait pas été enlevé depuis trente ans et sa puanteur infecte se répandait à travers tout le Péloponnèse. En outre, les pâturages de la vallée étaient recouverts d’une couche si épaisse de bouse et de crottin qu’on ne pouvait plus guère les labourer pour y planter du grain.”

Entre autres créatures plus répugnantes les unes que les autres, le héros est obligé d’affronter des géants, des êtres à plusieurs têtes et des juments mangeuses d’hommes.

Hercule jetant Diomède en pâture à ses juments, par Antoine-Jean Gros, Musée des Augustin, Toulouse,

Photo Daniel Martin.

– Les juments de Diomède

Nul ne sait comment les juments d’un  dénommé Diomède avaient acquis cette particularité, mais elles se nourrissaient de chair humaine. Hercule leur donnera pour dernier repas leur propre maître, débarrassant ainsi le pays de ce sinistre individu.

Enfin, et c’est la plus dangereuse des impuretés, il est obligé de descendre chez les morts pour ramener à son cousin le chien à trois têtes gardien du monde infernal :

– Capturer Cerbère 

 Héraclès exécute encore cette tâche, mais quand il ramène le chien à son cousin, celui-ci, loin d’apprécier à sa juste valeur cet incroyable exploit, ne manifeste que du mépris : “ Eurysthée, qui était en train de faire un sacrifice, lui tendit une part réservée aux esclaves et garda les meilleurs morceaux pour ses parents ; Héraclès alors manifesta son juste courroux en tuant trois fils d’Eurysthée.”(Citation du Grenier de Clio)

La réaction du héros choque notre sensibilité moderne, mais dans la perspective de la pensée mythique, l’honneur passe avant tout et justifie tous les meurtres.

La façon dont Héraclès va lui-même mourir n’est pas quelconque : il va s’immoler volontairement par le feu. Cette dernière épreuve va effacer toute trace de sa nature humaine. Par sa vie de combat et sa mort purifiante, il gagne un renversement complet de toutes les dualités dieu/humain, pur/impur, libre/esclave, ami/ennemi… Il devient pleinement un dieu dans le palais de son père divin ; de surcroît il devient le gendre d’Héra, puisqu’il épouse la fille légitime qu’elle a donnée à Zeus, la belle Hébé, déesse de la jeunesse.

la pureté à la base des relations entre humains

monde hébraïque

La pureté est fragile, elle est sans cesse menacée de contamination par les choses impures.

Dans la Bible, le chapitre 11 du Lévitique précise que le dieu des Hébreux dit à ceux qu’il a choisi  pour être son peuple : “Vous serez saints parce que je suis saint.”

Ce livre énumère les consignes que les Hébreux doivent respecter pour être dignes de leur dieu dans les moindres circonstances de la vie quotidienne. Pour les prescriptions de pureté concernant les aliments, voir le thème « Les nourritures interdites », en lien avec l’épisode 21 du roman.

Le Lévitique précise comment purifier ou détruire ce qui est devenu impur pour éviter que la contamination ne se répande :

“Voici, parmi les animaux qui rampent sur la terre, ceux que vous regarderez comme impurs : la taupe, la souris et le lézard, selon leurs espèces ; le hérisson, la grenouille, la tortue, le limaçon et le caméléon. Vous les regarderez comme impurs parmi toutes les bêtes rampantes : quiconque les touchera morts sera impur jusqu’au soir. Tout objet sur lequel tombera quelque chose de leurs corps morts sera souillé : ustensiles de bois, vêtement, peau, sac, tout objet dont on fait usage ; il sera mis dans l’eau, et restera souillé jusqu’au soir ; après quoi, il sera pur. Tout ce qui se trouvera dans un vase de terre où il en tombera quelque chose, sera souillé, et vous briserez le vase.”

Les cas les plus dramatiques (à nos yeux modernes) de destruction des choses et des êtres impurs se situent dans les épisodes de guerre (voir le thème “Les femmes et la guerre”, en lien avec l’épisode 22 du roman).

monde hindou

Dans l’univers mental de l’Inde, la notion de pureté dicte la structure même de la société.

Mythe d’origine du pur et de l’impur

Des textes sacrés hindous font naître le monde à partir du corps d’un géant primordial sacrifié, ce qui, dès l’origine, organise les humains selon un ordre de pureté : “De sa bouche naquit le brahmane (prêtre), de ses bras est issu le guerrier, de ses cuisses sortit le vaysha (producteur des biens : artisan, agriculteur ou marchand) de ses pieds, le shudra (serviteur). Ceux qui n’appartiennent à aucune de ces classes sont considérés comme ne faisant pas partie de la société humaine.” “Il est rigoureusement impossible de changer de caste. On ne se marie et on ne mange qu’avec des membres de sa propre caste.” (L’hindouisme, éditions Hazan).

On appelle les personnes nées hors castes des Intouchables : les personnes des castes supérieures ne doivent pas les toucher parce qu’ils sont impurs et transmettent leur impureté par contact. Même l’ombre d’un intouchable ne doit pas se poser sur un brahmane : elle suffirait à le contaminer de son impureté.

Femme intouchable et son fils, photo Antoine Métivier, 2004. On estime que les Intouchables, la classe la plus basse de la société indienne, rassemblent 170 millions de personnes, soit le double de la population française.  

Dans l’épopée Le Mahabharata

Voici deux épisodes du Mahabharata, dans lequel la division en castes joue un rôle narratif important.

