40. La colère du dieu Soleil

En fin d’après-midi, nous les retrouvons au temple du soleil, sur une terrasse donnant à l’Ouest, où l’astre du jour disparaît peu à peu au milieu d’une mer de nuages rougeoyants.

Dans un état d’extrême agitation, le grand-maître fixe le ciel avec angoisse :

– Je le savais bien que notre père Soleil se fâcherait d’une telle insulte ! Que va-t-il nous arriver ? 

– Qu’avez-vous, cher ami ? Vous avez l’air bouleversé ! interroge Parchemin, essoufflé par la montée de l’escalier.

– Il y a de quoi ! Vous savez que le feu sacré ne doit jamais s’éteindre… hé bien nous l’avons laissé éteindre !

Sa voix se brise et il a les yeux pleins de larmes :

– Comme je suis fatigué par les jours de jeûne, j’avais demandé à un moine et à un novice de veiller avec moi. Nous avons tous sombré dans le sommeil ! Quand je me suis réveillé, le feu sacré avait péri. En punition, je m’imposerai de jeûner jusqu’au solstice, je ne prendrai qu’une tranche de pain et un verre d’eau par jour ! 

– Vous n’y pensez pas ! Un mois d’un jeûne aussi dur, vous allez mettre votre santé en danger ! Et vous n’êtes pas seul responsable, vos moines le sont autant que vous !

– Le moine et le novice jeûneront eux aussi… Mais, à voir le ciel ce soir, je sais que cela ne suffira pas à apaiser la colère du père Soleil. Voyez ce qu’il nous dit : il réclame du sang, beaucoup de sang.

– Allons donc, c’est un beau coucher de soleil, tout simplem…

– Taisez-vous, vous blasphémez ! Regardez ces nuages rouges, ils forment des rivières. Et ce n’est pas tout. Il y a longtemps que je suis là : notre père Soleil disparaît plus lentement que d’habitude, il nous regarde…

– Vous savez, la perception du temps est très variable, selon les moments…

– Taisez-vous, vous dis-je, crie le grand maître, les yeux exorbités par la colère. Vous ne savez pas ! MOI, JE SAIS ! Je sais très bien que le soleil me regarde, en ce moment, il ralentit sa marche souveraine ! C’est un signe !

Il rentre s’asseoir à son bureau, accablé :

– Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige ! Je sais lire les signes ! J’ai longuement étudié pour savoir lire les signes divins. Le père Soleil ne s’apaisera pas avec de simples jeûnes. Il lui faut du sang… 

– Hé bien, il va avoir du sang, répond Parchemin, d’un ton conciliant. La princesse a fait arrêter l’école sous prétexte qu’elle est fatiguée… Elle ne pourra pas éternellement rester dans sa chambre… Je me demande d’ailleurs ce que cache réellement cette supposée fatigue… Bref, l’école va reprendre et un des jeunes accomplira sa mission. Vous l’aurez votre rivière pourpre ! Mais je crois que cette chaleur vous fait du mal. Et ce vent qui soulève la poussière… moi aussi, ça me perturbe. Mon asthme me torture.

La respiration sifflante et saccadée, Messire Parchemin termine sa phrase avec peine : 

– Vous devriez vous ménager… manger normalement, essayer de dormir…

N’écoutant que ses pensées, le grand maître se murmure à lui-même :

– Le novice est le plus coupable de nous trois. S’endormir de cette façon ! Il est jeune, il aurait dû résister. Le novice, ce pelé, ce galeux, d’où vient tout le mal ! La mort seule est capable d’expier son forfait… 

Il n’en dit pas plus, mais son esprit tortueux voit déjà en pensée un spectacle magnifique : “Un bûcher dressé dans la cour même du temple, sur lequel celui qui a provoqué la colère du Père sera immolé pendant le solstice… L’offrande d’un enfant, un être pur, au moment où le Père nous apparaît au sommet de sa gloire, le sacrifice parfait…”

Voyant que son interlocuteur n’est pas en état de réfléchir, Messire Parchemin préfère se retirer sans évoquer ce pour quoi il est venu ce soir : n’ayant plus de nouvelles de Messire Requin, son fournisseur d’armes, il a envoyé un de ses sbires à la mine de l’Est ; puis, sur le rapport de cet homme lui disant que tout est détruit là-bas, il a demandé à Messire Salpicon de lui permettre de vérifier l’état des tissus contenus dans les coffres.

