6. Trois fois impurs

Le voleur s’en va, amusé qu’on l’oblige à accomplir ce qu’il avait décidé de faire, mais étonné des méthodes du chef de la Sécurité. Il pense : « A sa place, n’importe quel flic normal m’aurait tabassé jusqu’à me faire cracher la perle. Et lui, il m’offre une bonne petite bouffe entre copains. Drôle de gars… Ou alors, il a des intentions envers moi, vu qu’il sait mes goûts… Non, il se serait déjà déclaré depuis longtemps… Il y a autre chose, mais quoi ? »

Une idée se fait jour en lui : et si le commandant était ce père inconnu qui lui a tant manqué ? Le policier l’a peut-être reconnu, parce qu’il ressemble beaucoup à sa mère, sa mère originaire de Sanara, et exilée dans une ferme du Nord pour des raisons qu’elle n’a jamais voulu lui avouer. Il se dit qu’à l’avenir, il s’arrangera pour se trouver souvent sur la route du commandant et tirer au clair les raisons de la protection qu’il lui accorde. En attendant, tout joyeux à l’idée de tenir sa promesse à Rose, il part chercher la perle dans sa cachette.

De son côté, après une nuit pleine de cauchemars, Rose s’est réfugiée dans la bibliothèque du palais mais elle peine à écrire le discours que son père lui a demandé pour l’accueil des représentants des religions du soleil et des étoiles : « Tant qu’il s’agit de rédactions pour Dame Calame, je suis bonne, mais pour un vrai discours, je suis nulle ! » Le sentiment de son échec l’accable : « A quoi bon un discours d’unité puisque le peuple de la lune sera furieux d’avoir perdu son talisman ? Si la prêtresse les excite, ils sont capables d’agresser les représentants des autres religions ! Fichue idée que j’ai eue de les leur amener sur un plateau !»

Au moment où toutes les horloges publiques de la ville sonnent la demi-journée, Pivoine la femme de chambre entre précipitamment dans la bibliothèque en criant :

– Princesse Rose, vous êtes demandée chez le roi !

D’abord inquiète de cette convocation insolite, Rose est submergée de joie en découvrant dans le bureau : son père, le commandant Archer et… le jeune voleur ! Cérémonieusement, le garçon s’incline devant elle en lui présentant ses mains en coupe, et là, au creux de ses mains, brillant d’un éclat surnaturel, le talisman du royaume ! Incapable de se retenir, la princesse serre le garçon dans ses bras et l’embrasse sur le front.

– Holà, ma fille ! Que de familiarité ! s’exclame le roi.

– Pardon de ce geste, Messire, dit la princesse au voleur, avec un sourire complice, mais je vous suis tellement reconnaissante de nous rendre notre trésor !

Elle prend la perle puis dit au roi, avec un sourire désarmant de naïveté :

– Père, je vous jure que je n’ai jamais embrassé d’autre homme que vous-même et ce garçon.

Le roi fixe le voleur avec une insistance qui étonne Rose. Sa surprise augmente encore quand il  l’invite aimablement à s’asseoir face à son bureau, comme un visiteur de marque :

– Parlons un instant, si vous le voulez bien, Messire. Je serai heureux de mieux connaître celui qui sauve la paix du Royaume.

Mais le garçon fait un signe de refus, en reculant vers la porte-fenêtre qui donne sur la terrasse. Comme Archer l’arrête d’un geste aimable, il se dégage et jette sur le bureau du roi la bourse qu’il a empochée le matin dans le bureau du commandant :

– Ne gaspillez pas l’argent de la patrie, Messire le roi ! Merci, mais le baiser de la princesse me suffit comme récompense. Je suis bien content de vous avoir connu.

Le garçon sort par la porte-fenêtre, monte sur le rebord de la terrasse et saute dans le vide pour atteindre l’arbre le plus proche. Se rétablissant dans les branches, il saute ensuite dans l’arbre à côté, puis dans le suivant. De là, il descend à terre et court jusqu’au mur d’enceinte qu’il escalade en un clin d’œil. Parvenu en haut, il se retourne pour saluer d’un geste du bras et disparaît de l’autre côté du mur.

Oubliant Rose et la perle, le roi et le commandant sont sortis sur la terrasse à la suite du voleur. Tout en contemplant l’objet qui brille dans sa main, la princesse les écoute parler. Elle a du mal à en croire ses oreilles. Il lui a semblé entendre son père dire : « Vous êtes sûr que c’est lui ? » et Archer répondre : « Certain ». Et puis le roi aurait dit : « Veillez bien sur lui. »

Quand les deux hommes rentrent dans le bureau, elle n’ose pas formuler ses interrogations à haute voix, car son père et Archer la regardent à peine, perdus dans leurs propres pensées.

