19. L’enfant à la chouette

Archer suit Soleil-de-minuit dans la petite cour. Apparemment, la seule porte y donnant accès est celle de la pièce occupée par le commandant.

Une végétation désordonnée occupe le bas des murs. Le petit garçon se glisse derrière des buissons, jusqu’à une deuxième porte à peine ouverte. Les plantes la cachent et l’empêchent de s’ouvrir complètement, mais la partie dégagée est suffisante pour qu’un enfant s’y glisse. 

– Et vous allez où, par là ? demande Archer.

– Je rentre chez moi.

Son chat dans les bras, il se glisse dans l’ouverture et tire la porte derrière lui.

 

Archer se replonge dans ses dossiers. Rien de bien passionnant pour nous…

Laissons-le à ses paperasses,  et revenons à Sanara ! 

 

C’est déjà la fin d’après-midi, tous les élèves quittent l’École de l’Union : Miroir-des-eaux reste avec ceux du Sud dans la partie réservée aux pensionnaires, Rose et Flamme regagnent leurs chambres dans le palais et les autres élèves leurs hébergements en ville. 

 

Sur son cahier, Rose fait le point de la situation. Elle ne juge pas utile de noter les reproches de son père sur la façon dont elle a sauvé les otages de la mort et du déshonneur, elle se concentre sur sa nouvelle mission :

Père a officiellement supprimé le Petit Conseil : Messire Coffre-fort ancien ministre de l’Intérieur et des Finances est en fuite, le maréchal Nous-voilà ancien chef des armées est mis à la retraite, Archer est gouverneur du Sud …

Plus de réunions donc, mais tous les soirs, je parlerai avec Père des affaires publiques et il me laissera lire les rapports du gouverneur du Sud. Je vais me consacrer à faire vivre cette école pour donner au peuple l’exemple de l’unité nationale.

Mais ces gars du Sud n’ont pas l’air faciles. Ardent est venu me remercier de les inviter dans mon école mais les autres ont toujours ces regards « à vous éborgner » comme l’a dit mon voleur préféré.

Ils refusent de jouer à la balle avec les autres garçons, ils disent qu’ils sont des guerriers, ils ne s’abaissent pas à ce jeu de filles ou de petits.

J’ai expliqué le problème à Harmonie-du-ciel, ma professeur d’épée. Elle va demander à son cordonnier une balle très solide, qui supportera les coups violents de nos guerriers du Sud. Parce que, pour qu’ils deviennent amis avec nous, il faut absolument qu’ils participent à nos jeux. 

« Ce n’est pas d’écouter Dame Calame nous expliquer les subtilités de la grammaire ou Messire Plume l’art de manipuler un boulier qui va les amener à la tolérance. Même moi, ça m’enrage, des fois, de rester assise à m’ennuyer pendant des heures ! »

 

Après avoir partagé le repas du soir avec ses camarades de pension dans le plus grand silence, Miroir-des-eaux s’est retiré, sans que personne lui demande où il allait. 

 Flamboyant se tourne aussitôt vers Basalte, Obsidienne, Clair et Jour :  

– En plus de la petite pute, il a fallu que cette femme vienne nous provoquer ! C’est avec nos impôts qu’elle se paye tous ces diamants ! Et elle ose nous balancer à la figure que notre révolte sera vite effacée des mémoires !

Moi, si j’avais perdu mon père dans cette guerre, je me serai levé et je lui aurais dit devant tout le monde que cette révolte restera éternellement dans nos mémoires parce que le sang ne s’efface jamais et que…

Flamboyant s’arrête brusquement, car il ne sait plus quoi ajouter.

– C’était bien parti, ricane Montagne-de-lumière, mais ça n’a pas duré ! N’est pas orateur qui veut !

Ardent prend à son tour la parole, d’un ton conciliant :

– Mes amis, depuis un an, l’entraînement militaire dominait nos journées : l’épée, l’arc, la lutte, l’équitation, on faisait tout ça, pendant des heures. Il y a quelques jours, on a participé à une bataille terrible, dans laquelle on a perdu des parents ou des amis, et on se retrouve ici. Maintenant, on nous demande de faire des dictées et de jouer à la balle… mais on nous demande aussi de réaliser une action !

– Peuh ! interrompt Flamboyant avec dédain, une action au service de ce roi de la lune ! 

 – Ce n’est pas ce qu’a dit la reine. Cette action peut se faire dans n’importe quelle partie du royaume. Donc, il nous faut mettre toutes nos énergies, tous nos talents dans des actions au service de notre cher Sud, au lieu de se perdre dans une soi-disant résistance, qui n’apportera rien à notre peuple.

