12. Du sang et des impôts

Après la volée de coups reçue, le jeune voleur-espion s’est dirigé lentement jusqu’à la capitale, car son corps n’était pas en état de supporter le grand galop.

Au lieu de deux jours, il en a mis presque trois avant de se présenter à la caserne où Archer est consigné, pour faire son rapport sur la situation à l’Est. Il a confirmé que les soldats de l’armée royale font trafic d’hommes et de femmes, précisant qu’ils sont en affaire avec un borgne féroce qui fait travailler les hommes dans une mine. Avec beaucoup de détails, il a raconté comment les Malimbas lui ont épargné d’être lui-même enlevé avec Renard-du-désert.

Archer a promis de régler les problèmes de l’Est rapidement, mais le plus important  pour lui était d’avoir des informations sur la situation dans le Sud. Donnant juste assez de détails pour piquer la curiosité de son interlocuteur, il a évoqué des assassinats dans la capitale du Sud, des événements graves au point d’entraîner peut-être une guerre civile.

Comme Archer l’espérait, l’espion a aussitôt proposé d’aller vérifier ce qui se passe à Tara. Pour être sûr qu’une nuit de fête à Sanara ne retarderait pas son envoyé, le commandant lui a fourni un lit dans la caserne et dès le petit matin, il est allé lui-même le réveiller pour le mettre en selle.

Quelques heures plus tard, tandis que le jeune homme progresse sur la route qui relie Sanara au Sud, le commandant Archer se plonge dans un rapport qui vient d’arriver : l’enquête secrète sur les collecteurs d’impôts envoyés à Tara par le ministre de l’Intérieur et des finances. C’était la piste la plus plausible pour les assassinats dont parlait le rapport codé apporté par Petit Dauphin.

Pour une investigation aussi délicate, il a choisi la jeune Harmonie-du-ciel, fille de son vieil ami Fontainier. Comme il apprécie cette jeune fille intelligente et élevée dans la vénération du bien public, il l’a déjà placée à la Sécurité : c’est elle qui travaille avec la reine sur les informations de la maison royale à donner aux crieurs et elle s’acquitte très bien de cette mission. A-t-elle trouvé quelque chose sur ces disparitions ?

Son rapport indique qu’effectivement deux collecteurs d’impôts sont partis il y a un mois dans le Sud et ne sont toujours pas revenus. « Les épouses n’ont pas osé signaler leurs disparitions parce qu’elles ont peur du ministre : il est personnellement allé dire à chacune d’elle que son époux est en mission spéciale ultra secrète et qu’elle doit patienter en silence. Il leur a donné à toutes les deux une forte somme d’argent pour leur permettre d’attendre le retour des dits époux. »

« Les malheureuses risquent d’attendre longtemps… », pense le chef de la Sécurité.

En ce qui concerne l’autre rapport codé, celui qui parlait de « trois petits cochons », Harmonie a appris de la reine elle-même que ses trois envoyés spéciaux à Tara ne sont pas encore revenus. Ils étaient chargés d’inviter le fils du prince-gouverneur de Tara à participer à l’école spéciale que la reine préparait pour la princesse.

« Une semaine pour aller à Tara et en revenir, c’est largement suffisant, calcule Archer. Ceux-là aussi, je crains bien qu’ils ne reviennent jamais. Les gens de Tara n’ont jamais aimé les fonctionnaires venus de la capitale, mais pour les assassiner, il faut vraiment qu’ils soient hors de tout contrôle.

Qui est chargé de les contrôler ? Le ministre de l’Intérieur, et au lieu de réclamer justice pour ses collaborateurs, il cache leur mort ! Donc il encourage le Sud à se croire indépendant… Contrairement au maréchal Nous-voilà, il n’est pas croyant solaire. Sa seule religion, c’est l’argent, l’amour des richesses. Son père avait fait fortune dans l’immobilier et il a continué. Et il s’est encore enrichi avec toutes sortes de commerces… On dit qu’il vit dans un palais digne d’un roi.”  

Par association d’idée, Archer pense à son père, un ardent croyant solaire, dont les paroles sont gravées dans sa mémoire : “Comme le père Soleil donne sa lumière et sa chaleur à tous, nous aussi nous devons donner, partager avec tous nos frères humains.”  

