42. La vérité qui fait mal

Oui, il l’a touchée, et on l’a vue s’écrouler, cette cible.  Alors, il a jeté son arc et il s’est mis à courir comme un fou. Ce n’était pas un arbre… c’était son père, un fervent adorateur du soleil.

Il était sorti pour la prière du matin. Les bras levés (le chambellan lève les bras en oblique) comme vous savez qu’on fait, pour la prière… Il priait immobile, et nous, on avait le soleil levant dans les yeux ; de loin on avait cru à un arbre.

Après un silence, le chambellan reprend son récit : 

– On s’est précipités nous aussi. Le père d’Ardent était mort. On a arraché la flèche et on l’a cassée, et on l’a jetée loin. Archer pleurait et criait en tenant son père dans ses bras. Sa mère est sortie de la maison et puis ses frères et sœurs. Il en avait sept ou huit. Tout le monde hurlait, c’était horrible. Il voulait dire la vérité mais on l’a obligé à se taire. Tout le monde a cru au crime d’un cambrioleur que son père aurait dérangé en sortant de sa maison. 

Ardent est surpris :

– Pourquoi me racontez-vous cette affaire ?

– Uniquement pour vous aider, Messire Ardent… Quand vous avez été capturé, je suis sûr que le commandant vous a autorisé à voir votre père mort.

– Oui.

– Et en vous voyant près de votre défunt père,  je suis sûr qu’il s’est revu lui-même, au même âge et dans la même situation. Mais lui, c’était encore pire que vous. Il était responsable de cette mort. Il voulait se crever les yeux, il disait qu’il ne méritait plus de voir la lumière du soleil, ou bien mettre fin à sa vie… C’était un vrai désespoir parce qu’il vénérait son père. Il disait qu’il n’aurait pas assez d’une vie pour racheter un tel crime.

Les trois jeunes gens réfléchissent à cette révélation. Ardent murmure :

– Il a tué son père qu’il aimait… tant pis pour lui ! Moi aussi j’aimais le mien et c’est à cause de lui qu’il est mort ! S’il avait voulu, il aurait pu le désarmer ou le blesser mais, non, il a tout fait pour le tuer ! Je ne veux pas travailler pour lui.

Le chambellan ajoute :

– Je suis sûr qu’il veut vous aider, il veut aider tout le monde, pour racheter ce qu’il appelle son crime. Pour votre père… je comprends votre colère… mais je suis sûr que le commandant n’a fait que se défendre. Ecoutez, vous devriez aller tout simplement demander à Archer comment le combat s’est déroulé. Vous avez le droit de savoir comment est mort votre père. Demandez au garde de vous conduire au ministère. 

Comme Ardent reste buté dans son refus, le chambellan insiste gentiment :

– Allez-y, vous vous sentirez mieux quand vous connaîtrez la vérité. Et vous verrez si vous pouvez faire l’action que le commandant vous propose. 

Après un long moment, Ardent se lève et va parler au garde.

 

Ardent parti avec une escorte, le chambellan continue son récit, à la demande de Flamme et Rose :

– Après un tel drame, sa vie a totalement changé. Il a accompli les rituels funéraires, il a allumé lui-même le bûcher de son père. Mais il n’a plus jamais voulu revenir au temple. Il s’est totalement désintéressé de notre religion, sans en adopter une autre. 

– C’est la seule personne que je connaisse qui n’aie aucune religion ! s’exclame Flamme. 

– Vous ne connaissez pas grand monde, ma chère enfant… Ils sont plus nombreux qu’on ne croit, ceux qui vivent sans religion, et après tout, cela ne regarde qu’eux, ils n’ont pas à le crier sur la place publique. 

L’autre changement important, c’est qu’il n’a plus voulu faire la fête avec nous. Il a décidé de ne plus jamais boire une goutte d’alcool, parce qu’il ne voulait plus perdre ses repères, comme il disait. Il répétait souvent : « Je le savais, qu’il n’y avait pas d’arbre à cet endroit ! » Il accusait l’alcool de lui avoir fait oublier cela.

– C’était peut-être l’alcool mais aussi tout le reste, le manque de sommeil… ajoute Rose qui est bien placée pour savoir que ce genre de fatigue peut être très perturbant.

