21. Balle magique et nourritures impures

Pour comprendre l’événement qui va suivre et qui va changer le cours de l’histoire du Royaume, il vous faut savoir qu’en ce temps d’entre les temps, les enfants ne connaissent que des balles cousues par les mères ou les nourrices en roulant en boule de vieux chiffons.

Le jeu consiste à se les échanger selon des gestes plus ou moins compliqués, sans les laisser tomber, car si une telle balle tombe, elle reste par terre et le joueur perd le point.

Or donc, après le cours de mathématiques, et avant de se recoiffer pour le repas de midi, Rose se pose dans sa chambre, pour  noter sur son cahier un fait nouveau :

Une balle magique

Ce matin, Harmonie-du-ciel m’a apporté un objet étrange, qui s’est révélé être une balle magique, cousue spécialement pour moi par son cordonnier.

Personne n’a jamais vu une chose pareille ! Elle est plus grosse qu’une tête humaine, composée de petits morceaux de cuir découpés en hexagones et cousus les uns aux autres, selon le dessin des alvéoles d’un rayon de miel.

Avec ce système de morceaux de cuir cousus, elle est parfaitement ronde malgré sa grosse taille et incroyablement légère. Le secret, c’est qu’elle est vide ! Un  trou fermé par un petit bouchon permet d’y insuffler de l’air.

 Harmonie-du-ciel l’a lancée vers le sol à la verticale, et magiquement, la balle est revenue dans ses mains. J’ai voulu essayer moi-même et j’ai réussi tout de suite : la balle revient dans les mains toute seule ! Après, je l’ai faite bouger avec le pied, c’est incroyable comme elle est docile : elle rebondissait contre le mur et revenait à mes pieds comme un chien fidèle !

A la pause de matinée, j’ai rassemblé tous les garçons et je leur ai offert cette balle magique en précisant qu’elle demande de la force, de la précision et de la vitesse. Pour mettre en valeur ces qualités éminemment masculines, j’ai décidé que la balle magique leur sera réservée mais avec un interdit : ils ne pourront pas la toucher avec les mains, uniquement avec le pied. 

D’abord Flamboyant a râlé, il a bougonné quelque chose comme « décision arbitraire révoltante» mais quand il a vu les autres courir après la balle magique, il n’a pas résisté, il s’est jeté dans la poursuite ! Il a tout fait pour prendre la balle à ceux de Sanara. Et il a réussi !

Quand les cours ont recommencé, il a pris la balle dans ses mains en me regardant d’un air de défi et il m’a dit : « Je suis le vainqueur, je la garde jusqu’à la prochaine partie ! » J’ai docilement incliné la tête, l’air morose, alors que j’étais ravie de sa réaction ! 

En entrant dans la salle de repas, Rose est un peu tendue car elle va prendre place à la même table que les élèves du Sud :

– Messires, dit-elle en s’asseyant, la coutume de notre école est que je change de table tous les deux ou trois jours, pour parler avec les uns et les autres. Aujourd’hui, je viens avec vous, si vous le voulez bien.

– Nous avons le choix ? interroge brutalement Flamboyant.

Rose hésite un instant :

– Je pense que non, quand on est dans une école, on en suit le règlement. 

– Alors ce n’était pas la peine de dire « Si vous le voulez bien ».

– Je reconnais que c’était une simple formule de politesse. On m’a appris que la politesse aide à faire passer les choses désagréables, vous n’êtes pas de cet avis ?

– Non. Quelque chose de désagréable reste désagréable, politesse ou pas.

– Ma présence à cette table vous est désagréable ?

Avant même la fin de la question, Ardent s’empresse de dire fermement :

– Mais non ! Nous sommes ravis de partager ce repas avec vous. Repas excellent, d’ailleurs, comme tous les jours. 

– Alors ça, s’exclame Flamboyant d’un air dégoûté, vous n’êtes pas difficile ! C’est insupportable la façon dont on se moque de nous !  Je suis sûr qu’il y a de la crème fraîche dans cette sauce !  

Rose le regarde avec stupéfaction, tandis qu’il continue d’un ton brutal :

– Vous ne savez donc pas que nous ne mélangeons pas le lait et la viande ! 

Comme elle balbutie que c’est la première fois qu’elle entend cela, il continue de plus belle :

– Ne faites pas semblant de ne pas le savoir ! C’est évident, non ? La viande est un aliment pur, le lait est un aliment pur, mais les deux ensemble, ça fait un aliment impur, et on nous impose ça tous les jours !

– Vous exagérez, intervient Montagne-de-lumière. Ce n’est pas tous les jours qu’il y a de la viande en sauce. 

