44. La justice et l’amour

Quand la partie de balle au pied se met en place dans la cour de l’école, le capitaine Personne est déjà sur le toit des anciennes cuisines.

Par les crieurs, il sait que les cours de l’école de l’Union ont repris et il lui tarde d’assister à l’entraînement de balle au pied. Sans être vu, il s’installe derrière la cheminée de la terrasse, avec son miroir, pour suivre la partie que Rose va regarder aussi, assise sur une chaise dans la cour. 

Soudain, un bruit insolite tout proche lui fait lever les yeux : une sorte de froissement et de respiration. Stupéfait, il voit une tête émerger de la cheminée voisine, suivie de bras qui prennent appui sur le bord de la cheminée pour hisser le tronc. Aussitôt, il pose le miroir sur le sac et se lève.

Eridan sursaute en le voyant : son pied gauche dérape et perd l’appui. Le bas de son corps, qui commençait à émerger, retombe brusquement dans le vide. Mais son appui des mains et de l’autre pied est solide. Il cherche un autre appui pour le pied gauche, sans quitter des yeux le garçon qui le domine. 

Instantanément, Personne comprend que ce visiteur inattendu n’est pas amical. Il voit l’arc accroché dans son dos et l’associe à l’image de Rose assise sur une chaise dans la cour, cible inratable. Sans réfléchir, il donne un coup de talon sur le bord de la cheminée. D’une main, Eridan se retient et de l’autre il tente d’attraper la cheville de son agresseur mais Personne s’écarte habilement. 

Quand Eridan s’accroche à nouveau des deux mains pour se hisser, Personne donne à nouveau un coup de pied dans la cheminée. Le ciment qui joint les briques se fissure. Eridan s’accroche désespérément. Encore un coup de pied, puis un autre et les briques cèdent.

Sans un cri, Eridan disparaît dans le conduit. Le bruit de sa chute et des briques qui tombent en même temps que lui résonne longuement. Comme un nuage de suie émerge de la cheminée, Personne s’enfuit le long des toits, oubliant son sac et le miroir. 

 

Quelques minutes plus tard, il est en sécurité dans une rue. Tout essoufflé de sa course et sonné par ce qu’il vient de vivre, il s’appuie contre un mur. Et tout d’un coup, il réalise : « Ce salaud qui voulait tirer sur Rose, c’est le gars du procès, celui qui a juré qu’il n’était pour rien dans la mort des boulangers, alors que c’était lui ! Je les ai vengés ! Ô mes amis, je vous ai vengés ! » 

Des sanglots nerveux le secouent et il s’empresse de gagner une petite place où il sait qu’il y a une fontaine. Il se jette sous l’eau glacée pour noyer ses larmes, calmer ses tremblements, et aussi, lui semble-t-il, pour se purifier du meurtre qu’il a commis. « Mais j’ai sauvé Rose, j’ai sauvé la patrie. » se répète-t-il en se frottant frénétiquement sous l’eau. 

A l’école, le bruit de la chute d’Eridan a arrêté la partie. Etant donné le caractère très étrange de ce bruit, Ardent a tout de suite recommandé à Rose et à Cendres de se retirer en sécurité dans leur appartement, le temps que lui-même et les garçons se rendent compte du problème. Ayant découvert le corps sans vie de son camarade, il a informé le grand chambellan, qui s’est chargé de prévenir la reine et selon les instructions de celle-ci, les parents. 

Soulagés de voir les adultes prendre en charge cette triste et étrange affaire, les garçons ont d’un commun accord décidé de ne pas en parler entre eux :

– Certes, a déclaré Ardent, c’est un drame, mais rien ne doit nous détourner de nos actions de réparation. Il faut nous concentrer pour les terminer au plus vite et rentrer à Tara.

 

Le soir, alors que les trois garçons sont assis par terre dans la cour, silencieux, pensifs, peinés malgré tout par la mort de ce garçon étrange, Montagne se lève et salue un public imaginaire :

– Belles Dames et Messires, je vais me faire le porte-parole de la noble assemblée des otages du Sud, c’est-à-dire essentiellement le porte-parole de moi-même, vu que notre ami Clair est parti ce matin pour Tara et que mes deux collègues restant ne se parlent plus, depuis que l’un accuse l’autre d’être responsable de la crise de découragement de notre princesse.

