1. Le feu et le sang

Première saison :
de l’équinoxe de printemps au solstice d’été

premier jour du mois de la lune

Il était une fois, en un temps d’entre les temps, un petit pays à l’Est du Sud : Timbara, le royaume des cinq provinces, plus simplement appelé le Royaume. Son roi était un brave homme de roi, sa reine était une belle et douce dame, son peuple était libre et joyeux.

Mon récit commence très précisément au matin du premier jour du mois de la lune : c’est le début de la décade sainte des adorateurs de la lune : pendant dix jours, ils vont célébrer des fêtes religieuses et familiales dans tout le pays.

Imaginez le soleil qui se lève sur Sanara, la capitale aux toits de tuiles bleues.

Dans la lumière du matin, les maisons blanches accrochées à la falaise paraissent roses. La mer est aussi bleue que le ciel, paisiblement ourlée de vaguelettes blanches. La coupole d’or du temple de la Lune brille de tout son éclat. La flèche de cuivre du temple du Soleil semble allumer une flamme dans le bois sacré. Les terrasses de graviers blancs du temple des six millions d’étoiles scintillent comme de la neige.

Vous avez bien lu : il y a trois religions dans le Royaume : celle de la lune, celle du soleil et celle des étoiles et chacune lui a donné de magnifiques monuments pour parure. Cela vous étonne ? Vous vous dites « Ce n’est pas possible ! Ce doit être la guerre permanente ! » Hé bien, pas du tout, chacun vit sa spiritualité en toute quiétude.

Le secret de cette grande tolérance, je vais vous le dire : ce qui intéresse avant tout les habitants du Royaume, c’est de profiter de la vie, de bien manger et de faire la fête aussi souvent que possible ! Alors puisque les adorateurs de la lune préparent leur fête, tous les habitants de Sanara vont profiter de l’abondance du marché, et au diable les différences religieuses !

Allons sur la grande place où chacun trouvera pour se régaler les mets les plus originaux, dans tous les genres : viandes et poissons, charcuteries, fromages, légumes, fruits, pâtisseries aussi bien que confitures ou glaces… Selon leur spécialité, les marchands sont rassemblés dans des allées. Et la foule joyeuse déambule, au gré des parfums de caramel, de grillade, de friture ou de soupe qui s’enfuient des marmites des traiteurs. Les balcons des beaux immeubles qui entourent la place débordent de fleurs et le soleil est parfait, pas encore trop chaud et d’une douce lumière dorée.

Une journée typique de Sanara, de celles qui font dire aux voyageurs : « Ah ! quel heureux pays ! », la journée parfaite pour vous faire découvrir ce royaume de la tolérance, chers lecteurs, chères lectrices.

Par la porte restée entrouverte de l’annexe d’une boutique, j’aperçois un groupe de jeunes gens au milieu des caisses de marchandises. Qu’est qu’ils fabriquent autour de vêtements jetés en tas sur le sol ? Un garçon chuchote à celui qui semble le chef :

– Renard-du-désert, d’après vous, quel est le meilleur camouflage ?

– Le meilleur camouflage, c’est un voile, mais on ne peut pas en mettre tous, ça serait suspect. Prenez ce foulard, mettez-le autour du cou. Quand on passera à l’action, vous n’aurez qu’à le remonter sur le nez. Vous, ce chapeau. Vous le baisserez sur les yeux.

On pourrait croire qu’ils se déguisent pour un carnaval, mais non. A en juger par leur silence, leur mine sombre, leur regard concentré, il s’agit d’une affaire sérieuse. Et puis, ce n’est pas l’époque des défilés, je vous l’ai dit dès le début, c’est la décade sacrée de la religion lunaire.

– Eridan, c’est quoi ce poignard ? demande le jeune distributeur, en désignant l’arme à la ceinture d’un participant.

– Je suis prêt à mourir pour notre foi, répond le nommé Eridan, avec un air de défi.

– Non, si vous portez une arme, c’est que vous êtes prêt à tuer. Il ne s’agit pas de tuer. Donnez-moi ce poignard ! La grande prêtresse nous a juste donné pour mission de faire respecter l’interdit qu’elle a lancé : aucune spécialité des adorateurs du soleil ne doit être montrée pendant notre décade sacrée.