En découvrant en même temps que lui la cave vide, le député a crié « Au voleur, vite, la police !». Parchemin lui a répondu que cette cave secrète pouvait encore être utile et qu’il valait mieux être discret sur son existence. L’affaire en est restée là entre eux, mais Parchemin ne peut plus dormir tellement il est inquiet. Il ressasse les questions dans sa tête :

« Qui a volé les armes ? Un des soldats qui assuraient la livraison ? Salpicon lui-même ? Si le député a découvert le véritable contenu des coffres, a-t-il revendu les épées ou s’en est-il simplement débarrassé par peur de la police ? Son air affolé sonnait faux. Est-il encore temps de l’assassiner pour l’empêcher de parler ou a-t-il déjà tout raconté aux enquêteurs royaux ? Où sont passés les gars de l’atelier d’armes ? » 

Autant de questions dont il lui faut débattre avec le grand maître avant de prendre des décisions. « Dès qu’il fera moins chaud, il ira mieux, et je viendrai parler de tout ça avec lui. Il faut que je me ménage moi aussi.» pense l’avocat en quittant le temple à petits pas, pour ne pas aggraver son essoufflement.

Le soir, dans la salle de repas des étudiants, comme chacun mange en silence, perdu dans ses pensées. Clair prend enfin la parole :

– Les amis, il faut que je vous dise… Demain, je présente mon projet d’action de réparation, moi aussi : réorganiser et développer la pharmacie de l’hôpital. Je travaille en secret avec l’herboriste, vous le savez. Enfin, je croyais que je travaillais en secret. Je finis par me dire qu’en fait, des tas de gens font semblant de ne pas me voir aller chez Messire Armoise ! Alors, c’est mieux de le dire officiellement. Il m’apprend les tisanes, les huiles, les baumes, les différentes façons de travailler les plantes pour en faire des remèdes. 

– Ça doit être compliqué, de se rappeler de tout ça !

– Pas beaucoup plus que, pour vous, Montagne, se rappeler des recettes de cuisine. Messire Armoise me laisse mettre par écrit ses formules pour tous les remèdes qu’il fabrique. Lui, il a tout dans la tête, mais si je ne le note pas, ça va être perdu quand il ne sera plus là. Il n’a pas d’enfant ni d’apprenti, il dit que je suis son héritier spirituel. 

Comme ses camarades s’émerveillent de ses compétences, il avoue :

– En fait, c’est Messire Armoise qui a rédigé la description de ce qui sera la nouvelle pharmacie de l’hôpital. Mais j’ai bien l’intention de le réaliser moi-même, si mon projet est accepté !

Puis il interroge Flamboyant sur son projet de tournoi de balle au pied et celui-ci répond, d’un air blasé :

– Ça avance. Demain, je ne vais pas dans les écoles, je vais relire mon projet avec dame Alinéa. Et après-demain, j’ai rendez-vous avec la reine. 

– La reine ? sursaute Ardent, si surpris qu’il en oublie son vœu de silence.

– Oui, mon cher cousin. La reine s’est occupée de faire aménager les écoles pour y enseigner la balle au pied et elle veut suivre personnellement la préparation de mon projet. Ce sera elle mon tuteur, vous pouvez imaginer combien j’en suis flatté !

En se levant pour aller ranger son plateau, il dépose discrètement son petit poignard sur les genoux d’Ardent en lui murmurant : « Gardez-moi ça. » Il poursuit à l’intention de ses camarades :

– J’ai décidé de changer de tactique de Résistance. Je vais profiter de l’intérêt de la reine pour notre jeu. Je vais lui extorquer le maximum d’argent pour développer la balle au pied chez nous, plus tard. 

Dans la soirée, il s’approche d’Ardent :

– Gardez mon poignard, au cas où un garde me fouillerait avant de me laisser approcher de la reine. Vous me le rendrez plus tard. Mais je ne dis pas que je ne vais pas obéir à Messire Parchemin. Tout dépendra du comportement de la reine, si elle est généreuse ou pas pour développer le jeu à Tara.

Le lendemain matin, Rose et Béryl cherchent des livres dans la bibliothèque du palais, quand la porte s’ouvre sur Flamboyant, un dossier à la main. Il est surpris :

– Princesse Rose ! Je ne m’attendais pas… je cherche Dame Alinéa. Elle n’est pas là ?

Rose répond froidement :

– Elle est rentrée dans le Sud pour quelques jours.

– Comment ça, elle est rentrée ! Elle savait que j’ai besoin d’elle pour finaliser mon projet et elle est partie sans me prévenir ! 

–  Je vous rassure tout de suite, dit Rose, d’un ton ironique, il n’y a pas eu de drame dans sa famille. Elle n’est pas malade, non plus. Elle a juste pris quelques jours de vacances.

– Et je fais comment, moi, maintenant ? Je présente mon dossier à la reine demain. Je comptais sur la bibliothécaire pour le relire.

– Je vais vous le relire, moi ! s’exclame Béryl. J’ai du temps ! Ça parle de quoi ?

Le garçon remarque enfin la jeune fille à côté de Rose. Il la détaille avec intérêt et une lueur adoucit son regard farouche. Il se tait, comme intimidé, puis se décide :

– C’est mon projet d’action publique. Un tournoi de balle au pied à Sanara pour le solstice. 