Sa vie était tout à l’opposé de celle du Ministre. Lui, il ne possédait qu’une petite maison reçue de son propre père et qui ne contenait que le strict nécessaire. Dès qu’il avait un peu d’argent superflu, un peu de nourriture de reste, il le donnait à plus pauvre que lui. “Il était toujours serein, il n’appelait pas sa situation de la pauvreté, il disait que c’était de la sobriété heureuse.”

Rapidement, Archer s’arrache à sa rêverie nostalgique : “Le temps presse ! Comment prévenir le roi des assassinats et de ce complot dans le Sud ? Normalement, on avait notre rendez-vous sécurité cet après-midi. S’il ne me fait pas signe d’y aller, je ne peux pas me présenter comme si de rien n’était. Consigné, ça veut dire que je n’ai pas le droit de sortir… Et que je n’ai plus aucune fonction en matière de sécurité. Cela doit ravir les fanatiques de tous bords… »

Archer se met donc à écrire un rapport au roi pour lui présenter son plan de lutte contre les extrémistes religieux. Il y travaillait depuis longtemps et il l’a finalisé avec ses équipes, le soir du procès, pendant que ses protégés s’enfuyaient de la forteresse haute.

A ce souvenir, une pensée amère lui vient  : « Mes ennemis doivent s’en délecter : les condamnés à mort se sont évadés alors que la fine fleur de la police et de l’armée était réunie  au rez-de-chaussée de leur prison ! » Mais il ne regrette pas son choix : il ne pouvait pas laisser des jeunes perdre leurs plus belles années au bagne, pour un crime qu’ils n’ont pas commis.

 

En début d’après-midi, une convocation secrète du roi étant arrivée pour le commandant, celui-ci quitte discrètement la caserne pour se rendre au palais.

Comme d’habitude, le roi l’invite à s’asseoir face à son bureau. Puis il lui demande, d’un ton aussi courtois que d’ordinaire :

– Commandant, dites-moi la vérité à propos de cette évasion. Est-ce que c’est vous qui l’avez organisée ?

– Oui, Sire. J’ai fait partir ces trois jeunes chez les Malimbas, en même temps que Dame Arnica, notre ambassadrice secrète. Je ne supportais pas de voir punir des innocents. Ils sont responsables d’une agression, mais pas de deux meurtres.

– D’abord, j’ai été furieux, mais finalement, merci pour ce que vous avez fait. Je pense maintenant que les travaux forcés eussent été une mort lente, pour des garçons si jeunes, et je ne supporte pas les condamnations à mort. J’ai réussi à apaiser les solaires en acceptant leurs demandes symboliques, la stèle sur le marché à l’emplacement du drame, le jour férié pour commémorer la mort de ceux qu’ils appellent des martyrs… Pour le moment, je laisse de côté les affaires religieuses, mais nous y reviendrons plus tard.

– Merci de votre confiance, Sire.

– Maintenant, faisons le point sur ce qui est resté en suspens lors de notre dernière rencontre en tête-à-tête, c’est-à dire l’insécurité à la frontière Est : votre espion est-il rentré ?

Apprenant que les observations faites par l’espion confirment les pillages commis par les soldats royaux dans le pays malimba, le roi demande, inquiet :

– Avez-vous des nouvelles de notre ambassadrice ? Comment réagissent nos voisins ?

– Dame Arnica m’a fait parvenir un message rassurant par l’intermédiaire des pêcheurs qui naviguent entre les deux rives du fleuve : elle dit que les Malimbas se défendent contre les attaques, mais sans chercher à se venger sur nos terres. Ils font confiance au Royaume pour faire cesser les pillages.

– Mais pourquoi nos soldats de la frontière trahissent-ils ainsi leur mission ?! s’exclame le roi. C’est incompréhensible !

– A mon avis, c’est leur chef le maréchal Nous-voilà qui les incite à ces pillages, pour vous obliger à déplacer des troupes supplémentaires sur la frontière Est, si les Malimbas réagissent.

– Mais vous l’accusez carrément de trahison ? !

– Le maréchal  ne fait pas mystère de son profond attachement à la religion solaire. Or, la région du Sud, qui est exclusivement solaire, est sur le point de se révolter. Je pense qu’il y a un lien entre les deux : le maréchal veut aider les révoltés du Sud parce qu’il a la même religion qu’eux.

