13. L’honneur des vaincus

Au soir du dix-neuvième jour du mois de la Lune, le voleur-espion n’est plus très loin de Tara, mais son cheval se traîne, épuisé.

Le cavalier aperçoit dans un pré un troupeau de brebis, des chevaux et un âne, avec leur berger. Il s’approche et descend de selle pour saluer poliment le garçon. Celui-ci, âgé d’environ 16 ans, sympathique avec sa peau dorée par le soleil et ses cheveux presque rasés par souci d’hygiène en ce coin dépourvu de tout confort, lui renvoie un gentil sourire, sans un mot.

– Je vais à Tara, explique l’espion. Mon cheval est trop fatigué pour continuer. Si je continue à pied, j’en ai pour combien de temps, d’après vous ?

– Deux heures à peu près, si vous marchez bien, répond sobrement le berger. 

Le jeune berger ayant accepté de s’occuper de son cheval, l’espion reprend sa route à pied. A la tombée de la nuit, il est devant Tara, un peu essoufflé d’avoir tant couru. Dans la plaine, des feux de camps allumés signalent des troupes stationnées. Dans un désordre indescriptible, des hommes armés entrent et sortent de la ville. Il entend qu’on parle de guerre, de vengeance, de détruire les impies de Sanara, de donner la liberté au Sud. Mêlé à la foule, il marche lentement à l’extérieur de la ville, pour compter les soldats et les chevaux stationnés. Puis il repart dans la nuit, reprenant la route du nord.

En revenant au pied de la colline où il a laissé son cheval, l’espion aperçoit le jeune berger assis devant sa cabane, seul, à peine éclairé par cette obscure clarté qui tombe des étoiles. Il va le saluer :

– Bonsoir, vous n’êtes pas encore couché ? 

– Non, je vous attendais pour manger. Je n’ai pas grand-chose mais ça me fait plaisir de le partager avec vous.

Dans la cabane qui lui sert de maison, le jeune berger offre à son invité du pain, du fromage, des noix, des pommes et une cruche d’eau. Il ne pose aucune question sur la raison de ce voyage à Tara et, contrairement à ce qu’il ressent d’habitude, l’espion n’est pas gêné par le silence. Lui qui est si bavard, se taire, observer les gestes posés de son hôte et lui rendre ses sourires l’emplit de sérénité. Il pense : « Ce gars-là n’est pas comme les autres. »

Après leur repas silencieux juste éclairé par une petite bougie, ils sortent devant la cabane. Assis côte à côte, ils admirent les étoiles en écoutant chanter les grillons. Au bout d’un moment, le berger demande : 

– Pour dormir, vous voulez vous installer où ?

– Là sous cet arbre, je serai très bien, je dors facilement n’importe où, j’ai l’habitude.

Le berger se rapproche jusqu’à le toucher. L’espion ne bouge pas ; le garçon lui prend la main et dit : 

– Vous allez avoir froid, dehors, venez plutôt dormir dans la cabane.

– Vous n’avez pas la place pour deux, répond l’espion, sans retirer sa main.

– Mais si, on se serrera.

Joignant le geste à la parole, il lui passe le bras autour de la taille. Puis il pose sa tête sur son épaule. Ils restent encore un moment à regarder les étoiles tous les deux, puis rentrent ensemble dans la cabane, leurs cœurs battant à l’unisson dans la douceur du désir partagé.

VINGTIEME JOUR DU MOIS DE LA LUNE

C’est beau l’amour, mais cela ne doit pas faire oublier la mission acceptée. 

Après une nuit merveilleuse, l’espion est reparti au petit matin,  sur un cheval prêté par le berger, car le sien était encore trop fatigué. Il a promis de revenir les voir tous les deux, cheval et berger, puis il a foncé vers la capitale. Une journée pour parcourir la moitié du chemin qui le sépare de Sanara, une brève halte pour que le cheval reprenne des forces et, le jour suivant, vingt-et-unième jour du mois de la lune, au soir, l’espion est devant  Sanara. 