– Il y en a trop, de toute façon ! La seule façon pure de cuire la viande, c’est de la rôtir ! Toute autre façon de la préparer est impure ! affirme Clair.

– Je n’avais jamais entendu parler de pur ou d’impur à propos des repas, je vous assure, dit Rose. Elle ajoute en  regardant Ardent et Montagne d’un air interrogateur :

– Pour vous aussi, nos repas ne sont pas convenables ?

– Ils sont parfaits ! s’exclame Montagne, d’un air convaincu. Le cuisinier est un type formidable. J’ai discuté avec lui et…

– Vous parlez avec les serviteurs ! interrompt Flamboyant, l’air encore plus dégoûté.

– Je parle avec qui je veux, Monseigneur, rétorque son camarade. Donc je suis allé le féliciter… oui, Monseigneur, moi je suis allé parler avec lui des aliments convenables ou pas et il m’a dit un truc qui m’a beaucoup plu. 

– Je suis impatient de connaître la sainte parole de ce cuisinier, ricane Flamboyant. 

– Il m’a dit : on peut manger tout ce qui vole, sauf les cerfs-volants, tout ce qui a quatre pattes sauf les tables et les chaises, et tout ce qui est dans l’eau, sauf les bateaux !

Ardent et Rose éclatent de rire en même temps et Montagne est fier de leur réaction, mais les autres font une tête sinistre. Flamboyant ordonne à Jour :

– Citez-leur les textes sacrés, à propos des nourritures interdites.

Mais Jour est très troublé d’être à côté de Rose : sentir son parfum, voir de près son profil et ses mains fines le soulève de joie malgré lui. Il balbutie :

– Je ne suis pas sûr que le moment soit bien choisi. Puisque la princesse nous fait l’honneur de partager notre repas, nous devons l’accueillir avec autant de bienveillance qu’elle-même nous a accueillis dans cette école.

Flamboyant hésite un instant mais la haine l’emporte :

-L’honneur de partager notre repas ! Ce n’est pas un honneur, c’est une souillure ! Elle nous impose sa présence alors que nous n’avons pas le droit de partager la nourriture d’une impie !

Le garçon a parlé si fort que tous les élèves l’ont entendu et tous sont glacés devant tant de haine, même les amis de Flamboyant. Rose ferme un instant les yeux, respire profondément et dit aussi calmement qu’elle le peut, à haute voix, pour être entendue de toute la salle :

– Je vais résumer la question des repas, telle que j’en suis informée pour le moment : les parents des élèves appartenant à la religion des étoiles ont demandé que leurs enfants ne mangent pas de viande. Nous proposons donc des aliments de remplacement pour Etoile-du-matin et Eridan. Aulne-du-lac en profite aussi, mais lui c’est par goût, parce qu’il n’aime pas la viande. Si vous voulez qu’on ne mette plus de lait ou de crème fraîche dans les plats, cela doit être possible, et…

– Et il faut aussi arrêter de mettre des graines de fenouil dans les crudités, interrompt Clair, c’est la  plante préférée des sorcières. Elle a très mauvaise réputation chez nous.

Rose le fixe pour essayer de savoir s’il est sérieux ou s’il se moque d’elle, mais Montagne-de-lumière intervient à sa manière : d’un geste rapide des deux mains en même temps, il retire les assiettes de Flamboyant et Clair, puis, aussi rapidement, celles d’Obsidienne et de Jour, et les entasse toutes au centre de la table, en disant :

– Le plus simple, Messires, c’est de pratiquer le jeûne ! Vous serez sûrs de ne rien absorber d’impur. Et vous n’aurez pas de contacts avec des impies ! C’est ce que fait Basalte, mais lui c’est un jeûne politique : il ne veut pas manger avec la fille d’un roi qui exploite le Sud ! 

Flamboyant serre tellement les dents que toute la salle les entend grincer. D’un geste si violent qu’il renverse de la sauce sur la table, il remet les assiettes en place et se met à engloutir le contenu de la sienne à une vitesse phénoménale.

Obsidienne et Clair l’imitent, Jour mange d’un air morose et à une vitesse normale. Mais quand les trois Résistants quittent la table en laissant leur assiette vide, Jour abandonne la sienne sans la terminer et sort lui aussi dans la cour, après avoir balbutié des excuses à Rose. Il reste tristement debout près des trois autres assis par terre, qui parlent avec de grands éclats de rire.

Restée seule avec Ardent et Montagne, Rose demande aimablement, comme si tout était normal : 

– Le premier jour, quand vous avez fait la présentation de vos camarades, vous n’avez pas cité leurs préférences. Vous pouvez m’en dire plus sur eux ? 

