28. La garçonne, l’assassin et l’insolente

Le lendemain, en apportant le petit déjeuner, Pivoine pousse un cri d’horreur en voyant que Rose s’est coupé les cheveux : 

– Oh ! Princesse Rose, vous avez l’air d’un garçon, maintenant ! Que va dire la reine ?

– Elle ne dira rien. J’en avais assez de tout ce temps perdu à me faire coiffer tous les matins.

Informée par Pivoine, la reine a tout de même envoyé en urgence le coiffeur du palais pour égaliser la coupe avant que Rose ne parte à ses cours.

A son arrivée en classe, la nouvelle coiffure provoque des réactions variées : Camélia et Etoile-du-matin sont tristes du sacrifice d’une si belle chevelure, les garçons plutôt amusés, les Résistants du Sud franchement choqués. Clair dit de ce ton faussement soumis, en réalité ironique, qui agace prodigieusement Rose :

– Si votre altesse se coupe les cheveux, il faudra que nous on les laisse pousser, ainsi tout le monde verra qui a l’autorité et qui est soumis.

Aussitôt, Flamme lui rétorque :

– La longueur des cheveux n’a rien à voir avec la soumission ! Obsidienne a les cheveux longs et c’est quelqu’un de parfaitement libre ! Moi je trouve que cette coiffure va très bien à Rose. Et c’est plus pratique pour se préparer le matin ! Je vais réfléchir à faire comme elle !

La journée s’est passée sans incident majeur, car Rose a décidé de ne pas tenir compte des nombreuses fois où Flamboyant et Clair ont pris un malin plaisir à parler d’elle au masculin puis à s’en excuser bruyamment. Elle ne cessait de penser à son projet pour la soirée.

Après le repas familial, enfin seule dans sa chambre, et bien que pressée de réaliser son idée, Rose prend quelques notes :

 

Visite surprise de Messire Armoise à mon retour des cours. Il voulait me donner deux informations : 

Pivoine

Comme elle avait des nausées, je lui avais dit d’aller demander une tisane à l’herboriste. Messire Armoise a d’abord demandé au médecin du palais de l’examiner : elle est enceinte ! Elle est très contente, m’a-t-il dit, à l’idée d’avoir « un petit bébé ».

Il m’a dit que si je le jugeais préférable, il connaît les plantes qui arrêteront cette grossesse mais je ne me sens pas le droit de lui ordonner de les utiliser. J’imagine la joie de Pivoine, a l’idée de câliner un bébé, elle qui est si affectueuse ! Mais du coup, le retour du fiancé est impératif ! Même si je l’aide financièrement, Pivoine ne pourra pas assumer seule l’éducation d’un enfant. 

J’ai écrit au commandant en insistant sur la nécessité de faire revenir le père de l’enfant. J’espère que cet homme acceptera ses responsabilités. 

Clair

L’un de mes persécuteurs se rend en cachette chez l’herboriste qui voudrait le prendre officiellement en apprentissage mais je m’y oppose : pour montrer son esprit de révolte, Clair est capable de refuser que je lui offre ce privilège. En attendant qu’il se décide à faire lui-même cette demande, je vais mettre le chambellan dans la confidence, il donnera aux gardes et serviteurs la consigne de faire semblant de ne pas voir Clair se glisser dans les couloirs le soir. Messire Armoise s’est dit satisfait de cet arrangement.

Un peu plus tard, s’étant assurée que Pivoine dormait paisiblement dans sa chambre, elle s’est préparée pour assouvir son plus cher désir : sortir seule du palais, découvrir ce qu’elle appelle « la vraie vie ». Elle a serré un foulard autour de ses seins pour les effacer, a mis une tunique et un pantalon de cheval puis est descendue par l’escalier secret. 

Pour sa première sortie, elle sait qu’elle n’ira pas loin : « Dans l’obscurité, on me prendra pour un garçon, je ne risque rien, pense-t-elle, le seul danger c’est que je perde mon chemin, alors je vais procéder par étapes, en me familiarisant petit à petit avec le quartier. »

En remontant l’impasse de la petite maison, elle a débouché sur des rues très animées malgré l’heure tardive : beaucoup de maisons de thé, d’auberges, de cabarets d’où s’échappent des notes de musique, de maisons ornées d’une lanterne rouge devant laquelle se promènent des dames très maquillées.

Certaines d’entre elles l’ont interpellée pour l’inviter à s’approcher, mais elle a marché plus vite, sans répondre. Après un aller-retour dans la première rue, elle est rentrée en se félicitant de sa sagesse : « Je ne risque rien, mais prudence, tout de même ! »

Elle est à mille lieues de se douter que le vrai danger est tout près d’elle, dans l’école : poursuivant ses rêves de puissance, Eridan est en train de se convertir à la religion solaire dans ce qu’elle a de plus violent. Après la conférence de Messire Parchemin sur les institutions, il a suivi l’avocat et lui a demandé de l’introduire dans le milieu solaire.