Des troupes venant de plusieurs régions sont arrivées tout au long de la journée et les plus folles rumeurs courent sur leur destination finale. Nul ne peut franchir les portes de l’enceinte pour entrer dans Sanara sans être interrogé, mais ce sont surtout les arrivants du Sud qui font l’objet de vérifications. 

Ce soir, dans la caserne, Archer a réuni ses assistants militaires pour leur présenter les civils qui l’aideront à administrer Tara : un jeune comptable, un spécialiste de fiscalité et l’espion qui vient de rentrer du Sud. Après avoir fait son rapport sur la situation à Tara, et tandis que les militaires débattent entre eux des opérations, le jeune espion est invité à faire connaissance avec ses deux collègues civils, assis un peu à l’écart.

L’un d’eux lui demande gentiment :

– Mon camarade s’appelle Artimon et moi, je suis Petit Dauphin. Et vous, vous vous appelez comment ?

 – Chez moi, on m’appelait garçon. Les enfants d’ici m’appellent l’homme-araignée parce que je grimpe comme une araignée. Appelez-moi comme vous voulez. Je n’ai pas de nom, répond l’espion avec un grand sourire. 

Mais Petit Dauphin est surpris et choqué. Il s’exclame :

– Ce n’est pas possible ! Tout le monde a un nom ! Sans nom, on n’est personne !

Le garçon pousse un cri de joie :

– Oh ! On est personne, hé bien je suis Personne, je décide de m’appeler comme ça ! A partir de maintenant, mon nom est Personne. Merci de m’avoir donné cette idée, Petit Dauphin.

Après un court échange de banalités, ils ne trouvent plus grand chose à se dire et Personne, qui n’aime pas le silence, s’interroge à haute voix :

– Qu’est-ce qu’il raconte, le commandant ? Chut, je vais aller espionner… Regardez, mes amis,  comment il faut faire !

Avec des précautions exagérées destinées à amuser ses collègues, il s’approche pour écouter un moment la discussion des militaires, puis revient triomphalement vers ses nouveaux amis :

– J’ai décidé de prendre un titre militaire : à partir de maintenant, je suis le capitaine Personne !! 

Enfin ! il était temps que ce personnage ait un nom !  J’en avais assez de naviguer entre « le garçon », « le voleur », « l’espion ». Mais quelle drôle d’idée de se donner un titre militaire, lui qui est incapable de violence ! Décidément, il a tendance à faire les choses à l’envers… Après tout, il gère son identité comme il l’entend, ça ne nous regarde pas. Et puis il y a bien plus dramatique : la guerre civile ! Chose inimaginable dans le royaume de la tolérance il y a seulement un mois ! 

Seigneur Temps, qui donc fécondez-vous pour lui faire engendrer de tels monstres ?

Au matin du vingt-troisième jour, dans une plaine à mi chemin entre les deux villes, l’armée venue de Sanara se trouve face à celle venue de Tara. Le commandant Archer divise ses forces en deux pour prendre en tenaille les révoltés. Puis il envoie un soldat qui s’avance vers les adversaires en tenant bien haut une branche feuillue, signifiant qu’il est porteur de propositions de paix. Quand il est à quelques pas de l’armée du Sud, une volée de flèches s’abat devant lui, le forçant à repartir. 

Quel  fou a fait ce geste ? Ne voit-il pas que le Sud n’a aucune chance de gagner, quelle que soit sa vaillance ? Ou alors, il se fiche de gagner, pourvu qu’il montre son courage ? Il veut se battre pour l’honneur du dieu Soleil ou pour le sien ? Ou simplement par folie ?