Il y a eu un drame, mais il ne sert à rien d’en parler. Concentrons-nous sur des choses positives.  Nous avons eu le plaisir d’accueillir deux demoiselles nouvelles : notre chère Cendres Brûlantes et une charmante créature nommée Béryl. Elle a toutes les qualités : l’insolence d’Obsidienne, l’entêtement de Basalte, la colère de Flamboyant et ma révolte contre le poids des traditions. 

– Oh ! ça va ! L’interrompt Flamboyant. Arrêtez vos moqueries !

Montagne continue, imperturbablement :

– Par les confidences qu’elle a faites à une camarade, nous savons qu’elle est mère d’un fils dont son mari n’était pas le père et elle est veuve de cet homme. Et notre cher Flamboyant, qui ne rate pas une occasion de chercher des embêtements, en est tombé raide amoureux. 

– Depuis quand vous m’appelez votre  «cher Flamboyant » ? bougonne le garçon.

– Monseigneur, je me permets de vous appeler ainsi depuis que j’ai vu un éclair d’humanité s’allumer dans vos yeux en voyant Béryl danser. 

– Ce n’est pas vrai, je ne suis pas amoureux de cette fille.

– Si ! 

– De toute façon, ça ne vous regarde pas. 

– Si ! Parce qu’en tombant amoureux, vous avez cessé d’être une machine de guerre. Et ça me fait bien plaisir.

– Vous êtes trop bon de vous soucier de ce qui m’arrive.

– Je me fiche complètement de ce qui vous arrive ! Vous pourriez mourir là, sur le champ, ça ne me ferait ni chaud ni froid ! Je suis juste le chien de garde d’Ardent et il est malheureux de votre brouille. Allez, l’affaire est entendue : vous êtes amoureux de Béryl, elle est la meilleure amie de Rose, donc, vous êtes aussi ami avec Rose et vous nous fichez la paix avec vos histoires de continuer le combat ! Et vous nous laissez vivre comme nous le voulons, ici ou ailleurs.

Ils se taisent un moment puis Flamboyant murmure :

– Avouez qu’elle ne laisse pas indifférent, cette fille.

– Comment être indifférent quand on la voit onduler des hanches ? ça donnerait le tournis à un navigateur de haute mer ! Et ces cheveux comme de la lave en fusion ! Et ces yeux d’impératrice ! 

Comme Flamboyant baisse la tête sans rien dire, Ardent lui pose doucement la main sur l’épaule : 

– Mon cousin, je comprends que votre orgueil est mis à mal, mais il n’y a pas de honte à se soumettre à l’amour. 

– Vous me parlez à nouveau ?

– Il me semble que oui. Qu’en pensez-vous, Montagne, je lui ai parlé ?

– Oui, oui, vous lui avez parlé, je confirme ! Ardent a fait le premier pas, vous ne pouvez pas le repousser ! Serrez-lui la main, Monseigneur ! 

Les deux cousins se serrent la main. Flamboyant demande, à voix basse :

– Et elle, vous croyez que je l’intéresse ?

– Evidemment ! assure Montagne. Elle a dansé de joie quand vous avez marqué ce but extraordinaire. 

– C’est parce qu’elle aime la balle au pied, pas forcément moi.

– Nous aussi, on aime la balle au pied ! répond Montagne. Est-ce qu’on peut vous aider à réaliser votre action ? La mienne est plus avancée que la vôtre, je peux prendre du temps pour vous.

Ardent approuve :

– Les fêtes du solstice approchent, vous ne serez jamais prêt si vous travaillez seul ! Il faut entraîner  des joueurs adultes, il faut finir de construire le lieu où ils vont jouer et régler tous les détails du tournoi… On va tous vous aider ! 

– C’est gentil, mais quand ? 

– Je vais demander à Rose de faire alléger les cours. Et on travaillerait tous sur ce projet. 