 

Et ce soir-là, il est en entretien avec le grand maître qui lui précise le projet politique que Messire Parchemin lui a brièvement évoqué :

– Une société humaine comprend trois catégories : ceux qui prient, ceux qui combattent, ceux qui travaillent. Notre gouvernement solaire sera donc un tripode, à l’image du trépied où brûle jour et nuit le feu sacré, reflet de notre dieu soleil. Je serai celui qui prie et Messire Parchemin représentera ceux qui travaillent. Mais celui qui devait représenter les combattants est mort. Nous cherchons un guerrier pour le remplacer.

– Si vous le voulez bien, grand maître, je vous offre d’être ce guerrier.

– Vous êtes bien jeune, sans expérience, dit le grand maître, avec une moue de doute. Et vous n’êtes pas dans une école militaire. 

– A l’école de l’Union, je fais de l’équitation, de l’arc et de l’épée. En plus, je m’entraîne seul, surtout à l’arc et avec des méthodes personnelles, que je ne peux pas vous détailler. 

– C’est bien. Mais tout cela n’est que théorique. L’expérience, comment allez-vous l’acquérir ? Malheureusement, il n’y a pas de guerre en ce moment. Envisagez-vous d’aller combattre à l’étranger ?

Comme Eridan reste silencieux, le grand maître continue :

– L’expérience qui consisterait à abattre un ennemi réel, vous pouvez facilement l’acquérir, car vous êtes tous les jours au contact de notre pire ennemi. 

– Le roi ne vient jamais à l’école. La reine parfois, mais très peu.

– Je ne pensais ni au roi, ni à la reine.

Eridan réfléchit un moment puis dit :

– La princesse ? Elle n’est pas dangereuse ! Une petite fille bien élevée, qui remplit consciencieusement ses obligations, mais sans initiative personnelle. 

– Et moi, je vous dis que c’est notre plus redoutable ennemi. Vous allez m’expliquer  pourquoi. Prenez le temps de réfléchir. Vous jouez votre avenir…

Eridan finit par répondre : 

– Je vois deux raisons, au moins : la première, c’est qu’elle est en train de retourner les jeunes du Sud, les guerriers du soleil. Les premiers jours, ils respiraient la révolte, la haine, la volonté d’effacer l’humiliation de la défaite. Et maintenant, il y en a déjà deux qui ont accepté de travailler pour l’Etat, avec leur soi-disant action personnelle d’utilité publique. Et les autres filent doux. 

– Bien pour la première raison. Toute notre tactique d’accession au pouvoir reposait sur les guerriers du Sud et cet espoir a été piétiné par ce renégat d’Archer ! Et ensuite ?

– La deuxième raison est liée à la première. C’est par leurs soi-disant bonnes manières, leur fausse douceur que ces femmes sont en train de transformer les jeunes guerriers. Car la princesse n’est pas seule, les autres filles de l’école et les femmes professeurs font tout pour les amadouer. Ils sont arrivés comme des tigres, elles sont en train d’en faire des petits chats !

– La Féminisation du monde ! Voilà l’horreur qui est en train de se préparer dans cette école  maudite! Les filles n’ont rien à faire dans une école ! Elles ne doivent pas être instruites, c’est contraire à leur faible nature. En plus, des filles qui montent à cheval et font de l’épée ! Et des garçons qui font du dessin et jouent à la balle ! Cette confusion des genres est à éradiquer au plus vite !

– La deuxième raison, c’est donc que la princesse est une fille de 16 ans. Elle sera bientôt mariée et mère. 

– Avec onze garçons qui lui tournent autour, c’est certain !

– J’en soupçonne même plusieurs d’être amoureux d’elle ! 

Le grand prêtre pousse un long gémissement comme si cette phrase lui causait une profonde douleur, puis il s’écrie avec indignation :

– Le pouvoir de séduction des femmes est proprement terrifiant ! On voit bien qu’elles le tiennent du diable ! 

– Dès qu’il saura qu’il va avoir un petit prince de la lune, le peuple fondra de douceur pour le futur roi ! Donc, parce qu’elle va à la fois régner et assurer l’avenir de la dynastie, la princesse est la pire ennemie du futur gouvernement solaire.

– Félicitations, jeune homme, vous raisonnez parfaitement. Il est inadmissible qu’une femme cumule le pouvoir politique et le pouvoir de procréation. Par la volonté divine, le pouvoir politique est réservé aux hommes. Le pouvoir de procréation a été accordé aux femmes pour qu’il soit mis au service des hommes.  Les guerriers et les religieux doivent faire respecter cette volonté divine. 

– Je suis tout à fait d’accord avec vous. Je brûle de vous y aider. Ce sera un tel honneur pour moi, s’écrie Eridan avec passion.

– Je crois à votre sincérité mais une chose me gêne. Malgré toute votre bonne volonté, vous êtes peut-être, malgré vous, imprégné de votre religion d’origine.