– Bien sûr ! Et donc, le changement le plus important, c’est qu’il a renoncé à ses rêves… 

– C’était quoi ses rêves ? demande Rose. 

– Il voulait voyager pour ramener chez nous des façons de vivre différentes. Il nous trouvait trop repliés sur nous-mêmes. Il voulait aller étudier à l’étranger pour apprendre à construire des ponts et des routes, pour nous ouvrir les uns aux autres. Son père était très fier de lui, il disait : « Mon fils fera de grandes choses ». Sans se plaindre, il a laissé tomber ses projets.

– Qu’est-ce qu’il a fait comme études ?

– Il a renoncé aux études, lui, le plus brillant de nous tous ! Il n’avait pas le choix. Il avait besoin d’argent pour élever ses frères et sœurs. Son père, qui était militaire, lui avait appris le tir à l’arc et l’épée. Pour lui, c’était un jeu. Mais des responsables de l’armée lui ont proposé d’être militaire lui aussi, pour l’aider. 

– L’armée, finalement, ça lui a réussi,  non ?

– Son coup de chance, c’est qu’un ou deux ans plus tard, il a été choisi pour être garde du corps de la reine. 

– Si jeune !

– A l’époque, on ne voyait pas des dangers partout, comme maintenant, à cause des religions. Garde de la reine, c’était plutôt un poste honorifique qu’un vrai poste militaire. Et il était parfait pour ce poste.

C’était un garçon brillant, très bien éduqué, impeccable envers les dames. Il a tout de suite été apprécié de la reine, de ses filles et de la fiancée du roi, notre reine actuelle. On le plaisantait avec ça, les belles dames qu’il protégeait. On lui disait qu’il allait faire un brillant mariage avec une des dames de l’entourage de la reine mère.

– Il n’est pas marié ! dit Flamme.

– Si, je crois qu’il l’est, mais il est très discret sur sa vie privée. En tout cas, à l’époque où il s’occupait de la sécurité de la reine mère, il nous disait qu’avec sept frères et sœurs à élever, il n’était pas question qu’il rajoute des petits à la nichée. Il refusait de fréquenter nos familles, de peur de tomber amoureux d’une de nos sœurs. Il refusait aussi de parler aux marieuses, il voulait rester célibataire pour se consacrer à son travail, à ses frères et à sa mère.

– Sa mère, elle s’est doutée de la vérité ? demande Rose.

– Elle était de santé fragile. Après le choc, elle s’est réfugiée dans un monde imaginaire, où elle parlait encore à son mari. Il a engagé une gouvernante pour s’occuper d’elle et des petits. Grâce aux écoles gratuites de la reine, il a donné une bonne éducation à ses frères et sœurs. Et maintenant, ils ont tous une place honorable dans la société.

– C’était une situation bien triste pour ce pauvre commandant, dit Rose. Il avait notre âge et ce drame affreux aurait pu le briser lui, et toute sa famille. Mais il a réussi à le surmonter et encore aujourd’hui, il y puise la force de faire le bien. Messire le Chambellan, merci de m’avoir raconté tout cela. Depuis quelques jours, je me sens mieux. Je pense que nous allons bientôt pouvoir reprendre l’école. 

 

En fin d’après-midi, quand Ardent se retrouve debout devant le ministre de l’Intérieur, il lui dit tout net :

– Je ne veux pas travailler avec vous ! Je suis venu parce que je veux savoir ce qui s’est passé… Comment est mort mon père ?

– Du thé, s’il vous plaît, dit Archer au secrétaire qui a introduit le garçon. Et il ajoute à l’intention d’Ardent : 

-Vous devriez vous asseoir. Nous allons parler un moment. 

Il attend en silence que le thé soit servi puis reprend, face au jeune homme qui s’est finalement assis :

– Je trouve légitime votre interrogation. Je vais donc y répondre. Mes hommes avaient entouré votre père, ils avaient abattu son cheval. J’ai mis pied à terre moi aussi et nous avons combattu à l’épée, lui et moi. Un cercle de soldats royaux empêchait vos soldats de venir délivrer votre père. A l’intérieur de ce cercle, d’autres soldats nous surveillaient, prêts à intervenir si je faiblissais ou si j’étais blessé. Sa situation était sans issue, il le savait. 