Comme Flamboyant fronce les sourcils, Ardent s’empresse de préciser :

– Je veux dire, on travaillerait tous sous vos ordres, c’est vous le chef du tournoi.

 

Un peu plus tard, dans sa chambre, Rose note sur son cahier :

 

Les projets d’action personnelle :

Flamboyant : tout le monde est emballé par l’idée d’un tournoi de balle au pied mais le temps presse. Je vais demander à Mère de supprimer les cours et de mettre en place un groupe d’élèves pour l’aider, parce que si je le propose moi-même, il est capable de refuser.

Ardent : il est au ministère de l’intérieur pour préparer une nouvelle façon d’administrer sa province, en faisant désigner des conseillers par le peuple lui-même ! C’est audacieux et compliqué à organiser mais à force d’en parler avec tout le monde au ministère, ça se précisera. 

Béryl dit que les gens du peuple ne sont pas assez intelligents pour désigner des députés mais je ne suis pas d’accord. Ils sont intelligents puisqu’ils construisent les maisons, les bateaux, les meubles et tout ce que nous utilisons. Béryl est très intelligente mais elle ne saurait pas faire cuire un œuf ou coudre un habit. Elle serait incapable de se débrouiller sans ses servantes. Moi aussi d’ailleurs, mais au moins je le reconnais.

Aulne-du-lac : décidément, ce garçon est étonnant. Il est si calme, si raisonnable et il nous sort une idée qui semble folle à tout le monde : construire un pont pour relier Sanara au pays des Malimbas pour faire des échanges avec eux.  Il faut que je réfléchisse pour savoir si je vais soutenir son projet ou pas.

J’ai constaté avec plaisir que l’opposant le plus virulent est Flamboyant. Camélia lui a dit que le Sud est loin des Malimbas, il ne risquera rien quand il sera rentré chez lui. Il lui a dit qu’il craint pour la sécurité du Royaume ! Le plus fort, c’est qu’il avait l’air sincère, en se posant en défenseur du Royaume. S’il veut protéger la nation, qu’il entre dans l’armée royale, Ha Ha ! 

Mère est complètement emballée par ce garçon, qu’elle reçoit régulièrement pour suivre son travail. Heureusement que je ne lui ai jamais dit comment il me traitait, elle l’aurait beaucoup moins soutenu, et même sévèrement puni ! Mais il a complètement changé d’attitude envers moi. D’abord, je crois que ma maladie lui a fait peur. Et puis qu’on lui donne tant de moyens pour réaliser son action publique, il en est transformé. 

Ce qui m’ennuie dans tout cela, c’est que les filles n’ont aucun projet. Et moi, je ne donne pas l’exemple. Où travailler ? L’orphelinat ? La Sécurité ? L’hôpital ? Le ministère de l’Intérieur ? Le ministère  me donnerait l’occasion de parler à Archer au sujet de mon frère. 

Sans le noter, elle ajoute en pensée : « Et l’occasion de parler à Ardent. Ça me permettrait de mieux le connaître avant qu’il ne parte. Puisqu’il va partir après son action…»

La nuit du quinzième jour du mois des Herbes, Rose a la joie de voir le capitaine Personne se présenter sur son balcon. Elle va tout de suite à sa rencontre :

– Oh ! Merci d’être revenu ! Il ne faut pas parler trop fort, la sœur d’Ardent dort dans l’autre chambre. Je vous demande pardon pour ce que je vous ai dit la dernière fois.

– C’est tout pardonné, ma petite princesse des coeurs ! Mais parlez-moi de vous. Les crieurs ont annoncé que vous avez repris l’école. Alors, ça va ?

– Oui, merci, je vais bien. Mais l’école, ce n’est plus comme avant. Une ancienne élève est revenue, mon amie Béryl. Et puis il y a Cendres Brûlantes, de nouvelles filles, c’est bien. Mais un des garçons s’est tué accidentellement. Une chose horrible, incompréhensible. Vous en avez entendu parler ?

– Non.

– Les parents sont restés discrets, heureusement. Son père est député de la religion des étoiles, il ne voulait pas faire un scandale à propos de l’école de la reine. Il a accepté de dire à tout le monde que son fils est mort d’une mauvaise chute, sans préciser qu’elle a eu lieu ici.