Le combat est inévitable et cela m’ennuie beaucoup, parce que je sais que le spectacle d’humains en train de s’entretuer vous fait horreur, bien aimé(e)s lecteurs et lectrices. Mais c’est mon devoir de vous raconter la bataille. Je vais rejoindre les trois jeunes civils qui sont montés sur une petite colline, pour observer de loin. 

Pris en tenaille par les troupes royales, les insurgés luttent vaillamment, mais je sens que très vite le combat va cesser faute de combattants. En effet, la tactique des royaux consiste à abattre les chevaux des chefs puis à capturer ceux-ci dès qu’ils sont à pied, sans les blesser si possible. Les fantassins sont encore plus facilement capturés, vu le déséquilibre des forces.

Un peu à l’arrière, Dame Arnica la guérisseuse et les médecins soignent les blessés qui leur sont amenés par des soldats royaux spécialisés dans cette action. D’autres royaux gardent les prisonniers. 

Ça y est, le cheval du prince-gouverneur du Sud est tombé ! Il est perdu, entouré de tant d’ennemis !

 Mais le commandant Archer s’approche et met pied à terre lui aussi, confiant les rênes de son cheval à un soldat. Ils vont s’affronter à égalité, entourés de soldats royaux à cheval qui protègent leur chef et empêchent les soldats du Sud de secourir le leur. 

Ils combattent. Ça risque de durer, car visiblement, ils sont très habiles tous les deux. Mais non, ils arrêtent. Ils parlent… Et c’est reparti à ferrailler ! Pourquoi tant d’entêtement ? ça devient monotone, ces échanges de coup d’épée… 

Ils arrêtent pour parler à nouveau, dans le fracas de la bataille. Parce qu’autour d’eux, pendant qu’ils parlementent, le combat ne faiblit pas. Même de loin, les cris et les chocs m’arrachent les oreilles. Dire qu’il fait si beau, que c’est le printemps et que le sang coule sur l’herbe fleurie ! Qu’elles sont belles, ces petites fleurs… il y a même des papillons…

Ah ! Que s’est-il passé ? J’ai relâché ma vigilance un instant et maintenant, le prince gouverneur vacille, l’épée d’Archer plantée dans son ventre. Est-ce qu’Archer a profité de ce moment de dialogue pour le terrasser par surprise ? Je ne peux pas croire cela de lui.

D’ailleurs, il a lâché son arme pour aider son adversaire à s’allonger et il lui soutient la tête. Ils restent comme cela un court moment, puis Archer laisse doucement la tête du blessé se poser sur le sol et il passe la main sur ses paupières pour lui fermer les yeux. Cela veut dire que le prince-gouverneur du Sud est mort !

Archer prend l’épée du vaincu et la confie au soldat qui lui ramène son cheval. Il se remet en selle et repart au combat pendant que des royaux évacuent le corps, sous la protection de leurs soldats, car ceux du Sud veulent à tout prix le récupérer.

La nouvelle de la mort du prince gouverneur va vite faire le tour des troupes. 

Les soldats du Sud se rassemblent autour des chefs encore libres, qui donnent le signal du retrait. Sur leurs chevaux, les seigneurs seront vite hors de portée de l’armée royale, mais les fantassins, fatigués par des heures de lutte, ont du mal à les suivre. 

Maintenant que le calme est revenu, nous pouvons nous rapprocher. 

Refusant la proposition de ses adjoints de s’élancer à la poursuite des fuyards, Archer leur demande d’aider Dame Arnica et les médecins à s’occuper des blessés. Sous la protection de soldats, la guérisseuse et les médecins parcourent le champ de bataille. La discussion entre eux est parfois vive à propos de l’état des blessés. Dame Arnica est la plus optimiste, quant à ceux qui lui paraissent pouvoir survivre s’ils sont soignés. Ceux-là sont évacués vers l’infirmerie du campement.

Les blessés qui sont déjà à l’agonie sont achevés par un soldat. Les cadavres sont transportés vers une autre partie du campement et alignés en fonction de leur uniforme, les royaux à part des sudistes. D’autres soldats ramassent les armes, les rassemblent par catégories et commencent à les nettoyer. 