Pour empêcher Flamboyant de relancer le débat Résistants-Pacifistes, Montagne-de-lumière se dépêche de demander :

– Le petit gars qui va vivre avec nous, qu’est-ce que vous en pensez ?

– C’est un espion ! s’écrie Flamboyant. C’est évident, ajoute-t-il, voyant la mine dubitative de ses camarades. S’il est là, c’est pour nous surveiller. Alors, faites attention à ce que vous dites, je suis sûr qu’il ira tout rapporter !

A ce moment, Miroir-des-eaux revient et leur dit :

– Excusez-moi, j’étais allé tirer quelques flèches, je fais ça tous les soirs, parce que l’arc c’est ma passion. Mais je suppose que vous êtes pressés de dormir, alors je ne veux pas vous retarder. 

 

Quelques minutes plus tard, ils se laissent aller au sommeil, car la journée a été éprouvante. Seul Jour continue à penser à tout ce qu’ils viennent de vivre. 

Des sept otages du Sud, c’est lui le plus jeune et le plus sensible. Il est le fils d’un riche commerçant qui l’a placé dans l’entourage du jeune prince pour lui permettre de se constituer un réseau de relations utiles à son commerce. Mais Jour ne s’intéresse pas aux affaires, seuls les livres et l’art ont de l’intérêt à ses yeux. 

Très pieux, il s’est engagé dans la guerre parce qu’il croyait sincèrement qu’elle servait la gloire du dieu Soleil. Il est très surpris de la façon amicale dont les vaincus sont traités : ils ont même le droit de pratiquer leur religion !

Les adorateurs de la lune seraient donc des gens ouverts, pas des abrutis féroces, les mortels ennemis des solaires ? Rose, surtout, l’a impressionné par son assurance face aux députés et sa gentillesse en classe, mais il s’est bien gardé de dire qu’elle lui plaît, car il craint les réactions de Flamboyant. 

Alors qu’il croit tout le monde endormi, il entend quelqu’un bouger. Les yeux mi-clos, il voit Miroir-des-eaux sortir dans la cour. « Il va encore au tir à l’arc ? Non, il fait nuit maintenant. Les toilettes ? ce n’est pas de ce côté… Il est peut-être malade ? »

Intrigué et vaguement inquiet, il s’approche d’une fenêtre mais il a du mal à croire ce qu’il voit : sur la branche la plus basse d’un arbre, est posée une chouette effraie, toute blanche dans la nuit. Miroir-des-eaux est tout près d’elle, il la caresse et frotte sa tête contre elle en lui parlant. 

 

Jour est trop timide pour oser s’approcher, mais moi le raconteur, je dois tout savoir pour vous le répéter. Alors je m’approche et j’entends les mots que le garçon murmure tendrement à l’oiseau : « Ne vous inquiétez pas, ils ne savent pas qui je suis. Ils ne sont pas méchants, vous pouvez repartir rassurée. » Au bout d’un moment, l’oiseau disparaît dans la nuit et Miroir revient à pas lents vers la chambre, les yeux brillants de larmes rentrées.

 

Avant le retour de Miroir, Jour a tout juste eu le temps de regagner son lit. 

A voir son visage aussi blanc que son oreiller et ses tremblements nerveux sous le drap, je devine qu’il est terrorisé : il s’imagine que ce garçon qui a une chouette apprivoisée est un sorcier. Un enfant sorcier, je sais que vous savez que cela n’existe pas. Mais je dois reconnaître que cette affaire m’intrigue moi aussi. J’étais tout près d’eux, l’oiseau et l’enfant, mais je n’ai pas compris ce qui se passe entre eux, je ne peux pas vous en dire plus pour le moment.

 

En cette même soirée, au château de Tara, le commandant est encore dans son bureau quand un garde fait entrer le petit Soleil-de-minuit en disant « Ce garçon veut vous voir. » Archer regarde sévèrement l’enfant :

– Vous devriez être au lit, c’est l’heure de dormir.

– Je veux pas dormir, je veux être avec vous. 

– Et moi, je ne veux pas que vous vous promeniez seul la nuit. Si votre mère ou votre nourrice s’aperçoivent de votre disparition, elles vont être terriblement inquiètes. Le garde va vous raccompagner chez vous… 

– Non, je ne veux pas dormir ! Je veux apprendre à me servir de mon épée.

– Ce n’est pas le moment. Je ne suis pas content de vous voir ici. Je vais vous raccompagner moi-même. 

Le prenant par la main, il l’entraîne :

– Dites-moi par où passer, je ne connais pas le chemin.