Heureusement qu’il n’est pas de la religion solaire, il en aurait au contraire profité pour jeter la honte sur ce que nous faisons. Pauvre Eridan, tout de même… C’était un garçon bizarre, solitaire, qui voulait toujours être le meilleur en tout. Il voulait être un guerrier… comment dire, secret, mystérieux, très puissant. Il s’entraînait pour apparaître et disparaître comme une ombre.

– Ah ! Et comment on fait pour apparaître et disparaître ? ça me serait utile de le savoir !

– Ah ! Non ! Ne me dites pas que vous voulez aussi être un… nija, je crois, quelque chose comme ça, c’est un mot d’un pays lointain. Vous, vous grimpez partout pour voler, lui il voulait faire ça pour tuer ! J’espère que vous ne voulez tuer personne !

– Moi ? Si vous saviez à quel point je n’ai pas l’esprit guerrier… Et c’est même pour ça que je que je grimpe. 

Devant son air étonné, il explique :

– Je me suis souvent fait tabasser par des gens à qui je n’avais rien fait mais qui n’aiment pas ma façon de vivre. Pour leur échapper, j’ai appris à courir vite et à grimper aux murs. Depuis que je suis à Sanara, je m’entraîne à grimper en profitant de la falaise. 

– Quoi ! Vous grimpez à la falaise ! Mais c’est horriblement dangereux !

– Peut-être, mais ça m’a permis de découvrir ma grotte. Je ne vous avais pas dit que je dors dans une grotte ? Avec vue sur la mer ! J’y suis bien tranquille, personne ne peut y grimper, à part moi. 

– Maintenant, je vais avoir peur qu’on vous retrouve comme lui ! On l’a retrouvé mort dans une cheminée, écrasé par terre. Il a dû essayer de grimper sur le toit en montant par le conduit mais la cheminée s’est écroulée et il est tombé. Il avait un arc et des flèches. Et sur le toit, il y avait un miroir. Qui sait qu’est-ce qu’il avait encore imaginé comme entraînement stupide ! Aller au combat en regardant dans le miroir au lieu de viser directement ? Mais pourquoi sur un toit ? Il avait tant d’idées bizarres !

– Et ça vous fait de la peine, sa mort ?

Elle hésite :

– Bien sûr, je suis triste pour lui et ses parents, mais je reconnais que je n’avais pas beaucoup de contacts avec lui. Personne, d’ailleurs, dans l’école, ne l’appréciait. Il était si dominateur ! La seule qui essayait de lui parler, c’était Etoile-du-matin, parce qu’il était de cette religion, celle des étoiles. Vous connaissez ?

– Pas du tout !

– Moi non plus, ces questions religieuses m’intéressent de moins en moins. Tout ce que j’ai compris, c’est que leur religion parle d’harmonie et de douceur.

– Et pour ça il faut monter dans les cheminées ?

– Mais non ! Au contraire, Etoile essayait de l’empêcher de faire son entraînement, parce que leur religion interdit de combattre.

– Je dois être de cette religion sans le savoir !  Bon, je vous laisse dormir, vous avez encore besoin de vous reposer, mais, bientôt, il faudra vous montrer pour rassurer le peuple, pour que les gens voient que vous êtes bien à votre poste de future reine.

Il part dans le quartier des plaisirs, pour surveiller la rue des Boutiques Obscures, tandis qu’elle se replonge dans le cahier d’étude de la langue malimba. Elle sourit en repensant à l’argument de sa secrétaire : « Les livres vous sont interdits, mais vous pouvez vous distraire avec ça, puisque  c’est un cahier… » Elle ferait un excellent avocat : elle a l’esprit de contradiction et l’art des arguments tordus. Mais on n’a jamais vu quelqu’un du peuple devenir avocat et encore moins une fille…»

Délaissant un instant sa lecture, elle note sur son cahier de confidences :

– Trouver un moyen pour que les gens du peuple puissent faire des études spécialisées. 

– Trouver un moyen pour encourager les filles à tenter tous les métiers.