A l’évocation de la grande prêtresse de la lune, Eridan hésite. Il est né dans la religion des étoiles, mais depuis le jour où il a entendu par hasard un prêche de cette femme, il est fasciné par son autorité. Prêt à abandonner sa religion de naissance, il se joint régulièrement à un groupe de jeunes lunaires qui vont eux aussi écouter la prophétesse.

Trop orgueilleux pour supporter qu’un autre jeune lui parle sur ce ton, il réplique :

– De quoi vous vous mêlez ? Vous n’avez pas à me donner des ordres !

Les deux garçons se défient du regard un instant, comme deux coqs de combat dressés sur leurs ergots. De mauvais gré, Eridan donne son arme à Renard-du-désert, puis enroule un voile blanc autour de son cou, comme une écharpe. L’autre cherche où cacher le poignard, hésite puis finalement le glisse dans sa ceinture et se drape dans un grand voile bleu, dissimulant son visage autant que l’arme. Il commande :

– Dispersez-vous dans la foule et ne faites rien qui puisse attirer l’attention. Surveillez l’heure. Au dernier moment seulement, cachez-vous le visage et mettez-vous en place jusqu’à mon signal.

Il lève le poing pour montrer quel sera ce signal.

– Vous avez compris, vous autres ? interroge Eridan d’une voix où vibre encore la colère. Vous obéirez bien au signal du chef, et vous n’en ferez pas plus que ce qu’il commandera !

En lui-même, il est bien décidé à montrer que, contrairement à Renard-du-désert qui n’est qu’un tendre, lui, il a vraiment une âme de chef, impitoyable face à qui lui résiste.

Un à un, les garçons quittent l’annexe de la boutique. Pendant qu’ils commencent à inspecter les allées du marché, je tiens à vous présenter un célèbre personnage de Sanara : Messire Bouche d’or, le conteur.

Venez, le voici, sur une place non loin du marché. Il est déjà sur sa petite estrade adossée à un mur. Il encourage ses auditeurs :

– Mes amis, venez écouter mes contes ! Vous y entendrez la vérité de l’âme humaine !

Il y a si longtemps qu’il occupe cet emplacement que personne ne se souvient de ses débuts, il est maintenant comme un élément vivant du décor de la ville. Sa sagesse, ses rides et sa barbe blanche inspirent le respect à tout le monde, mais aujourd’hui un badaud se moque de lui, en prétendant rabaisser ses contes à de vulgaires histoires pour petites filles naïves, sans intérêt pour les adultes.

Sûr de son art, le conteur tient tête à cet esprit fort :

– Riez, riez bien Messire ! Celui qui sait voir la réalité de ce monde comprend qu’il y a vraiment des dragons qui détruisent tout par le feu ! Et il est vrai aussi que des sorciers attirent des enfants pour dévorer leur âme ! Et dans la réalité aussi, il y a des ogres qui s’avancent le sabre au poing ! Les monstres sont parmi nous et les contes nous donnent le courage de les combattre !

Pour soutenir Messire Bouche d’or, les auditeurs lancent des piécettes dans le chapeau posé à ses pieds.

Et nos jeunes auto proclamés inspecteurs aux ordres de la prêtresse de la lune, que deviennent-ils pendant ce temps ? Ils s’avancent dans l’allée des boulangers-pâtissiers. Tous les étals des boulangers lunaires présentent des piles de gâteaux de lune bien ronds, indispensables pendant la décade sacrée. Les boulangers solaires tiennent cachés sous un linge blanc leurs gâteaux du soleil dont les bords découpés en pointes symbolisent les rayons de l’astre. Un seul boulanger de religion solaire présente ses gâteaux aux regards. Par provocation ou simplement parce qu’il n’est pas au courant de l’interdit lancé par la grande prêtresse lunaire ?

Je n’ai pas le temps de me renseigner sur ses motivations, déjà le groupe des garçons s’est caché le visage et encercle son étal.

Quand Renard-du-désert, entièrement enveloppé dans son voile bleu lève le poing, le groupe se met à briser les pointes des gâteaux, pour effacer le symbole solaire. Le boulanger qui tente en vain de les empêcher de massacrer sa marchandise se fait insulter et bousculer par une silhouette cachée sous un voile blanc qui lui crie :

– Chien ! Sale impie ! Vos gâteaux de soleil n’ont pas le droit d’être présentés en public pendant cette période ! Je vais vous apprendre à respecter nos interdits !