Béryl s’empare du dossier, s’assied à une table et fait signe à Flamboyant de venir s’assoir près d’elle. Il prend place à distance respectueuse, mais elle fait glisser sa chaise pour s’approcher de lui avant de se plonger dans sa lecture.

Penchée sur la feuille, elle offre à ses regards son délicat profil auréolé d’une masse de cheveux que le henné fait flamboyer. Il ne la quitte pas des yeux, comme hypnotisé. Discrètement, Rose pose un calame et une bouteille d’encre sur la table. D’une main sûre, sans demander l’avis du garçon, Béryl raye et corrige certains termes. Enfin elle déclare :

– Mais c’est passionnant, tout ça ! Vous allez me montrer comment on joue à ce jeu ! J’aime jouer à la balle, je sens que je vais adorer courir après un ballon. J’ai du mal à m’imaginer à quoi ça ressemble, une balle qui rebondit !

Il hésite à se lever :

– A deux, vous ne comprendrez pas le jeu. Il faut être plusieurs. 

– Au fait, vous ne précisez pas combien il y a de joueurs. 

– Hé bien… ça dépend…

– Il faut être précis ! Alors, je décide qu’il y a toujours douze joueurs dans chaque équipe.

– C’est un beau chiffre, chargé de symboles, intervient Rose. Dans toutes les religions, il y a des choses qui vont par douze.

– Ah ? s’étonne Béryl, alors, non, je ne veux pas que les religieux y voient quelque chose en rapport avec leurs histoires ! Allez, hop ! Onze joueurs, ça ira bien !

Elle écrit cette précision sur le dossier puis fait remarquer : 

-Et vous dites qu’il faut des sabliers pour mesurer le temps, mais vous ne dites pas la durée imposée.

– Heu… ça dépend… Des fois, quand on est fatigué, ou quand on joue plusieurs parties en suivant, alors on arrête un peu plus tôt. 

– Ce n’est pas sérieux ! Je décide que la durée d’une partie est de… allez, une heure.

– C’est pas beaucoup, dit Flamboyant.

– Bon, alors deux heures !

– Vous vous imaginez vraiment courir pendant tout ce temps ! Vous ne vous rendez pas compte !

– Il faudrait savoir ce que vous voulez !

– Et si on disait une heure et demie ? propose Rose.

– Cela me semble plus raisonnable, convient Flamboyant, mais c’est quand même un peu long. 

– Si vous voulez, dit Béryl, au milieu de la partie, il y aura une pause de… mettons 15 minutes.

– Ah oui, une pause au milieu ? Vous décidez sans savoir ce que…

Elle le regarde d’un air tellement impérieux qu’il se tait, dompté. Puis elle lui offre un sourire à attendrir un tigre :

– Vous avez raison, je ne sais pas encore. Venez, vous allez me montrer. Vous verrez, je serai une élève docile. 

Elle se lève avec vivacité et le tournoiement de sa robe répand son parfum autour d’elle. Gêné à l’idée d’être seul près d’une fille si attirante, il se tourne vers Rose, timidement :

– Princesse, vous voulez bien venir, vous aussi ?

– Le règlement de l’école impose qu’on m’appelle par mon prénom. Enfin, princesse, c’est déjà mieux que le mot que vous utilisiez pour parler de moi avec Clair et Jour. 

Il rougit à l’idée que Rose a peut-être parlé de son agressivité à cette belle inconnue à qui il a furieusement envie de plaire. Et sa magnifique action publique, si elle allait la saboter ou la faire interdire ? Paniqué, il murmure, très vite : 

– Je regrette, sincèrement, je regrette… Rose. Toutes mes excuses pour… pour tout. Je vous en prie, oubliez tout.

Elle hausse les épaules :

– Plus que quelques jours. Après votre action de réparation, vous rentrerez à Tara et on ne se reverra plus jamais. 

Béryl s’exclame :

– Ah ! Non ! J’arrive et vous partez ! pas question ! Comment je vais faire, moi, pour apprendre ce jeu ? Je veux être l’élève du spécialiste !

Elle le prend par la main et l’entraîne en courant. 

Rose les suit, en emportant le dossier oublié par Flamboyant. 

 

Elle les retrouve dans la cour de l’école et les observe sans rien dire. Avec des gestes délicats et de douces paroles, Flamboyant s’applique à bien positionner la jeune fille pour qu’elle ne se fasse pas mal en frappant du pied dans le ballon. Tout sourire, elle suit ses consignes d’un air ravi et docile. 

Rose se dit que cette partie de balle au pied ressemble plus à un ballet amoureux qu’à une compétition : « Je ne le croyais pas capable de s’enflammer si vite, mais Béryl est une incorrigible charmeuse. Ça va être rigolo de le voir soupirer après elle quand l’école va reprendre ! Elle va le faire tourner en bourrique, bien fait pour lui ! » 

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