– Sortir pour me montrer au peuple : reprendre les sorties à cheval ? Faire plutôt des visites officielles. Mère est d’accord pour m’emmener visiter avec elle les écoles, pour voir comment les enseignants font travailler les enfants autour du conte qui leur a été distribué.

A partir de ce seizième jour du mois des Herbes, sur ordre de la reine, les cours sont suspendus et tous les élèves de l’Ecole Royale de l’Union vont aider Flamboyant à finaliser sa fête autour de « la balle magique » : il n’y a plus que dix-huit jours d’ici le tournoi ! 

Heureusement, la reine a pris la direction des opérations avec son efficacité habituelle. Son premier souci a été de réaliser le lieu rêvé par le jeune otage pour son tournoi, ce qu’il appelle un « Grand Cercle d’Activités Physiques ». Il a pris soin de préciser dans son dossier que ce lieu pourra ensuite accueillir d’autres rencontres autour des arts physiques : lutte, course, tir à l’arc…

En voyant le plan esquissé par Flamboyant, la reine a tout de suite pensé au temple de la lune et le soir même, en présentant le dossier au roi, elle lui a fait remarquer les similitudes entre les deux constructions : chacune comprend un bâtiment rectangulaire (la nef pour l’accueil des fidèles dans le temple, les salles de repos des joueurs et le passage du public dans le Grand Cercle d’Activités Physiques,) suivi d’un cercle (le chœur surmonté d’une immense coupole pour le temple et l’arène à ciel ouvert pour le Grand Cercle).

Et le roi a convenu avec elle que cette construction, bien qu’associée à une fête solaire pour son inauguration, pourra par la suite aider à l’unité nationale, en réunissant des spectateurs autour d’activités neutres de toutes références religieuses. Et qu’elle méritait donc les investissements nécessaires. 

Munie des pleins pouvoirs pour le suivi de l’ensemble du projet, la reine a convoqué l’architecte royal, dès le lendemain. Enchanté de la proposition qu’elle lui faisait, l’architecte a ajourné certains de ses engagements pour superviser ce bâtiment révolutionnaire par sa destination : jusqu’à ce jour, pour rassembler une foule, on n’a jamais construit autre chose qu’un temple ! Une nouvelle religion serait-elle en train de naître ? 

Comme le seul emplacement possible se situe un peu à l’écart de la ville, la reine a également ordonné la construction d’une route d’accès. Et tandis qu’elle faisait réquisitionner presque toutes les réserves de bois de la capitale et des villes voisines, l’architecte réunissait les meilleurs ouvriers de Sanara.

Depuis lors, ils se relaient en équipes successives, du soleil levant au soleil couchant, pour profiter des journées les plus longues de l’année. Grâce à cette foule continuelle d’ouvriers, le Grand Cercle se construit à une vitesse qui semble miraculeuse aux badauds autorisés à l’admirer de loin.

Un peu dépassé par le succès, Flamboyant se retrouve maintenant chef d’une véritable petite entreprise. 

Il a tout de suite délégué le suivi de la construction du Grand Cercle à Aulne-du-lac : initié par son grand-père pêcheur et fabriquant de barques, le garçon se passionne depuis longtemps pour les constructions en bois. A la demande de Rose, Messire Loup Gris, fiancé de Pivoine et charpentier de métier, participe lui-aussi aux réunions de chantier, y apportant des remarques pleines d’un solide bon sens. 

Avant de rentrer à Tara, Clair a fabriqué son baume spécial pour délasser les muscles, en quantité suffisante pour en faire bénéficier toutes les équipes durant les entraînements. Ainsi, les joueurs seront au mieux de leur forme le grand jour venu. 

Sur les conseils du capitaine Personne, Flamboyant organise les parties de façon à opposer des quartiers connus pour leurs vieilles rivalités : la Falaise contre le Port ; la Colline contre le Marché ; le Delta contre le Temple…

Les visites qu’ils font tous les deux dans les quartiers pour recruter des joueurs et les initier sont pour le jeune Monseigneur une occasion de rencontres amicales qui le bouleversent, même s’il ne le manifeste pas : « Si le projet de conspiration solaire avait réussi, beaucoup de ces braves gars auraient été passés au fil de l’épée par les milices ! » pense-t-il chaque fois que ses élèves le remercient avec enthousiasme pour ce qu’il leur apprend. 