– Pour Flamboyant, c’est facile, s’exclame Montagne, ce qu’il préfère, c’est emmerder le pauvre monde ! 

Rose éclate de rire et ses deux compagnons l’imitent de bon cœur, puis Ardent continue gravement : 

– Mon cousin veut tellement dominer qu’il dit n’importe quoi pourvu que cela lui donne un sentiment de supériorité. Ne croyez pas ce qu’il a dit à propos de nourriture impure ou d’interdiction de partager le repas d’une personne de religion différente.

Ces notions existaient peut-être à une époque ancienne, mais on ne les applique plus depuis longtemps. Il en a parlé pour faire le malin, mais en réalité, il ne connaît rien à la religion. Et au nom de tous mes camarades, je vous présente mes plus vives excuses pour cet incident ridicule.

– Ridicule, je suis d’accord avec ce mot. Il me semble  ridicule de faire un scandale pour un peu de crème fraîche dans la sauce. Mais le fait qu’il m’a traitée d’impie demande un éclaircissement de ma part. Je le ferai au prochain cours. 

– Je vous en prie, Rose, pardonnez-lui, il est plus pathétique que dangereux, dans sa folie de grandeur.

– Ne vous inquiétez pas, Ardent, tout est pardonné. 

Par la porte ouverte, Flamboyant, Obsidienne, Jour et Clair regardent leurs deux camarades qui parlent avec Rose :

– Ardent me le paiera ! Ce lèche-botte ! siffle Flamboyant, furieux. Et ce crétin de Montagne, c’est le chien de garde d’Ardent ! Si la petite pute revient nous provoquer demain, je trouverai un moyen de la faire déguerpir ! Et vous me suivrez, hein ?

Clair et Obsidienne l’assurent de leur soutien. Jour se tait, en proie à un doute terrible : certains prédicateurs solaires affirment que les femmes sont de mauvaises créatures qui enlèvent les forces des hommes, et qu’il faut donc s’en tenir à l’écart.

A deux reprises, Rose l’a troublé au point de vider sa tête de toute idée claire : quand il a pensé à elle dans la bibliothèque et tout à l’heure quand il s’est trouvé à côté d’elle à table. Pourtant, elle est si gracieuse, si intelligente, comment pourrait-elle être mauvaise ?

Il décide de revenir dès que possible sur la petite terrasse ; là, seul face au Divin Père, il comprendra ce qu’il doit faire : protéger Rose de Flamboyant ou la persécuter lui-aussi ? Il se sent perdu, tiraillé entre la volonté de puissance qu’on lui a inculquée dans le camp d’instruction militaire et ce qu’il découvre ici, ces idées de tolérance et d’acceptation des différences.

Il ne se sent pas la force de décider seul s’il doit rester fidèle aux idéaux que ses instructeurs lui ont inculqués ou trouver une autre voie par lui-même. “Le Père divin est le dieu de lumière et de justice. Il m’indiquera la route et il me donnera la force de m’opposer à l’injustice, si telle est Sa volonté.” 

 

Quelques minutes plus tard, avant le cours, Rose demande la parole et déclare :

– Pendant le repas, il y a eu un incident sur lequel il est de mon devoir de revenir. Certains de vos camarades du Sud souhaitent des aménagements de nos menus. Je leur demande de faire la liste de leurs souhaits et je la soumettrai à la reine, qui jugera si des modifications sont possibles.

Autre chose qui semble poser problème à certains : ma supposée appartenance à une religion plutôt qu’à une autre. Le hasard m’a fait naître dans la religion de la lune. Pour obéir à mes parents et remplir mes fonctions, je participe à des cérémonies de cette religion.

Mais cela ne touche ni mon cœur, ni mon esprit. Je suis indifférente à toute forme de divinité et je ne souhaite appartenir à aucune religion. Le jour où je serai libre de mes actes, j’en ferai la déclaration publique. En attendant, je me plie au règlement de cette école qui nous demande à tous de respecter une stricte neutralité religieuse.

 

Montagne-de-lumière se met aussitôt à applaudir et tous les élèves l’imitent, même si les Résistants le font en ricanant, puis le professeur commence son cours comme d’ordinaire.

Flamboyant et Rose sont aussi éloignés l’un de l’autre qu’ils le peuvent dans la salle. Ils s’appliquent tous les deux à avoir un visage impassible, mais en fait, ils éprouvent le même sentiment de soulagement.

Elle, parce que cet aveu public lui permet de commencer à s’éloigner des contraintes religieuses de sa naissance. « J’ai bien assez à faire pour assumer ma charge d’Héritière, sans m’embarrasser de tous ces rituels idiots pour une soi-disant déesse ! pense-t-elle.»

