11. L’enfant secret

Des bruits de l’autre côté du fleuve : un chariot arrive, entouré de soldats à cheval.

– Ce sont des soldats du Royaume, murmure le jeune voleur à son camarade. Les salauds ! Ils sont allés piller chez les Malimbas, vous en avez la confirmation de vos propres yeux !

Le chariot traverse le gué et s’arrête. Requin va écarter les rideaux pour inspecter le contenu. Les soldats qui l’accompagnent font sortir de la voiture trois jeunes hommes aux mains liées.

– Chic, on sera pas tous seuls à la mine, dit le jeune voleur. Voilà nos futurs collègues.

Des cris et des sanglots s’échappent du chariot quand il commence à se remettre en route. Mais un bruit de sabots se fait entendre : dans un nuage de poussière, une troupe de soldats malimbas déferle autour du chariot. Les soldats royaux sont tous abattus sans avoir pu combattre. Seul, Messire Requin a le temps de lancer son cheval au galop et de s’enfuir vers les terres.

Le jeune voleur se met debout et dit à son compagnon :

– Répétez après moi, criez ce mot, ça veut dire merci, c’est tout ce que je sais dire.

Ils crient tous les deux pour dire merci. Quand un officier s’approche, le voleur se tourne pour lui montrer ses liens et l’homme les tranche. Il fait de même à Renard-du-désert, tandis que le jeune espion fouille le sac resté sur son cheval :

– Ces abrutis n’ont même pas eu l’idée de fouiller, tenez, donnez-lui la lettre de la jeune fille.

La lettre que la jeune Malimba a écrite pour Renard-du-désert certifie qu’il est un ami de sa famille, honorablement connue dans la région. Ayant lu la lettre, l’officier fait signe aux deux garçons de venir, mais, avec un geste de refus, le jeune voleur dit à son camarade :

– C’est là que nos routes se séparent. Bonne chance, vous allez reprendre goût à la vie là-bas, vous le méritez.

 Très ému, Renard-du-désert le serre dans ses bras :

– Merci, pour tout. J’étais tombé et tout le monde s’était détourné de moi. Mais vous, vous m’avez aidé, vous m’avez relevé, vous avez donné de l’argent pour moi. Vous m’êtes plus qu’un frère. Et moi, qu’est-ce-que je suis pour vous ?

– Vous êtes un gars qui est près de moi, mais pas pour longtemps ! Dépêchez-vous, sinon ils vont partir sans vous. Allez ! Vite ! En selle !

Il l’aide à monter à cheval en répétant les recommandations de Dame Arnica :

– La consigne est d’aller la retrouver chez Maître Tsongo à Lahora. Demandez-lui de vous accompagner chez le gouverneur du coin  avec ceux qui nous ont sauvés : ils témoigneront que ces pillards s’attaquent aussi aux gens de chez nous. Dame Arnica est là-bas pour leur expliquer que tout cela va cesser. Tenez, prenez la moitié de ce qui reste dans la bourse, ça vous sera utile. Moi, je cours faire mon rapport.

Renard-du-désert file sur les traces du chariot et des soldats qui sont déjà loin de l’autre côté du gué, tandis que son collègue espion repart à cheval vers Sanara. A chaque pas du cheval, il ressent une douleur au côté, là où le borgne l’a sauvagement frappé à coups de pied. Il rumine sa douleur et des pensées de vengeance : « Messire N’a-qu’un-œil, je vous retrouverai ! Pour vous punir de ce que vous m’avez fait, mais surtout pour vous empêcher de continuer vos sales trafics. J’imagine que ce qui se passe à la mine où vous emmenez vos prisonniers ne doit pas être beau. »

Voilà donc Renard-du-désert en route pour l’exil. Pendant longtemps, nous n’aurons pas de ses nouvelles, mais le temps aura beau passer, nous ne l’oublierons pas. Le jeune espion, nous allons le laisser rentrer à Sanara, qu’il n’atteindra que dans deux jours.

 

Quand, le soir, il s’arrête sous un arbre pour laisser sa monture se reposer et dormir lui aussi, Rose se couche, dépitée de n’avoir rien à écrire sur l’Ecole Royale de l’Union, qui ne lui paraît pas plus intéressante ni prestigieuse que ce qu’elle a connu jusqu’à présent : «  C’est toujours les mêmes cours ! Je ne vois vraiment pas en quoi m’ennuyer avec ces jeunes va favoriser l’union nationale ! Je vais patienter quelques jours, mais après, je veux des choses vraiment intéressantes à apprendre, je veux de la nouveauté…»

 

Le lendemain soir, alors qu’il est plus de minuit, Rose ne dort toujours pas. Depuis deux heures, elle rumine sa journée devant son cahier, sans parvenir à écrire.

Elle voulait de la nouveauté, celle qui lui est tombée dessus l’a assommée.

Voici ce qui s’est passé :

Comme Pivoine était revenue enchantée de sa visite à sa grand-mère, elle avait décidé d’aller elle-même voir Lune-de-mai. Ce matin, elle a donc profité de la sortie d’équitation pour s’arrêter chez le fils de sa gouvernante, le père de Pivoine et de Renard-du-désert. Encore couchée, la vieille dame l’avait longuement remerciée pour Pivoine :

– Cette petite est méconnaissable, elle est si épanouie ! C’est parce que vous êtes tellement gentille avec elle.

Au bout d’un moment, la gouvernante a pris une grande inspiration et lui a dit, les larmes aux yeux :

–  J’ai honte vis-à-vis du roi, je lui avais juré le silence, mais, pour vous remercier, je vais vous dire un secret qui concerne votre naissance.