« J’ai dû me tromper, pense Rose, il a dû dire : « Surveillez-le bien. », sinon ça n’a pas de sens. Mais pourquoi Père a-t-il les yeux pleins de larmes ? Il s’est détourné, mais j’ai bien vu qu’il a l’air très triste. Il devrait être content d’avoir retrouvé la perle… Comment Archer a-t-il fait pour identifier le voleur et le capturer ? Est-ce qu’il se doute que je le connais ? Et pourquoi le garçon n’est-il pas venu la nuit dernière ? »

Aujourd’hui, les interrogations resteront sans réponse pour la princesse, et pour vous aussi, bien aimé(e)s lecteurs et lectrices. Vos petites cellules grises ont déjà une idée sur ces mystères, mais pour le moment, laissons le jeune voleur à ses affaires et concentrons-nous sur la façon dont le Royaume travaille à redevenir le pays de Dame Tolérance.

Je vais vous épargner le récit en direct de la fameuse cérémonie unitaire du neuvième jour. Allons tout de suite au moment où, en revenant au palais, Rose laisse sa mère regagner son appartement tandis qu’elle-même accompagne le commandant Archer et le grand chancelier chez le roi. A peine sont-ils entrés dans le bureau qu’elle s’exclame sans pouvoir modérer son indignation :

– Père, comment pouvez-vous tolérer tant d’insolence ?! Cette folle exige qu’on accueille les invités hors du temple, et le moment venu, elle les force à entrer ! Elle vous fait passer pour quoi ? Et tout cet argent dépensé à installer l’estrade !

Archer intervient, d’un ton ironique :

– Cet argent est bien peu de chose, en regard de la dette que la religion fait déjà peser sur le pays !

Comme Rose fait une mine étonnée, le roi dit, agacé :

– Nous parlerons de la dette une autre fois, concentrons-nous sur la cérémonie. Comment réagir à la façon dont ont été traités les invités de ce qui était sensé être une cérémonie d’unité nationale ? Devant le peuple rassemblé sur le parvis, la prêtresse les a saisis dans ses bras et les a entraînés à l’intérieur, alors qu’ils voulaient monter sur l’estrade…

Le grand chancelier s’étrangle d’indignation :

–  Sire, je suis effondré. En quelques minutes, elle leur a infligé trois impuretés majeures : un contact avec son corps, eux qui n’approchent jamais d’une femme ! Puis un contact avec la mort, puisque elle les a fait asseoir sur le banc d’affliction…

– Ça prouve bien la perversité de cette femme, interrompt vivement Rose. Normalement, on ne met en place ce banc que pour des obsèques. Et là, elle avait tout organisé pour faire asseoir vos invités sur ce présentoir à cadavres !

– Oui, princesse, continue le chancelier. Elle avait tout bien organisé pour humilier publiquement les représentants des autres religions. Et troisième impureté majeure, elle a aspergé ces hommes avec le sang de la génisse sacrifiée. Pour nous ce sang est sacré, mais il est impur pour les adorateurs du soleil, qui n’ont pas le droit de participer aux sacrifices des autres religions et plus encore pour les adorateurs des étoiles qui ne pratiquent aucun sacrifice et ne tuent même pas les animaux pour les manger !

– Le grand maître solaire ne s’en relèvera pas, à mon avis, dit Archer. Trois fois impur, il ne lui reste qu’à se retirer. Ce qui n’est pas une bonne nouvelle, Sire, car son second, qui va logiquement le remplacer, est un fanatique, très agressif dans ses propos vis-à-vis des autres religions.

Comme Rose réclame à nouveau des sanctions contre cette femme qui attise les haines religieuses, le roi est catégorique dans son refus :

– En cette période sacrée, nous ne pouvons rien contre elle. Nous verrons plus tard. En attendant, nous devons chercher d’autres moyens de resserrer l’unité nationale.

Rose répond aussitôt :

– Le plus simple, ce serait que la famille royale cesse de se mêler de religion. Quand mon arrière-arrière-grand-père s’est converti à la religion lunaire, il a fait ce que sa conscience lui dictait. Hé bien, je veux suivre son exemple. Ce que ma conscience me dicte, c’est de m’abstenir de toute pratique religieuse. Je voudrai ne participer qu’à des cérémonies publiques non religieuses. Ainsi, j’appartiendrai à tout le peuple du royaume de Timbara, pas seulement au peuple de la lune. Il me semble que la pratique religieuse est quelque chose de personnel et que l’Etat n’a pas en s’en mêler. 

Les deux conseillers sont admiratifs devant cette idée, mais pas le roi :

– En tant que roi, je préside la cérémonie de l’équinoxe de printemps, qui vient d’avoir lieu, et celle de l’automne. En tant qu’Héritière, vous devez y participer aussi. Quand vous serez reine, vous ferez ce que vous voudrez, mais d’ici là, vous respecterez la tradition.

Le chef de la Sécurité intervient à son tour :

– A mon avis, l’unité du royaume peut se faire autour de la famille royale, grâce aux crieurs de nouvelles. Le public raffole des potins sur la vie de la reine et de Rose : comment elles s’habillent, leurs secrets de beauté, leurs plats préférés… Je propose de nommer quelqu’un dont la mission sera de diffuser une image plus intime de la famille royale, pour que tous les citoyens se sentent proches d’elle.