Alors que le critère d’appartenance religieuse était primordial pour lui il y a deux mois, dans son appréciation des personnes, il se fiche bien, maintenant, que ses joueurs soient lunaires ou solaires, pourvu qu’ils soient bons !

Pour pimenter les rivalités, à chaque rencontre, les joueurs auront des brassards de la couleur de leur quartier. Et les spectateurs recevront, à l’entrée, des foulards de la même couleur, qu’ils agiteront pour montrer leur soutien à telle ou telle équipe. 

C’est Tourmaline qui est chargée de superviser la fabrication des brassards et des foulards, et elle veille à répartir équitablement entre les couturières ce surcroît de travail bienvenu pour les budgets des ménages. 

Sa participation lui permet de rencontrer les élèves, et de tous les garçons, c’est Flamboyant qui lui plaît le plus : pas seulement parce qu’il est le chef du projet, mais pour son caractère qu’elle devine proche du sien. Même si leurs origines sociales les éloignent l’un de l’autre, ils ont en commun le besoin de prendre une revanche sur leur passé, de s’affirmer devant les autres. 

De son côté, le garçon a deviné que cette fille vigoureuse et énergique s’intéresse à lui. Mais, s’il lui témoigne ostensiblement de la gratitude pour son travail, c’est surtout pour montrer à Béryl qu’il n’est pas en manque d’admiratrices. Car malgré toutes les amabilités qu’il lui réserve, la jeune veuve ne lui manifeste pas l’intérêt qu’il espérait.

Ardent, Personne, Aulne, Miroir-des-eaux et Montagne s’occupent de l’entraînement des équipes d’adultes, le matin avant l’embauche, à la pause de midi ou le soir. De leur côté, Béryl et Camélia continuent l’entraînement des enfants.

Elles auraient bien entraîné une équipe féminine adulte mais le recrutement était trop difficile : « Cette génération n’est pas prête, a dit Camélia. Il faut se concentrer sur l’entraînement des petites filles et elles continueront quand elles seront adultes. »

Bien que ne pratiquant pas la balle au pied, car les longues robes que sa religion impose pour couvrir les corps (aussi bien masculins que féminins) entravent ses mouvements, Etoile-du-matin tenait à participer à la préparation du tournoi. Elle s’occupe donc de l’agence officielle de paris, si efficacement que, devant l’engouement populaire, des paris clandestins se mettent en place. 

Oubliant leurs vieilles disputes, Montagne épaule Flamboyant pour penser au mieux la sécurité : des soldats vérifieront que les spectateurs n’ont pas d’armes et monteront la garde autour du terrain pendant les parties, au cas où les rivalités entre quartiers donneraient lieu à des bagarres dans les gradins.

A l’extérieur du Grand Cercle, des vendeurs ambulants seront autorisés à vendre nourritures et boissons sans alcool. Là aussi, des soldats veilleront à assurer le calme lors des mouvements d’entrée et de sortie des spectateurs.

Et dans le Sud, que deviennent nos anciens révoltés ? Il me semble que je les néglige  un peu depuis qu’ils sont partis ! Vous devez croire que je suis du genre “Loin des yeux, loin du coeur”. Pas du tout, je suis du genre fidèle, la preuve, je vous emmène dans le Sud, faire la tournée des actions en cours.

Basalte ne quitte le chantier d’assèchement du marais que pour aller renouveler sa provision de lotion antimoustiques auprès de Dame Arnica. Il voudrait bien aller se reposer dans sa famille de temps en temps, mais les prisonniers qui sont sous ses ordres sont impatients de retrouver la liberté : pour eux, ne pas travailler un jour, c’est repousser d’un jour la fin de leur peine. Et comme Basalte ne peut pas leur faire confiance, il reste lui aussi dans le marais pour superviser leur travail. Mais cela ne le gêne pas vraiment :  il est obstiné de nature et se donne à fond dans tout ce qu’il fait. 