Je profitais du moindre ralentissement pour l’inciter à se rendre, en lui promettant la vie sauve. A un moment, j’ai cru qu’il allait céder. Il a arrêté de m’assaillir et m’a demandé : « Que va devenir Tara, ma ville ? » Je lui ai promis que votre ville ne serait pas pillée. « Mon armée ? » Je lui ai promis que les soldats royaux arrêteraient le combat dès qu’il se rendrait et que ses soldats ne seraient pas punis. Il m’a dit ensuite : « Ma famille ? » Je lui ai juré que sa famille ne subirait aucun préjudice. Je lui ai juré qu’il aurait droit à une paix honorable, avec un simple bannissement pour punition. 

Alors, il a repris le combat avec plus d’acharnement que jamais. Il m’attaquait avec tant de violence que j’ai dû affermir ma garde… Alors il a crié « Que mon sang soit le dernier versé ! » et il s’est jeté sur mon épée, il se l’est plantée dans le ventre. 

Ardent fait une grimace d’horreur. Archer se lève et, le dos tourné, debout à regarder par la fenêtre, il continue son récit, la voix serrée d’émotion :

– Je vous jure que c’est la vérité : il s’est déchiré lui-même sur ma lame. J’ai aussitôt lâché mon épée, je l’ai soutenu. Il m’a dit : « Je vous fais soumission, je demande pardon au roi. » J’ai appelé pour le faire soigner. Il a encore eu la force de murmurer « Mes enfants ». Je lui ai redit que ses enfants seraient sous ma protection. Je ne suis pas sûr qu’il ait entendu ma réponse. Voilà, vous êtes libre de me croire ou pas, mais c’est ce qui s’est passé : il s’est donné la mort… 

Effondré, Ardent balbutie :

– Mais pourquoi ? Pourquoi mon père… a-t-il fait… ce geste ?

– Je vous ai répété ce qu’il m’a dit, avant : « Que mon sang soit le dernier versé ! ». Il s’est sacrifié pour arrêter le carnage. Il savait que ses troupes ne continueraient pas le combat sans lui. Et il avait compris que je voulais moi aussi arrêter le massacre. Il a eu raison d’avoir confiance en moi, je n’ai pas poursuivi les fuyards. 

– Merci pour eux, murmure Ardent, dents serrées.

– J’avais mis en place des tactiques de capture, car nous savions que nous étions trois fois plus nombreux que vous. Il y avait des groupes pour capturer et des groupes pour garder les prisonniers et les soigner en cas de blessure.

Les soldats savaient que le roi avait promis une récompense d’une pièce d’argent par prisonnier, sauf le prince-gouverneur, votre père : s’il était pris vivant, le roi avait promis cinquante pièces d’or. Il a le sens de la famille, cet homme… Les récompenses étaient à partager entre tous les soldats, sauf moi. Vous pourrez interroger mes hommes si vous voulez vérifier ce que je dis.

– Je le ferai… peut-être.

– Se sacrifier était aussi un geste d’amour pour vous, pour vous laisser l’honneur en héritage. Mourir au combat, c’est réputé plus honorable que vivre vaincu et exilé.

Ardent reste silencieux un moment, puis dit :

– Je vous crois… Ma mère… vous lui avez dit tout cela ?

Archer regarde toujours par la fenêtre. Il finit par revenir s’assoir face à Ardent :

– Il y a eu ici un drame qui a vu la mort d’un homme de la religion solaire. Son épouse a choisi de le rejoindre dans la mort, en laissant cinq ou six jeunes enfants. Je ne la juge pas, ni en bien ni en mal. Je vous avoue que j’ai craint la réaction de votre mère. J’ai préféré qu’elle croie à une mort au combat plutôt qu’à un départ volontaire qu’elle aurait pu imiter…

– Mais c’est très injuste pour vous ! Vous n’êtes pas responsable de la décision de mon père !

– Vos sœurs ont accepté l’idée d’un combat perdu, elles ne semblent pas me haïr outre mesure. Et votre petit frère m’a spontanément offert son amitié, cela m’a beaucoup touché. 