Et la silhouette cachée sous le voile blanc passe à l’action sous la forme d’un violent coup de poing. Aussitôt, sortant de sous son voile bleu, la voix de Renard-du-désert crie :

– Eridan, non, arrêtez ! Calmez-vous ! Eridan, Arrêtez !

Des personnes essaient de s’approcher pour secourir l’homme agressé, d’autres se reculent précipitamment. Dans la bousculade, la silhouette en bleu est repoussée. Elle s’agite désespérément en criant de nombreuses fois « Eridan ! Non ! » sans pouvoir revenir près de l’étal. Le voile blanc continue à frapper le boulanger au visage, avec des coups de plus en plus violents, de plus en plus rapides. Le boulanger s’écroule, inanimé. En tombant, il entraîne la bassine dans laquelle sa femme faisait cuire des beignets et il renverse aussi le réchaud à charbon. Aussitôt, l’huile et les braises répandues sur ses vêtements le transforment en torche vivante.

Muets de stupéfaction, les spectateurs contemplent les flammes qui dansent sur le corps allongé. Les garçons masqués reculent lentement pour se fondre dans la foule.

– La police ! La police ! crie une voix, alors que des sabots de chevaux claquent sur les pavés.

– Place ! Ecartez-vous, lance le chef de la troupe qui s’avance dans l’allée.

Alors, une voix extraordinaire s’élève, un chant sublime. Debout tout près de la tête de l’agonisant, son épouse chante le cantique du soleil ressuscité, en levant vers le ciel la conque qui a provoqué la mort de son mari. Elle chante, prise dans une extase mystique, puis verse sur sa propre tête le reste d’huile brûlante qui ruisselle le long de sa longue robe, jusqu’à ses pieds. Au contact du feu qui continue à brûler le corps étendu, toute l’huile brûlante qui imprègne la robe s’enflamme. Il y a maintenant une double torche, horizontale et verticale, devant la foule hébétée et silencieuse, cernée par des policiers à cheval.

– Comme elle l’aime ! C’est merveilleux comme elle l’aime , elle ne veut pas qu’il la quitte, murmure une femme avant de s’évanouir.

Quand l’épouse s’écroule à son tour, femmes et hommes se mettent à crier en tentant de fuir. Des marchands rangent leurs étals en toute hâte et les promeneurs qui le peuvent se retirent, tandis que les soldats bloquent les personnes proches du drame. Le chef de la troupe crie :

– Enquête de la police royale ! Que tous les témoins restent sur place !

– Je sais qui a fait le coup, crie une voix : ce sont ces gens masqués. Ils ont des voiles, des chapeaux, ces salauds, ils cachent leurs sales gueules de crapules !

Tandis que plusieurs témoins saisissent les jeunes gens porteurs de chapeaux ou de foulards, des cris de haine et de vengeance retentissent en plusieurs endroits du marché. Dépassé par les évènements, le chef des policiers envoie un messager prévenir le chef de la Sécurité et un autre chercher du renfort à la caserne.

Trop bouleversé pour s’enfuir, Renard-du-désert s’est réfugié près d’un groupe de femmes qui comme lui regardent la scène de désolation à travers leurs voiles : « On ne voulait pas en arriver là, on voulait juste… marquer des limites, c’est ce qu’a dit Mère Eclipse, marquer des limites pour que les solaires respectent notre décade sacrée, pense-t-il. ». Avec horreur, il voit des corps s’écrouler les uns après les autres, près des étals des boulangers aux gâteaux de lune. Terrassé par la culpabilité, il se dit, au bord des larmes : « Les solaires se vengent ! Mère Lune, pardon pour ce que nous avons fait en votre nom ! Nous avons déclenché la guerre civile !»

Debout à visage découvert près des corps calcinés, Eridan regarde lui aussi les boulangers de religion lunaire s’écrouler, mortellement frappés par des hommes qui les ont frôlés un instant auparavant, avant de se fondre dans la foule. Contrairement à Renard-du-désert, il comprend qu’il ne s’agit pas d’une réaction à l’agression : une action si efficace est forcément préméditée.

Il a déjà entendu parler de la tactique des milices secrètes du parti solaire : leurs membres cachent un poignard sous leurs vêtements et profitent des endroits où il y a du monde pour s’approcher de la victime qu’ils ont choisie. Ils la frappent fortement mais discrètement et se perdent aussitôt dans la foule. Quand la victime s’effondre, ils sont souvent les premiers à crier au secours et personne ne les soupçonne.