La mort, ça demande de l’organisation… 

Mais le plus intéressant, c’est de voir ce que vont devenir les vivants. 

Comme les prisonniers sont séparés en fonction de leur âge, Archer va vers le groupe des jeunes. Il demande s’il y a parmi eux des parents du prince-gouverneur et autorise les deux garçons qui s’avancent en se disant son fils et son neveu, à lui rendre un dernier hommage. 

Ils vont s’agenouiller tous les deux près du cadavre et l’un murmure :

– Père, si je meurs, je mourrai dans l’honneur et la fidélité à votre souvenir. Si je vis, je vous vengerai, je tuerai celui qui vous a tué et je continuerai votre combat pour la liberté de Tara.

– Moi aussi, mon oncle, je mourrai dans l’honneur ou je vous vengerai, ajoute le deuxième garçon.

Après avoir une dernière fois embrassé leur parent, et essuyé soigneusement leurs larmes, ils rejoignent le groupe des jeunes prisonniers pour écouter la déclaration du  vainqueur :

– Je vais prendre six d’entre vous et les envoyer à Sanara pour y être jugés par le Grand Conseil. Ce sera notre façon de régler cette révolte. Je choisis en priorité le fils et le neveu de votre chef décédé. Pour les quatre autres, je vous laisse le choix. Ceux qui veulent partager le sort de Messire Ardent et Messire Flamboyant, avancez d’un pas.

Avec un bel ensemble, les trente-deux jeunes prisonniers s’avancent. Archer compte les quatre  premiers, les fait sortir d’un côté, et fait signe qu’on emmène les autres ailleurs. Il s’assied pour écrire un courrier, mais l’un de ceux qui n’ont pas été choisis refuse de sortir et se met à genoux devant le commandant en disant froidement, le regard perdu dans le vague :

– Je vous supplie de me prendre avec Ardent. Je veux partager le sort de mon prince.

Archer dit calmement à ses trois assistants civils : 

– Profitez de ce moment, vous voyez quelque chose que personne n’a jamais vu et ne reverra sans doute jamais : un de ces gars à genoux !

Puis, au garçon :

– Quel est votre nom, Messire ?

– Montagne-de-lumière.

– Petit Dauphin, je vous remercie d’inscrire Messire Montagne-de-lumière sur la liste des prisonniers qui partent à Sanara et de l’emmener rejoindre ses camarades. 

Rassemblés sous une tente pour la nuit, les jeunes prisonniers en partance sont très étonnés de voir un nouveau venu se joindre à eux :

– Comment avez-vous fait pour nous rejoindre ? demande Ardent.

– Je l’ai supplié à genoux de me laisser partir avec vous.

Les exclamations indignées fusent de tous côtés, certains crachent par terre avec mépris. Montagne-de-lumière ajoute avec une rage rentrée :

– Il m’a donné en spectacle aux autres ! Si je le retrouve, je le lui ferai payer cher, très cher.

Cette déclaration fait ricaner Flamboyant, le neveu du défunt prince-gouverneur :

– Vous n’aurez pas l’occasion de vous venger ! Ils nous exécuteront à Sanara et vous mourrez avec cette tache d’humiliation sur votre honneur. Dommage pour vous !

Et dans un murmure, Flamboyant dit à son voisin : 

– Après tout, l’honneur d’un serviteur, ce n’est pas grand-chose.

 

Ça, c’est une réflexion d’aristocrate, ou je ne m’y connais pas. L’opinion la plus répandue parmi le peuple du Royaume, c’est, au contraire, que l’honneur appartient à tous, comme l’air que l’on respire. 

Partagez
Partager sur print
Partager sur email
Partager sur facebook
Partager sur twitter
Partager sur linkedin
Partager sur pinterest
Fermer le menu