Ardent sourit :

– Il est têtu mais si gentil !

– A cet âge, reprend lentement Archer, mourir c’est tomber quand on joue aux gens d’armes et aux voleurs. Et puis, on se relève pour courir à nouveau… Mais quand il sera en âge de comprendre, je vous remercie de lui dire la vérité. Et surtout de lui expliquer qu’on  n’a pas besoin de combattre et encore moins de tuer, pour être un homme.

– Ma mère peut comprendre cela, elle aussi.

– Je vous laisse juge de ce que vous devrez lui dire à votre retour. Ces histoires de combats, de gloire militaire… pour les femmes, c’est moins important que l’amour et la vie de famille, il me semble… 

– Vous n’avez pas tué mon père… Je vous crois… Mais alors pourquoi m’avoir envoyé à Sanara ? Tout le monde croyait que la punition de la révolte serait la mort.

– Un espion m’avait prévenu du nombre important de jeunes engagés. J’ai ordonné qu’ils soient soignés en priorité s’ils étaient blessés et installés à part des adultes, pour les soustraire à leur influence morbide. Après avoir échangé quelques mots avec votre oncle, j’ai pensé qu’il serait plus arrogant que jamais devant le Grand Conseil, et que cela le perdrait. Il m’a appris que vous étiez aussi au combat. Quand je vous ai vu, je me suis dit que, si jeune, vous inspireriez la pitié…

– Je n’ai pas besoin de votre pitié !

– Je ne vous parle pas de moi, je vous parle du Grand Conseil qui allait vous juger. Comme je trouvais injuste de vous faire porter seul le poids de la révolte de toute une région, j’ai décidé de prendre quelques garçons pour vous accompagner.

– Vous saviez qu’on irait à l’école de la reine ?

– Pas du tout. Je ne savais pas non plus que Rose vous servirait d’avocat. Mais je savais que si le Grand Conseil était trop dur, le roi userait de son droit de grâce et que votre vie n’était pas en danger. 

– Merci, finit par dire Ardent, au bout d’un moment.

– C’est surtout la reine qu’il vous faudrait remercier, jeune homme. Elle a été vivement critiquée d’accueillir des révoltés dans son école. On a dit qu’en agissant ainsi, elle encourageait d’autres révoltes à venir, qu’elle réchauffait des serpents sur son sein, qu’elle mettait en danger la vertu de la princesse, et même sa vie… A ce propos, je vous remercie de me donner le petit objet que vous avez dans la poche. 

Le commandant tend la main vers Ardent. Bien que très étonné, le garçon n’hésite pas longtemps. Soulagé, il lui donne le petit poignard confié par Messire Parchemin, avec mission d’égorger le roi. Archer retire le morceau de liège qui sécurise la pointe et l’observe de près. Du bout du doigt, il la tâte. Il dit :

– Objet redoutable… et lâche. J’en connais l’existence depuis peu, et de la bouche même de son fabricant, un homme qui a un grand sens de l’honneur, paradoxalement ! Il m’a dit en avoir fabriqué trois.

Si je me mets à la place de Messire Parchemin, le commanditaire de cette arme et de beaucoup d’autres, je suppose que le deuxième a été confié à votre cousin, fils de Monseigneur Bouillonnant, le meilleur allié des fanatiques de la capitale. Et le troisième… à Montagne-de-lumière, le meilleur guerrier de Tara, et le plus dévoué, croit-on. Si je me fie à l’un de mes espions, vos camarades le portent sur eux, comme vous, car il a fouillé vos affaires sans rien trouver.

– Ah ! Vous reconnaissez que vous nous faites espionner ! 

– J’y suis obligé, tant que vous êtes dans le palais, si près de la famille royale. Vous pouvez comprendre cela, n’est-ce-pas ? 

– Non ! répond Ardent. Nous ne sommes pas des lâches qui attaquons par surprise, nous combattons à visage découvert, des soldats contre des soldats ! 

– Vous n’êtes plus un soldat, j’espérais que vous aviez accepté cette situation !

– Je l’ai acceptée. Et j’ai accepté aussi de faire une action publique de réparation.