Le défi du héros inconnu

Pour montrer au peuple la vaillance de ses princes (les cinq frères fils de Pandu et leurs cent cousins Kauravas qui les détestent), un concours de jeux guerriers a été organisé : combats au javelot, à l’épée et à main nue, combat sur des chars ou sur des éléphants se succèdent. Puis Arjuna, le troisième des Pandava, fait une magistrale démonstration de son habileté à l’arc. À ce moment là, un inconnu entre dans l’arène, marchant d’un air de défi vers Arjuna, comme le raconte Serge Demétrian :

“C’était Karna, le fils de Kunti et du Soleil. Personne ne le connaissait. Kunti gardait le silence, mais son coeur de mère l’avait reconnu : comme il était beau désormais, l’enfant né avec des boucles d’oreilles et une armure collée sur la poitrine. Les traits nobles, armé d’un grand arc, l’épée au flanc, il montrait une dignité incomparable ; Karna ressemblait à un palmier d’or. Kunti ne l’avait pas revu depuis le jour où, aussitôt après sa naissance, elle l’avait déposé dans un panier et confié aux eaux d’une rivière.”

(Karna refait tous les exploits de tir à l’arc d’Arjuna et est acclamé par le public. Il défie Arjuna de se mesurer à lui. Plein de colère, le prince s’apprête à relever le défi, mais quelqu’un ordonne à l’inconnu de dire qui il est, ce que Karna ne veut pas faire, car il sait que sa basse naissance lui interdit de défier le prince. À ce moment, le modeste charretier qui a recueilli Karna bébé et l’a élevé s’approche ; sans hésiter, Karna pose son arc et s’incline pour saluer son “père” en lui touchant les pieds, comme doit le faire un fils respectueux.)

“Le héros inconnu, fils d’un homme du commun ! Les Pandava étaient stupéfaits. Bhîmasena (l’un des frères d’Arjuna) s’emporta contre Karna : – Voilà où nous en sommes ! Un fils de charretier provoque le roi en duel ! Tu n’es pas  digne de mourir de la main d’Arjuna. Jette l’épée et prends plutôt le fouet (du charretier).”

(Duryodhana, aîné des Kaurava et ennemi juré d’Arjuna, prend Karna sous sa protection et le fait monter sur son char pour l’entraîner loin de l’arène et des Pandava. Désormais Karna vivra dans son palais et sera son fidèle guerrier, jusqu’à l’affrontement final avec Arjuna.)

Le concours pour la main de Draupadi

Pour échapper aux tentatives d’assassinat de leurs cousins les Kaurava, Arjuna et ses quatre frères se cachent avec leur mère Kunti dans la forêt. Déguisés en brahmanes, la caste la plus pure, ils tentent leur chance au concours de tir à l’arc qui va désigner le guerrier digne d’épouser la belle princesse Draupadi. Ecoutons encore Serge Demetrian :

“Les tambours retentirent et un à un les fiers prétendants s’approchèrent de l’arc et de la cible pour tenter leur chance. Hélas, devant l’obstacle, leur courage fléchissait. (Car l’arc est très grand, très lourd, et le système de la cible très compliqué ; mais Karna s’en approche d’un pas sûr, à la grande inquiétude des Pandavas qui n’ont pas oublié la façon dont il a défié Arjuna la fois précédente.)

“Le fils de Kunti et du Soleil n’avait pas encore pris sa flèche et l’on entendit clairement la voix de Draupadi : – Je ne me marierai pas avec un fils de charretier.

Karna sourit amèrement. Il leva le regard vers son père, là, dans le ciel, jeta l’arc à terre et se retira.”

(Arjuna déguisé en brahmane manipule l’arc avec aisance et remporte le concours. Draupadi, ravie, vient lui mettre un collier de fleurs autour du cou en signe d’accord. Les princes concurrents s’indignent contre le père de la princesse.)

– Il nous a trahis, protestèrent quelques prétendants.

– Il nous a insultés, il veut accorder sa fille à un brahmane, ajoutaient certains autres. N’aurait-il pu choisir son gendre dans la caste des guerriers ? Tuons-le, lui et ce brahmane, la honte de sa caste, criaient les plus enragés.

(Arjuna et ses frères tiennent tête victorieusement aux prétendants et emmènent Draupadi dont ils sont tous tombés amoureux et que Arjuna acceptera de partager avec eux.)

Le concours pour la main de la princesse Draupadi, le Mahabharata par Ramanarayanadatta astri, livre numérisé par l’université de Toronto, Canada.

Les rapports de castes évoquées par ces épisodes sont plus tranchés que les relations de classes sociales dans nos sociétés modernes, qui tolèrent l’ascension sociale des individus les plus “méritants”. En épousant un brahmane, Draupadi entre dans une caste supérieure à celle des guerriers où elle est née, tandis que si elle avait accepté Karna elle serait tombée, elle et ses descendants, dans la caste de son mari, la caste la plus basse, celle des serviteurs, sans espoir d’en sortir.

Mythes et réalités aujourd’hui

La mythologie hindoue nous montre que la pureté, comme l’impureté, se transmet par filiation. Cette représentation du monde continue à organiser l’univers mental des Indiens, même si officiellement les castes n’existent plus de nos jours (de nombreux sites donnent des informations sur le système des castes,  par exemple le site Indian Red).

En dehors de l’Inde, les notions de pureté et d’impureté sous-tendent souvent les représentations du monde, conscientes ou pas. Il me semble que cette dualité est à l’oeuvre dans des cas de violence telle celle dont la pakistanaise Asia Bibi est victime : elle a été condamnée pour avoir apporté son impureté dans la sphère qui lui était interdite. Et le cas des kamikazes qui se font exploser me semble aussi relever de cet univers mental : par leur mort volontaire, ils pensent se purifier au point d’atteindre le monde de leur dieu, tout en purifiant le monde humain d’êtres “impurs” à leurs yeux.



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