Obsidienne aussi travaille beaucoup, car tout doit être fini pour le solstice. Dans le temple resplendissant de couleurs, les fêtes du plus important jour de la religion solaire seront magnifiques. Il est fier d’avoir sa part dans ce futur succès. Après, son action sera terminée, il sera libre. Cette pensée lui fait un peu peur. 

En s’interrogeant sur ce qu’il va faire de ses journées après le chantier, l’idée lui est venue de relire les notes qu’il griffonnait souvent à l’Ecole de l’Union, quand il s’ennuyait en cours : des poèmes d’amour qu’il n’a jamais osé faire lire à celle qui les inspirait, Flamme. Et s’il en faisait un livre ? En écrivant quelques textes supplémentaires, il a de quoi composer un livre que Jour se fera un plaisir d’imprimer. Quel magnifique cadeau à offrir à celle qu’il aime,  quand il la reverra !

Jour, qui était un peu timide et indolent, a bien changé. Par dévouement à la mission que lui a confié le Père Soleil, il a décidé de suivre à la fois sa passion de l’imprimerie et le travail à la bibliothèque, car les deux activités sont au service de la Connaissance. Levé dès l’aurore, il travaille pour la bibliothèque le matin et à l’imprimerie l’après-midi. 

Grâce à l’aide de ses soeurs, les livres venus de Sanara ont vite été mis en place dans les salles aménagées sous la surveillance du gouverneur Archer puis de son successeur. L’essentiel de son travail est maintenant d’en chercher d’autres auprès des grandes familles de la région. 

Son argument est simple : la famille du défunt gouverneur a mis à disposition des salles de son palais et a offert ses propres livres, ce qui fait que l’établissement s’appellera “Bibliothèque Prince Vaillant” ; les grandes familles du Sud qui donneront elles aussi des livres seront associées à ce projet à la gloire de la vieille dynastie : leurs noms seront gravés sur une plaque de marbre à l’entrée du bâtiment, en tant que bienfaiteurs. 

Comme son enthousiasme est communicatif, ses interlocuteurs le laissent vider leurs bibliothèques, mais aussi leurs caves et leurs greniers. Il ramène tous les jours des caisses de livres sortis des oubliettes où ils dormaient depuis des lustres. Il est plein d’admiration pour ces “vénérables manuscrits”, mais ses soeurs les méprisent parce qu’ils sont pleins de poussière. 

 

Tenez, à l’instant où je vous parle, le voici qui déballe une caisse, avec l’aide de ses soeurs. À leur habitude, elles se moquent de lui, en disant qu’il est trop gentil de débarrasser les nobles de ces “vieilleries puantes”. Et en plus, graver leurs noms sur une liste de bienfaiteurs, c’est ridicule, disent-elles.

– Mais enfin, qui va lire ça ! s’exclame Opale, sa plus jeune soeur. Vous les avez regardé de près, vos merveilles ? Des vieilleries religieuses, des bouquins de droit complètement dépassés, des poésies ringardes, des contes pour enfants ! ça n’a aucun intérêt ! Nous voulons de la nouveauté ! 

– Oui, a ajouté Ambre, sa soeur aînée, puisque vous savez imprimer, imprimez-nous des choses intéressantes, par exemple les nouvelles de la capitale que vos amis vous écrivent !

Stupéfait de tant de virulence, et choqué dans ses principes de classification, Jour rétorque : 

– Dans quelle catégorie vous allez classer le livre que je vais faire avec les lettres de mes amis ? Roman ? Poésie ? Du droit peut-être ? Ou des sciences ?

– Vous avez raison, dit Ambre d’un ton apaisant. Il ne faut pas faire un livre, il faut faire autre chose, qui sera plus facile à vendre.

Jour en reste muet d’étonnement. Devant ses yeux exorbités, elle rit :

– Ecoutez, chacun son métier. Je vous aide dans votre action, mais je reste avant tout une commerçante. Et croyez-moi, avec les lettres de vos amis, il y a de quoi faire quelque chose qui se vendra très bien !

J’avoue que je ne vois pas de quoi elle veut parler. Et vous vous devinez ce qu’elle veut faire ?

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