Quelques minutes plus tard, l’enfant dit, devant une porte :

– C’est là.

Archer ouvre doucement la porte et entre avec l’enfant. Alors qu’il examine la pièce, une porte s’ouvre brusquement en face de lui et deux femmes affolées apparaissent. Elles poussent un cri en voyant l’homme qui tient l’enfant par la main.

– Où l’emmenez-vous ? crie l’une des femmes.

Archer lâche la main de l’enfant, qui reste près  de lui :

– Je ne l’emmène pas, je le ramène. Je suppose que vous êtes sa mère. Je vous salue, Madame, ajoute-t-il en s’inclinant légèrement, je suis le commandant Archer. Cet enfant s’est échappé et il est venu dans mon bureau. Je vous le ramène, tout simplement.

– C’est pas vrai, dit l’enfant. Je ne me suis pas échappé ! Je ne pouvais pas dormir, je suis sorti me promener. Vous m’aviez dit que je pouvais revenir vous voir quand je voulais, ajoute-t-il d’un air câlin à l’intention du commandant, en lui reprenant la main. 

Archer se dégage aussitôt, tandis que la mère crie à l’enfant :

– Vous êtes déjà allé chez cet homme ? Quand ? Avec qui ?

L’enfant baisse la tête sans répondre. La nourrice fixe Archer sans cacher sa haine. Il dit :

– Croyez que je suis désolé. Pour la sécurité de l’enfant, je vous remercie de veiller à ce que cet incident ne se renouvelle pas. 

 

Il salue à nouveau et s’en va. Les deux femmes entourent le petit garçon. La mère se penche vers lui :

– Mon chéri, je suis venue dans votre chambre pour vous embrasser avant de me coucher. Imaginez mon inquiétude en ne vous trouvant pas ! Mais ce qui m’inquiète aussi, c’est que vous connaissez cet homme. Quand l’avez-vous vu, à part ce soir ?

– Cet après-midi.

– Et où étiez-vous ?

– Dans son bureau.

– Seul avec lui ?

– Oui.

– Il vous a parlé ? Que vous a-t-il dit ?

L’enfant réfléchit. Il était très content de rencontrer un homme si prestigieux, avec un si bel habit et une si grande épée, et qui lui a parlé de son papa. Pour montrer à sa mère que cet homme est vraiment gentil, il s’applique à se rappeler leur échange. Il commence :

– Il m’a dit que j’étais un beau petit garçon.

Les deux femmes échangent un regard et la mère demande :

– Que vous a-t-il dit encore ?

– Que l’obéissance, c’est important.

– Oui… Et encore ?

– Qu’il était content qu’on se parle rien que nous deux, tous seuls.

– Vous vous souvenez encore de ses autres paroles ?

– Que je pouvais revenir le voir quand je veux.

– Alors, vous y êtes revenu ce soir ?

– Oui.

– Et vous étiez encore seul avec lui ?

– Non, il y avait les gardes.

– Alors, il vous a ramené… murmure la mère, inquiète de ces informations. Pour savoir comment les interpréter, elle s’accroupit et continue à interroger l’enfant :

– Et cet après-midi, quand vous étiez seul avec lui, racontez encore à votre maman, il vous a parlé, et peut-être aussi, il vous a… touché ?

– Oui.

– Montrez-moi comment, mon chéri.

L’enfant pose doucement ses doigts sur la bouche de sa mère, qui murmure :

– Et encore, il vous a touché d’une autre façon ?

L’enfant pose sa main sur l’épaule de sa mère et ne bouge plus. Elle demande :

– C’est tout ?

L’enfant pose l’autre main sur sa mère et se penche vers elle.

– Et après ? Que vous a-t-il dit encore ?

– Après, c’est un secret, j’ai promis de ne pas le répéter. 

– Un secret ? Vous ne pouvez pas avoir un secret pour votre maman, voyons !

– C’est un secret spécial, rien que pour les hommes, rien que les hommes entre eux.

Les deux femmes se regardent avec effarement et la nourrice gémit :

– Ces hommes du nord ont tous les vices.

Elle dit d’un air farouche, en serrant l’enfant dans ses bras :

– Nous vous protègerons, mon petit prince, ce méchant va payer pour avoir voulu vous faire du mal.

– Il n’est pas méchant. Je veux qu’il m’apprenne à me servir de mon épée, répète le petit, d’un air buté, sans pouvoir retenir un bâillement qui pousse la nourrice à aller le poser dans son lit sans plus attendre. Puis elle dit à sa maîtresse de ne plus avoir peur, car elle va demander à son mari de tuer le monstre cette nuit même. 

 

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