Désireuse de conserver une fidèle trace de ce récit, Rose se décide enfin à écrire ce qui brûle sa mémoire :

« Le roi et la reine étaient mariés depuis plusieurs années et ils n’avaient pas d’enfant. Beaucoup de ministres demandaient au roi de divorcer et de se remarier, mais il ne voulait pas. La reine a choisi elle-même une de ses suivantes qui est devenue en secret la concubine du roi. Au bout d’un an, la jeune femme a mis au monde un garçon, mais personne ne savait que son père était le roi. Et puis la reine a été enceinte. Vous êtes née deux ans après le garçon. L’accouchement a été très difficile, très long, la reine a failli en mourir.

La concubine a proposé au roi de devenir votre nourrice. Je crois qu’elle tenait beaucoup au roi et qu’elle s’est intéressée à vous pour lui faire plaisir. Mais elle s’occupait bien de vous et vous l’aimiez beaucoup, je le voyais, j’étais là tout le temps. Le roi m’avait demandé de revenir pour aider ses deux femmes à élever leurs enfants. Moi seule je savais la vérité, mais il ne se décidait pas à proclamer officiellement qu’il avait un fils, pour ne pas humilier la reine.

Et un jour, la concubine et son fils ont disparu tous les deux ! Le roi m’a dit qu’il les avait installés à part pour leur tranquillité et il vous a donné une autre nourrice. Puis le roi est parti à la guerre. Quand il est revenu, j’ai demandé des nouvelles de son fils, il me tardait de le revoir. Le roi m’a assuré qu’il allait revenir. Mais le temps a passé, personne n’est revenu.

Je n’ai pas pu m’empêcher de penser que la reine avait demandé au roi de les chasser tous les deux, parce qu’elle ne voulait pas que l’enfant de la concubine hérite à la place de son enfant à elle. Et maintenant que je suis vieille, le secret de votre frère me pèse terriblement. Je voudrais le revoir avant de mourir, mais comment faire ?

– Comment le roi a-t-il pu chasser son propre enfant ? Il ne l’aimait pas ?

– Si bien sûr, il l’aimait, c’était son fils premier né. Mais il aimait par-dessus tout la reine, et la reine était malade de jalousie. Elle était devenue de plus en plus méchante envers la concubine. Moi, j’avais même peur pour l’enfant. Une nuit, j’ai vu la reine debout devant le berceau de l’enfant, elle le regardait fixement, et le pauvre petit hurlait… Quand il a disparu, j’étais triste de ne plus le voir, mais je me disais que c’était mieux pour lui. »

Lune-de-mai avait l’air tellement fatiguée que Rose est partie pour l’obliger à se reposer. Mais elle-même n’arrive pas à trouver le sommeil, alors qu’elle a la tête qui tourne de fatigue après une rude journée de cours. La surprise paralyse toutes ses facultés : un frère, elle a un frère ! Et le royaume a un prince héritier, le fils premier né ! Où est-il maintenant ? La question tourne inlassablement dans sa tête.

Pour trouver le repos, elle sait qu’il faut qu’elle prenne une décision, alors elle décide : « Lune-de-mai doit me donner tous les renseignements possibles ! Je veux le retrouver ! Demain, je retourne chez elle, que les gardes soient d’accord ou pas. »

 

Le soir du dix-septième jour du mois de la lune, Rose peut enfin noter la suite du récit sur l’enfant royal disparu :

Lune-de-mai m’a dit :  » Pendant un an, vous aviez vécu avec cette femme et le petit garçon, et tout d’un coup, plus personne. Ma pauvre colombe, vous n’arrêtiez pas de pleurer. Vous ne vouliez pas téter votre nouvelle nourrice. J’ai eu très peur de vous perdre. » 

Moi, je voulais en savoir plus sur l’enfant, c’est-à-dire mon frère. Je note les quelques informations qu’elle m’a données :

« Le petit garçon avait à peu près deux ans à votre naissance. Il vous aimait beaucoup. Dès que vous commenciez à pleurer, il se précipitait pour vous bercer ou bien il allait chercher sa mère, ou bien moi. Il était très gentil mais il ne tenait pas en place. Toujours à sauter, à grimper partout. Je l’appelais mon petit cabri. »

Si peu d’informations ! Que faire ? Je lui ai demandé qui était au palais à cette époque et encore aujourd’hui. Elle m’a d’abord dit qu’il n’y avait qu’elle, puis elle a dit :

– Ah oui, il y avait aussi ce militaire à la grosse moustache. A l’époque, il n’avait pas de moustache.

– Le commandant Archer ?

– Oui, à l’époque il était jeune, 17 ans peut-être, il n’était pas commandant, il était le responsable de la sécurité de la reine. Lui et moi, on était les deux seuls à qui le roi avait dit la vérité. »

Sans plus écrire, elle réfléchit à cette vérité stupéfiante qui s’impose à elle : « C’est mon voleur de perle !  Quand il l’a ramenée, Père l’a reconnu, c’est pour cela qu’il a dit à Archer « Vous êtes sûr que c’est lui ? » et « Veillez bien sur lui ». A quel signe l’a-t-il reconnu? Ça semble impossible, si longtemps après ! Pourtant, c’est la seule explication à sa tristesse alors qu’il venait de retrouver la perle ! Il aurait dû être content, mais il venait aussi de retrouver son fils et aussitôt il l’avait re-perdu ! Mais il n’a rien fait pour le retenir. Peut-être qu’il ne le juge pas digne d’être reconnu prince parce que maintenant c’est un voleur ? Ou parce qu’il ne veut pas contrarier Mère en le rappelant alors qu’elle l’a chassé quand il était petit ? Ou parce qu’il ne veut pas m’humilier, moi, l’Héritière ? Est-ce que je peux accepter cette injustice ?»

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