– Bien. C’est pour cela que je vous ai convoqué. Messire Granite, le secrétaire de votre père, m’a raconté que vous avez commencé très jeune à travailler avec lui. Ce brave homme a eu très peur lorsque l’armée royale est entrée dans le palais. Comme les autres membres de l’entourage de votre père, il s’attendait à être massacré. Vous savez que nous n’avons tué personne. Moi aussi, je suis un soldat qui combat d’autres soldats, pas des civils sans défense. Puis il y a eu un regrettable incident… une émeute, pendant la nuit, à cause d’un malentendu…. 

– Une émeute ? Ma mère ne m’a rien écrit à ce sujet !

Archer rit puis continue :

– Peu importe. Moi-même, je n’ai rien dit au roi sur cette affaire qui n’en est pas vraiment une. On m’avait agressé personnellement deux fois dans les premières heures de mon arrivée à Tara. Je me doutais que ça allait recommencer avec encore plus de force. La nuit venue, j’ai fait partir discrètement la garnison, nous avons rejoint l’armée qui campait hors de la ville. Et nous sommes revenus en force. Les émeutiers armés de bâtons et de pierres avaient envahi le palais. Nous les avons laissés partir sans combat.

– Encore merci.

– De rien ! Le roi m’avait nommé gouverneur, je n’étais pas là pour assassiner mes administrés ! Au cours de cette émeute, on a donc arrêté Messire Granite, alors qu’il s’apprêtait à brûler mes dossiers, dans mon bureau. Là, il a vraiment cru sa dernière heure arrivée. Mais nous l’avons laissé tranquille. Quand il a vu que je faisais restaurer le temple, il est venu me proposer d’être mon secrétaire comme il l’avait été pour votre père. 

Ardent est un peu choqué : 

– Quoi ? Il a voulu travailler pour vous ? Tout le monde a dû le traiter de vendu ! Et vous, vous aviez confiance en lui ?

– Bien sûr ! Pour moi, sa proposition était une aubaine inespérée, car je débarquais en territoire hostile, avec pour mission de l’administrer, alors que je ne connais rien à l’administration. Nous avons donc travaillé ensemble, satisfaits l’un de l’autre, moi d’avoir quelqu’un qui connaissait parfaitement la situation locale, lui de retrouver son travail et son salaire. 

Un jour que je revenais de voir les travaux de votre ami Basalte et que je pestais contre le mauvais état des routes, il est allé me chercher votre rapport sur les routes. Et puis, petit à petit, tous les rapports et notes que vous aviez rédigés, et qui sont très intéressants.

– Je vous remercie de les trouver intéressants, mais ils n’ont jamais servi à rien, absolument à rien.

L’amertume du jeune homme fait sourire le ministre : 

– Vous vous trompez ! Ils peuvent vous servir, si vous le voulez… Je les ai pris avec moi. Ils peuvent vous servir de base de travail, si vous voulez faire une action de réparation dans le domaine administratif.

Ecoutez, pour le moment, je vous propose d’en rester là. Réfléchissez à ce que je vous ai dit. Si vous voulez faire votre action dans ce ministère, revenez me voir demain après-midi. Ou sinon, trouvez une autre action. 

– Je vais réfléchir, mais je pense que je vais revenir demain.

– Bien, Je ne vous fais pas raccompagner, je pense que vous trouverez tout seul le chemin du palais. Vous pouvez flâner dans les rues. Profitez donc de la capitale, puisque vous n’allez pas tarder à la quitter, dès vous aurez réalisé votre action de réparation.

 

Seul dans la rue, Ardent est désemparé de ne pas sentir près de lui la présence d’un garde, qui lui est familière depuis deux mois qu’il ne sort que sous escorte. Après avoir marché au hasard, il s’assied sur un muret dans une rue déserte, pour ruminer ce qu’Archer lui a raconté. 

Des questions se pressent dans son esprit : Comment son père a-t-il pu abandonner sa femme et ses quatre enfants au bon vouloir du vainqueur ? Son adversaire promettait de les protéger, et il lui a fait confiance. Mais pourquoi, puisqu’il croyait en la parole de son adversaire, n’a-t-il pas accepté de se rendre vivant ? 