Flamboyant, lui, est soulagé parce qu’il craignait l’annonce de représailles. « Je me suis inquiété pour rien, pense-t-il. Elle a trop d’orgueil pour avouer publiquement que je la traite comme une moins que rien, la princesse ! Demain, je vais aller encore plus loin et elle n’osera plus jamais me contredire ! » 

Le sentiment d’impunité lui donne des ailes : « C’est une faible, elle n’agit pas, elle ne sait que faire des discours. Moi, je suis dans l’action et je vais lui montrer que je suis le plus fort. » 

 

Après les cours, alors que Rose est devant son cahier, l’image du jeune voleur s’impose à sa mémoire : lui aussi, il ne lui manifestait pas le respect dû à son rang, mais il était gentil et drôle, alors que Flamboyant est arrogant et odieux.

Elle décide de n’en parler ni au roi ni à la reine, elle remettra elle-même ce garçon à sa place, parce qu’elle sait parler : « C’est un faible qui se laisse dépasser par ses émotions. Moi, je vais rester calme et je vais lui montrer que je suis plus forte que lui, rien qu’en parlant. » 

Elle se console de l’échec du repas en détaillant le succès de la balle magique :

 

En fin d’après-midi, Ardent a proposé à ses amis de jouer en deux équipes : les trois de Sanara avec lui et Montagne, contre Flamboyant, Clair, Jour, Obsidienne et Basalte. En principe, Basalte passe ses journées à bouder dans la chambre, mais il a accepté de jouer pour faire plaisir à Ardent. 

J’avais posé la balle au milieu de la cour et chaque équipe cherchait à se l’approprier. Quand une équipe avait réussi, elle remettait la balle au milieu et de nouveau, il fallait courir pour la ramener dans son camp.

C’était plus intéressant que de se passer simplement la balle, mais on doit pouvoir améliorer les règles. Nous les filles, on regardait et on commentait. Je crois qu’ils cherchaient à se faire remarquer par leur habileté et leur vitesse.

C’est l’équipe purement du Sud qui a gagné. Ils en étaient extrêmement fiers ! Comme si de gagner à ce jeu apaisait leur honte d’avoir perdu la guerre. Dès la fin de la partie, Flamboyant a réquisitionné la balle. Je suis sûre qu’il va s’entraîner et entraîner ses partenaires, pour être sûr de gagner. I

l veut être le plus fort, mais pour la beauté du jeu, il faut que sa tâche soit difficile : A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire ! Pour permettre à Aulne et Eridan de s’entraîner chez eux, je vais demander à Harmonie de commander d’autres balles à son cordonnier. 

Nous verrons bien, demain, qui est le plus fort des élèves de l’école de l’Union et si la stratégie de Rose autour de la balle au pied est efficace pour l’Union, mais d’abord, nous allons aller retrouver notre ami le capitaine Personne, pour savoir ce qui se passe dans le  Sud. 

 

Nous l’avions quitté quand il était parti rejoindre le Sud après avoir fait à Rose son rapport sur les jeunes otages, vous vous en souvenez ? Officiellement, il partait travailler pour le commandant-gouverneur de Tara, mais il s’est arrêté chez son ami le berger. Il y a passé deux jours merveilleux, en très bonne entente avec son compagnon, au milieu d’une nature resplendissante sous la lumière du printemps. 

 

O Temps, suspend ton vol ! Et même, exceptionnellement, vole à l’envers, pour nous ramener à hier, au début de ce vingt-neuvième jour du mois de la Lune, en cette matinée où le capitaine Personne à décidé de quitter son berger et de repartir à Tara, parce que l’amour ne doit pas faire oublier le service de la patrie. 

 

Voilà, nous revenons à hier. Le berger prend tendrement l’espion dans ses bras pour lui dire « Au revoir, je vous attendrai ». Très ému, Personne se dit une fois de plus : « Avec lui, ce n’est pas comme avec les autres », puis il part, comme si de rien n’était.

Sur la route de Tara, il est obligé de se ranger de côté pour laisser la place à des groupes de soldats venant de la ville : l’armée royale se retire de la plaine où elle campait depuis son arrivée. 

En passant le portail central, le garçon sent la ville comme terrassée par un sommeil maléfique : les commerces sont fermés, la plupart des volets des immeubles aussi. Personne dans les rues. Les murs en pierre de lave noire et les volets de bois grisonnés par le temps ajoutent à l’ambiance funèbre. 

C’est très intrigué qu’il entre dans la cour du château et demande à un garde de le conduire auprès des fonctionnaires royaux.

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