Rose n’a pas le temps de répliquer qu’elle ne veut pas qu’on parle d’elle sur les places publiques, le roi conclut déjà la réunion :

– Bien, bien. Messires, j’ai assez abusé de votre temps. Commandant, je vous laisse régler avec la reine la question des informations à donner aux crieurs sur sa vie et celle de la princesse. Je convoquerai une autre réunion pour la question des sanctions envers la prêtresse.

Le commandant et le chancelier se retirent, mais pas Rose :

– Père, j’aimerai en savoir plus sur cette affaire de dette.

Le roi pousse un soupir de contrariété mais répond :

– Vous savez que quand il s’est converti, votre arrière-arrière-grand-père a aboli l’esclavage. Bien… Ce que vos professeurs d’histoire ne vous ont pas expliqué en détail, c’est la façon dont il a procédé. Pour ne pas léser les propriétaires, il leur a payé une sorte de rançon pour les personnes libérées. Et pour aider ces personnes à s’installer dans leur nouvelle vie, il leur a accordé une prime, avec laquelle ils pouvaient acheter de la terre ou des outils, selon leur métier. Vous aviez raison l’autre jour, en disant que cette nouvelle organisation a apporté de la richesse, mais le trésor public s’est vidé. Pour le remplir, votre arrière-arrière-grand-père a emprunté de l’argent à divers peuples voisins, et surtout aux Malimbas. Son fils, votre arrière-grand-père, était un homme très pieux. Pour plaire à Mère Lune, il lui a construit un temple magnifique, avec une coupole couverte d’or à l’extérieur et d’argent à l’intérieur. L’économie du pays marchait bien, mais, pour faire ces travaux, les impôts n’ont pas suffi. Votre arrière-grand-père a lui aussi emprunté de l’argent aux Malimbas. Mon père n’est pas parvenu à tout rembourser, et maintenant, un de mes gros soucis, c’est toujours cette dette publique, car je voudrais vous confier un royaume avec des finances saines.

Rose réfléchit un moment et dit :

– Je ne savais pas tout ça. Mais c’est très simple. Cet or et cet argent sur la coupole du temple, il suffit de l’enlever et de s’en servir pour payer la dette !

Le roi est scandalisé :

– Vous n’y pensez pas ! Les adorateurs de la lune ne permettraient jamais une telle offense ! Et puis grâce à votre arrière-grand-père, nous avons un monument exceptionnel, les voyageurs viennent de loin pour le visiter. La seule chose que nous puissions faire, c’est de dépenser le mieux possible l’argent public. Et nous donnons l’exemple, nous la famille royale. Pas de courtisans, pas de fêtes privées, pas de spectacles. Nous vivons bourgeoisement, pas royalement !

– Mère est toujours couverte de diamants et d’émeraudes !

– Bien sûr ! Ce sont les bijoux de la couronne, ils sont très anciens. Nous montrons notre trésor pour donner l’image d’un royaume prospère. Fassent les dieux que jamais la guerre ne revienne, mais si nous étions attaqués ou si nous subissions une épidémie ou quelque catastrophe, grâce à la garantie que représente notre trésor, nous pourrions encore emprunter.

– Encore emprunter ! Mais nous avons déjà une dette !

– Ma fille, ces questions financières ne peuvent pas s’éclaircir en quelques mots, nous en reparlerons. Pour aujourd’hui, on en reste là. Vous pouvez aller vous reposer.

Le roi a parlé sans agressivité mais Rose est vexée, car, chaque fois qu’elle évoque les questions financières, il la traite en petite fille ! Elle a déjà tenté à plusieurs reprises de parler avec lui de ce qui la préoccupe depuis sa rencontre avec le jeune voleur : le partage des richesses. La première fois qu’elle lui a demandé comment prendre aux riches pour donner aux pauvres, sans que cela soit du vol, il a éclaté de rire en lui disant qu’elle était trop naïve. Et depuis, il élude toutes ses tentatives pour rouvrir le débat.

Tandis que Rose rentre chez elle, à la fois énervée et fatiguée, il faut que je vous explique rapidement qui sont les crieurs auxquels le responsable de la Sécurité veut donner des informations. Depuis toujours, il s’agit de fonctionnaires chargés de proclamer à son de trompe et dans tous les carrefours les débats du Grand Conseil et les décisions du roi.

Mais, devant l’intérêt du public pour ces informations, des crieurs privés sont apparus, qui proclament des nouvelles moyennant quelques pièces que leur lancent les auditeurs, comme aux conteurs ou chanteurs des rues. Ils se donnent beaucoup de mal pour trouver tous les jours des choses à raconter au public avide de nouveautés et nul doute que si le Palais leur donne des informations sur la vie privée de la famille royale, ils vont en faire leur miel.

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