Il aurait fait cesser le combat de la même façon, mais il serait resté en ce monde pour vivre avec sa famille. Et lui, Ardent, serait presque dans la même situation que maintenant, quelque part dans une ville inconnue, mais il serait avec tous les siens. Exilés mais tous ensemble. Tandis que maintenant, il est seul.

Après les questions, viennent la colère, la révolte contre la décision de son père : « Il est parti et maintenant, c’est à moi de protéger sa famille ! »

Il va devoir annoncer à sa mère le suicide de son père, puis assurer le mariage de ses deux sœurs, l’éducation de son petit frère, que de responsabilités ! Et avec quel argent fera-t-il face à tout cela ? Avant de gagner de l’argent, il va devoir en dépenser pour payer sa formation d’avocat…

Peut-être que des amis de ses parents lui prêteront de l’argent, qu’il remboursera quand il travaillera… Le récit du grand chambellan lui revient en mémoire et sa situation lui rappelle celle que le ministre a lui-même vécue, dans son adolescence. Comme lui, Ardent pourrait trouver un refuge, non pas dans l’armée, (l’idée de se retrouver sur un champ de bataille lui fait horreur), mais dans l’administration ? 

Après avoir longtemps réfléchi, il reprend sa marche à la recherche du palais, en ayant pris la décision d’accepter de faire une tâche administrative sous les ordres d’Archer, pour son action publique :

« Je n’ai aucun projet personnel. Je ferai bêtement ce qu’il me dira de faire. Ce ne sera pas une action glorieuse comme celles des autres, mais ça me permettra de retrouver la liberté et de rentrer à Tara. Ensuite, peut-être qu’il m’aidera à me faire prêter de l’argent pour payer ma formation, ou peut-être qu’il m’aidera à entrer dans l’administration… Je serai loin de Tara, mais je gagnerai de l’argent pour ma famille, comme il l’a fait lui-même…»

 

En arrivant au palais, sa mémoire lui présente que quelques jours plus tôt, il parlait avec ses camarades de provoquer Archer en duel pour venger son père. « Et maintenant, je vais mendier une place sous ses ordres… Quelle ironie du sort ! Quelle humiliation ! Voilà  où en est le descendant des princes du Sud ! »

Une bouffée de colère le saisit contre Rose : « De quoi elle s’est mêlée, celle-là, de parler devant le Grand Conseil ! Si elle n’était pas intervenue, ils nous auraient condamnés à mort en punition de la révolte, et on serait tranquilles maintenant ! » 

Mais il a aussitôt honte de cette pensée et la tendresse le prend, en revoyant en souvenir la mince jeune fille debout devant les députés. Il a admiré en connaisseur l’intelligence de son raisonnement et son art de convaincre. Et toutes les journées qu’il a vécues ensuite près d’elle n’ont jamais démenti son admiration et sa tendresse. « Elle a tellement de qualités, elle sera une bonne reine. » 

Et puis, c’est contre Flamboyant qu’il se sent en colère, et contre lui-même. « Ne plus adresser la parole à cet idiot, ce n’est pas suffisant pour le punir d’avoir rendu malade celle qui nous a sauvés. Mais comment le lui faire comprendre ? Il est fier de son combat contre le Royaume, ce crétin ! » 

 

Arrivé au palais, il va s’asseoir dans le jardin, de façon à être vu de Rose si elle sort sur le balcon ou regarde par la fenêtre. Elle lui manque tellement ! 

Tout en coulant des regards discrets vers le balcon de Rose, il continue à réfléchir à son projet et se convainc qu’il a pris la bonne décision : « Je vais procéder par étapes. Je vais d’abord gagner ma liberté.  Travailler avec cet homme me permettra de mieux le connaître et ensuite je déciderai de mon avenir : soit lui demander son aide pour entrer dans l’administration royale, soit devenir avocat. » 

 

A la nuit tombée, il regagne la cour des pensionnaires de l’école, déçu de n’avoir pas revu Rose. En réalité, elle l’observait cachée dans l’ombre de sa chambre et mourait d’envie de le rejoindre, mais elle n’a pas osé se présenter à lui, se croyant encore marquée par la maladie. Elle veut tellement qu’il la trouve belle et désirable…

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