Le roi a l’air abasourdi :

– Le Sud prépare une révolte ? D’où tenez-vous cela ?

Archer lui tend les rapports codés qui parlent des voleurs décapités et des trois petits cochons égorgés à Tara, avec le rapport d’Harmonie-du-ciel sur la disparition des collecteurs d’impôts et celle des envoyés de la reine. Après les avoir lus, le roi s’exclame :

– Mais pourquoi le ministre de l’Intérieur me cache-t-il ces assassinats ?!

– J’ai eu entre les mains des factures falsifiées qui permettent au ministre de détourner des fonds. Je soupçonne que l’assassinat des collecteurs est également lié à de graves détournements d’impôts commis par le ministre. Ce qui rend cette révolte dangereuse, c’est qu’elle est légitime.

– Il n’est jamais légitime de prendre les armes contre sa propre patrie, s’exclame le roi, indigné. La légitimité, c’est moi qui l’incarne ! Même si je ne suis pas de la même religion qu’eux, je suis tout de même le roi ! Ma personne est sacrée et ils oseraient prendre les armes contre moi !

– Sire, je pense que pour les solaires du Sud et les solaires les plus fanatiques des autres régions, la royauté a perdu sa légitimité à la conversion de votre aïeul. Ils refusent d’obéir à un roi de religion lunaire, ils ne veulent pas lui payer des impôts.

– Jamais le prince-gouverneur du Sud ne s’est plaint que les impôts sont trop lourds ! rétorque le roi.

– Puis-je me permettre de demander à votre majesté si le gouverneur du Sud s’adresse souvent à elle ?

Archer a touché juste. Le roi esquisse une grimace et soupire :

– Il est vrai que nos relations sont inexistantes depuis des années. Quand j’ai été nommé prince héritier, je suis allé en visite officielle à Tara. Quand je suis devenu roi, le prince-gouverneur du Sud est venu à Sanara me faire allégeance. Quand il a demandé à transmettre sa charge à son fils l’actuel gouverneur, j’ai accepté et j’ai envoyé une délégation officielle pour la cérémonie d’intronisation…

– Si je peux me permettre, Sire, interrompt Archer, c’était une erreur de rendre cette charge héréditaire. Ce n’est jamais le cas dans les autres provinces.

– Je sais bien, mais cette hérédité remonte à mon arrière-grand-père. Sa conversion à la religion lunaire était très mal acceptée par un de ses frères qui à ce moment-là était gouverneur du Sud ; pour apaiser les tensions entre eux, il l’a laissé transmettre sa charge à son propre fils. Et cela a continué, sans poser de problème jusqu’à maintenant. D’ailleurs, pendant la guerre contre l’Empire, le Sud a bien participé à la défense du Royaume. C’était il y a seize ans… Et depuis… je dois reconnaître qu’il n’y a que des échanges administratifs.

– Par l’intermédiaire du ministre de l’Intérieur uniquement ! A propos de cet homme, voici la liste des factures maquillées qui lui ont permis détourner de l’argent ici à Sanara. Je suggère à votre majesté d’ouvrir une enquête administrative sur ces questions financières, pour faire arrêter le ministre le plus tôt possible.

Le roi hésite et dit :

– Le ministre est très influent… Je vais réfléchir à la meilleure façon de mettre fin à ses agissements illégaux.

Pour inciter le roi à mettre Messire Coffre-fort hors d’état de nuire, Archer lui remet le rapport sur « Les Promenades de la petite chèvre », en insistant sur le fait que les fausses factures des bijoux de la reine suffiront à jeter en prison l’indélicat ministre, qui ne pourra plus menacer Rose.

– Je vais faire le nécessaire, reprend le roi. Le plus important pour moi, c’est la question de la frontière Est. Que me conseillez-vous ?

– De mettre le maréchal Nous-voilà à la retraite. Il mériterait une punition bien plus sévère mais cela indisposerait encore les solaires. Et en même temps, je vous demande de faire revenir à Sanara l’armée de l’Est. Ainsi, les pillages cesseront automatiquement.

– Au vu des témoignages que vous m’avez fournis, j’accepte l’idée que les Malimbas sont pacifiques. D’accord pour le retrait des troupes. Ensuite ? Pour le Sud ?