– Non ! crie le garçon.  Je vous assure que je la rejette, que je la méprise ! Elle n’a que des valeurs de faiblesse ! La douceur, la compassion, la recherche de l’harmonie dans le monde…

Eridan s’est dressé. Poings serrés, il clame :

– Grand maître, je le jure sur mon honneur : je ne veux pas harmoniser le monde, je veux le dominer !

– Prouvez-le ! Si vous nous débarrassez de la princesse, vous serez le guerrier de notre trépied du pouvoir absolu. Mais si vous échouez, vous n’aurez pas l’occasion de révéler ce que vous savez…

– Je réussirai ou je périrai ! 

Satisfait de son effet dramatique, Eridan s’incline profondément et s’en va, ivre de joie à la pensée qu’il va réaliser ses rêves de pouvoir. 

 

Le neuvième jour du mois des Fleurs, Pivoine apporte le petit déjeuner à Rose en pleurant : un employé des cuisines, qui est un voisin de sa famille, l’a informée que Lune-de-mai ne va pas bien et que sa mère lui demande de revenir à la maison.

Aussitôt, Rose lui dit de partir s’occuper de sa grand-mère et de se reposer elle aussi, étant donné sa grossesse. Puis, avant d’aller en cours, elle écrit un mot qu’elle fait apporter à sa mère pour la prévenir qu’elle n’a plus de femme de chambre.

 

A cette nouvelle, la reine envoie un messager dans la famille d’une jeune fille qu’elle a repérée depuis longtemps, en visitant la première école qu’elle a fondée à Sanara. C’était à l’époque une petite fille très vive, qui parlait à la reine sans la moindre gêne. Les enseignantes étaient scandalisées de sa familiarité, mais la reine s’amusait de ses questions pertinentes et de ses remarques pleines d’esprit d’observation.

En grandissant, l’écolière ne s’est pas assagie et malgré toutes les lettres de recommandation que la directrice de l’école lui a fournies, elle n’a jamais pu garder les emplois qu’elle prenait, car sa vivacité était jugée comme de l’insolence par tous les employeurs.

Régulièrement informée de ces échecs par la directrice de l’école, la reine a donc décidé de lui donner une chance de travailler au palais, en lui proposant l’emploi que Pivoine n’occupe plus. « Par son intelligence, Tourmaline mérite bien plus, mais pour réussir en société, il faut d’abord qu’elle apprenne les bonnes manières », se dit la reine. 

 

Question bonnes manières, cette Tourmaline sera à bonne école avec notre princesse, qui est parfaitement bien élevée. Mais nous voilà avec un nouveau personnage à suivre.

Pour vous permettre de vous la représenter, sachez qu’elle a 18 ans, qu’elle est grande et vigoureuse. Nez droit, lèvres minces, mâchoires carrées, elle est d’une beauté sévère qu’elle ne cherche pas à mettre en valeur par des artifices : pas de maquillage, des cheveux sommairement attachés en arrière, des vêtements très simples qu’elle coud elle-même.

Son père fabrique des bateaux pour un riche armateur et sa mère fait des travaux de couture tout en s’occupant de ses nombreux enfants. Malgré un dur labeur, la famille est pauvre et les enfants travaillent dès qu’ils ont assez de force pour le faire, pour rapporter à la famille un peu d’argent, au lieu de lui en faire  dépenser à payer un maître d’école.

Tourmaline a pu aller à l’école gratuite de la reine parce qu’une voisine a convaincu ses parents qu’en sachant lire et écrire, elle pourrait plus tard occuper un emploi rémunérateur. Aucun membre de la famille n’ayant jamais appris à lire, les parents se sont difficilement laissés convaincre, mais ils ont fini par céder à la volonté d’apprendre de la fillette.

Très intelligente et d’un tempérament dominateur, elle a beaucoup travaillé pour être toujours la première, dans toutes les matières, tout en aidant sa mère dans les travaux ménagers et la couture. 

Les ennuis ont commencé pour elle vers l’âge de 13 ans, quand elle a quitté l’école pour travailler : son insolence a eu raison de la patience de tous ses employeurs successifs.

Etant consciente de sa supériorité intellectuelle par rapport à tous ces gens qui la dominaient socialement, il arrivait toujours un moment où elle ne pouvait se retenir de leur dire leurs quatre vérités et elle perdait son emploi. 

 

Quand le messager de la reine s’est présenté, elle a d’abord refusé avec mépris ce poste de femme de chambre, mais, en entendant le salaire annoncé, ses parents ne lui ont pas laissé le choix, car il est supérieur à celui du père de famille !

Et il est évident pour tout le monde que la jeune fille n’en aura pas la libre disposition : il appartiendra à ses parents puisqu’elle est mineure. 

Voilà pour Tourmaline. Et bienvenue à cette fille de travailleurs qui va se retrouver dans un monde d’aristocrates, mais vu son caractère, je pense que cela ne la troublera pas.

Quant à Pivoine, nous la retrouverons plus tard, elle et son futur bébé. Pour l’instant, laissons-la se reposer et veiller sur sa grand-mère. Nous, nous allons veiller sur Rose, dans la mesure de nos possibilités.

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