Eridan est admiratif devant l’efficacité de cette tactique : le marché si joyeusement animé un peu auparavant s’est transformé en scène de guerre, avec de nombreuses personnes tombées à terre dans leur sang et plusieurs débuts d’incendie. Enthousiasmé par ce spectacle, il sent une vocation s’éveiller en lui : il sera lui aussi un tueur majestueux comme un ouragan, qui exprime sa puissance en semant la désolation.

Des témoins et des garçons masqués profitent de la panique pour s’enfuir, avant que la police ne resserre sa garde autour des deux cadavres calcinés, en bloquant deux agresseurs et une dizaine de témoins. Quand enfin les soldats arrivés en renfort parviennent à rétablir un semblant de calme sur l’ensemble de la place, un policier ramasse un voile blanc tombé à terre près du couple de boulangers. Eridan s’en est débarrassé pendant que tout le monde avait les yeux rivés sur la femme en train de se suicider. D’un air empressé, il vient parler au policier :

– Voilà une belle pièce à conviction, c’était un de leurs déguisements. Et regardez ce groupe de femmes là bas, il y en a un qui en faisait partie, celui avec un voile bleu.

Comme les voiles sont tous bleu plus ou moins foncé, le policier hésite à s’approcher du groupe de femmes, mais Eridan l’encourage :

– Je l’ai bien vu, c’est un homme. Venez, je vais vous donner un signe pour savoir lequel vous devez arrêter, je vais aller l’embrasser.

Les policiers suivent Eridan et quand il prend Renard-du-désert dans ses bras, ils arrachent le voile et découvrent le poignard. Eridan s’exclame, d’un air consterné :

– Oh ! Il est armé ! Vraiment, il voulait tuer !

Il se retient de sourire en voyant Renard et deux membres de son groupe entraînés sans ménagement au poste de police, tandis qu’il est lui-même courtoisement invité à venir faire une déposition en tant que témoin. Une seule idée occupe son esprit : prendre contact avec les responsables de la religion solaire, pour qu’ils l’autorisent à rejoindre les rangs de la milice. Accepteront-ils un garçon né dans la religion des étoiles ? Oui, il est sûr de les convaincre qu’il veut tuer pour eux.

Abandonnons Eridan à sa folie sanglante, amis lecteurs, amies lectrices, nous ne pouvons rien faire pour l’arrêter, hélas ! Laissons ce marché en pleine désolation et revenons près de mon cher collègue conteur, Messire Bouche d’or. C’est auprès de lui et de ses auditeurs que vous verrez le vrai visage du Royaume, le beau visage de sa véritable reine : Dame Tolérance.

Loin de la détresse du marché, le conteur crie en faisant le geste de lancer un filet de pêche puis de le ramener à lui :

– Dans la mer des histoires, je lance mon filet ! Vais-je pêcher l’histoire du dragon de feu qui voulait brûler le monde et s’est brûlé lui-même ? Non, aujourd’hui, cette histoire n’est pas dans mon filet.

Un instant après, il refait les gestes :

– Dans la grande mer des histoires, je lance mon filet ! Vais-je pêcher l’histoire du roi qui partit en voyage pour se consoler d’être trahi par sa femme ? Non, cette histoire n’est pas dans mon filet.

Et une troisième fois :

– Dans la mer infinie des histoires, je lance mon filet ! Et je ramène l’histoire… d’une princesse. C’est une princesse belle comme le jour, douce comme le miel, sage comme un vieux philosophe. Mais elle est naïve, terriblement naïve ! Elle croit que l’amour et les douces paroles peuvent sauver le monde ! Elle ne sait pas que la haine rôde comme un ogre affamé de chair fraîche. Et, un jour…

Patients lecteurs, patientes lectrices, pardon de ne pas vous laisser écouter Messire Bouche d’or, mais son conte de princesse m’a rappelé à la réalité… Je me suis fixé pour but de vous faire découvrir le Royaume de Dame Tolérance, alors, cessons de nous promener dans les rues : il nous faut aller au palais royal, car aujourd’hui, va s’y prendre une décision politique importante : le roi va introniser sa fille comme seule et légitime héritière. Pour la première fois depuis sa fondation, le Royaume se prépare à avoir une femme pour chef.

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