– Il faut envoyer le même ordre de retrait aux responsables des troupes basées à l’Ouest et au Nord. Quand toutes les troupes seront à Sanara, vous les assemblerez sous un commandement unique et elles marcheront vers le Sud pour arrêter la révolte.

Le roi réfléchit et dit :

– Je mettrai le maréchal à la retraite plus tard. Je vais d’abord lui faire croire que je vais renforcer l’armée de l’Est comme il me le demande. Il préviendra les solaires du Sud que Sanara est sans défense. Cela encouragera les révoltés à passer à l’acte, mais vous les combattrez, à la tête de toutes les armées.

– Moi ? Mais je ne suis plus que simple sergent !

– Bah ! J’ai pris cette soi-disant sanction pour calmer vos ennemis, vous l’avez bien compris ! Il y a seize ans, après votre action décisive pour repousser l’invasion de l’Empire, vous méritiez déjà un grade plus important que celui de commandant. Personne n’a compris pourquoi vous l’avez refusé.

– Sire, vous savez bien que l’armée ne m’intéresse pas. Je n’y suis entré que par hasard.

– Moi, j’ai besoin d’un chef de toutes les armées. Les responsables des troupes du Nord et de l’Ouest sont trop inexpérimentés pour cette fonction. Donc, ce sera vous.

– Et si je me suis trompé ? S’il n’y a pas de révolte du Sud ?

–  De toute façon, vous irez jusqu’à Tara pour enquêter sur ces assassinats inadmissibles. Que savez-vous de la révolte ?

– Actuellement, je ne peux rien en dire, Sire. J’attends le rapport de mon espion. Il a prouvé ses compétences en enquêtant à l’Est. Vous le connaissez, c’est le jeune homme qui a rapporté la perle…

Le roi fronce les sourcils :

– Lui ? à Tara ? Mais c’est une mission trop dangereuse !

– Au contraire, Sire, plus il est loin de la capitale, plus il est en sécurité. Je l’ai reconnu, vous aussi vous avez été frappé par sa ressemblance avec sa mère. Si quelqu’un d’autre le reconnaît, cela peut devenir dangereux pour lui et pour la stabilité du Royaume.

– Soit ! soupire le roi. Alors, dès la fin des opérations militaires, vous serez gouverneur de la ville de Tara et de la province du Sud. Et vous ferez travailler ce garçon près de vous pour veiller sur lui.

Comme Archer manifeste de l’étonnement, le roi insiste, d’un ton catégorique :

– Cette révolte nous offre une occasion inespérée de remplacer ce système héréditaire par une simple représentation, comme dans les autres provinces. Vous serez mon représentant !

– Et la Sécurité, sire ? Qui va superviser la lutte contre les fanatiques religieux ? Après la tuerie du marché, il nous faut être plus vigilants que jamais.

– Vous m’aviez dit préparer un plan de lutte…

Archer lui tend le rapport qu’il a préparé. Le roi y jette un coup d’œil rapide et déclare, l’air satisfait :

– Vous avez même prévu un responsable autre que vous !

– Oui, Sire, je n’étais pas certain que vous me rendriez votre confiance, suite à l’évasion.

– C’est exactement ce que je vais dire au maréchal Nous-voilà et à travers lui aux solaires, que je ne vous rends toujours pas ma confiance ! Mais bien entendu, je compte sur vous pour superviser ce plan de lutte contre les fanatiques, même quand vous serez gouverneur du Sud !

Archer réfléchit longuement et finit par déclarer :

– Bien, Sire, j’accepte le poste de gouverneur. Mais il faut me dire exactement ce que vous voulez faire. Pour moi, le plus délicat, c’est la sanction qu’il me faudra appliquer en punition des assassinats et de la tentative de sécession.

Jusqu’à la tombée de la nuit, les deux hommes continuent d’évoquer l’expédition visant à empêcher le Sud de se révolter. Le roi est inquiet à l’idée de toutes ces vies en danger, celles des soldats royaux mais aussi celles des hommes du Sud, à commencer par le prince-gouverneur, son lointain cousin. Archer promet de négocier pour éviter le combat, et si combat est inévitable, de l’organiser de façon à épargner le maximum de vies.

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