1 Raconter la guerre : Le Monde grec

Dans cette série d’articles sur les mythes guerriers, je vais citer à plusieurs reprises l’archéologue américain Eric Cline, pour son livre “1177 avant J.-C., Le jour où la civilisation s’est effondrée”. Je me suis déjà beaucoup appuyée sur cet ouvrage passionnant (mais un peu difficile) pour écrire le thème “La Richesse”. 

En effet, Cline montre très bien comment les populations du Bassin Méditerranéen de l’âge du Bronze (XIVe-XIIe siècles avant notre ère) avaient de riches échanges commerciaux et culturels, entrecoupés de guerres destructrices. Hé oui, il y a 33 siècles, c’était comme maintenant, tantôt on faisait du commerce, tantôt on s’entretuait sur les rives jolies de la Méditerranée ! 

Pourquoi faire la guerre ?

Au XIIe siècle avant notre ère, des envahisseurs dits “Peuples de la Mer” ravagent le Moyen Orient. Dans un papyrus, Ramsès III rend compte de sa lutte pour les empêcher d’envahir l’Egypte : “J’ai renversé ceux qui transgressaient nos frontières en venant de leur pays. J’ai détruit (énumération des peuples combattus) ils ont été anéantis, faits prisonniers en une seule fois et emmenés comme captifs en Egypte, nombreux comme des grains de sable (…) Je les ai tous taxés chaque année en vêtements et en grains…” (Citation du livre de Eric Cline)

Conquérir ou défendre un territoire, se procurer des richesses et une main d’oeuvre gratuite : les objectifs pratiques de la guerre sont facile à comprendre. 

Ramsès III combat les peuples de la mer. Dessin des bas-reliefs du temple funéraire du pharaon à Médinet Habou. Derrière le pharaon, le dieu Amon combat aussi.

Pourquoi   raconter  la  guerre ?

Le héros et son dieu

Avant Ramsès III que je viens de citer, son ancêtre Ramsès II avait lui aussi raconté ses guerres, en énumérant le nombre et la nationalité des ennemis tués. Mais l’un de ces textes est plus narratif que les autres : il nous transporte au coeur de la bataille !

Il s’agit de la bataille de Qadesh (dans l’actuelle Syrie) contre l’Empire Hittite (originaire d’Anatolie), en 1274 avant notre ère. Le grand pharaon nous raconte personnellement l’action : un combat extraordinaire, gagné par lui seul face à deux mille cinq cent chars ennemis, grâce à l’intervention décisive de son dieu, Amon :

“Je t’appelle, ô mon père Amon, je suis au milieu d’ennemis innombrables que je ne connais pas… Je m’aperçois qu’Amon vient à mon appel ; il me donne sa main et je suis joyeux… Tout ce que j’entreprends se réalise… Je lance des flèches de la main droite, j’empoigne de la main gauche… Soudain je m’aperçois que les deux mille cinq cent chars au milieu desquels j’étais gisent, renversés, devant mes chevaux. Aucun parmi eux n’a trouvé d’aide pour combattre… À cause de moi, ils plongent dans l’eau comme plongent les crocodiles, ils tombent sur leur visages, l’un sur l’autre, et je tue parmi eux qui je veux.” (Citation du livre de Eric Cline)

Ramsès II combat triomphalement les Hittites, dessin d’un bas relief d’un temple de Ramsès II.

chaque peuple a ses guerres pour célébrer ses rois et ses dieux

Buste imaginaire d’Homère, copie romaine d’un original du IIe siècle avant notre ère, Musée du Louvre. 

Identité nationale, pouvoir politique, conscience religieuse, tels sont les ingrédients des récits mythiques autour de la guerre. Avant de voir comment ces éléments sont combinés dans les mythes hébreux, romains ou hindous, nous allons explorer une petite partie des mythes grecs.

La guerre de Troie, racontée par Homère dans L’Iliade, est le grand récit guerrier des Grecs. L’unité nationale se fait autour du projet commun de la conquête de Troie, initié par le roi Ménélas, dirigé par son frère le roi Agamemnon et dont les principaux héros sont Ulysse (incarnation de la ruse) et Achille (incarnation de la vaillance). Les dieux Zeus, Athéna, Apollon s’attirent la vénération des combattants (et des auditeurs antiques du récit) pour leurs interventions miraculeuses.

Pour citer les récits qui suivent, je m’appuie sur des sites très intéressants qui mettent gratuitement en ligne des traductions françaises des grands textes antiques : mediterranees.net ; kulturica.com ; remacle.org.

Ces traductions sont anciennes et j’ai modernisé leur langue.

Réalité historique/récit mythique

La guerre de Troie a-t-elle eu lieu ?

Dans son livre, Eric Cline consacre un paragraphe à résumer les débats des spécialistes sur l’emplacement d’une cité antique de Turquie, qui est aujourd’hui considérée comme étant Troie. Les couches archéologiques déterminent neuf villes superposées durant plusieurs siècles : après destruction à une époque, une nouvelle ville était construite un peu plus tard sur les ruines de la précédente. 

Une de ces cités superposées a-t-elle pu héberger la belle Hélène emmenée par Pâris ? À quelle époque remonte-t-elle ? Les débats des spécialistes la situent entre 1250 et 1180, mais ce sont des questions très techniques, qui comparent les indices archéologiques et les descriptions littéraires… 

Par contre, on est sûr que le récit attribué à Homère date du VIIIe siècle avant notre ère, soit environ cinq siècles après les événements racontés. Entre les faits et le récit, il y a le même genre de décalage que dans les “chansons de geste” du Moyen Age : la Chanson de Roland, écrite au XIe, raconte les exploits du chevalier et de son chef Charlemagne, lequel a été couronné empereur en l’an 800, comme chacun le sait. 

Les causes mythologiques de la guerre de TRoie

Honneur ou affront à des déesses

Nous verrons que dans toutes les mythologies, la guerre a des racines lointaines. Elle est provoquée par les dieux, qui règlent leurs comptes à travers les humains.

La déesse Discorde n’avait pas été invitée au mariage de la déesse Thétis et du roi Pelée. Pour se venger, elle vint quand même et lança au milieu des convives une pomme d’or portant ces mots gravés : “À la plus belle”. Aussitôt, toutes les déesses présentes revendiquèrent le prix…

Dans le thème “Voir une femme nue”, j’ai raconté comment Zeus à confié la  tâche d’élire la gagnante au prince troyen Pâris, qui a donné la pomme à la déesse Aphrodite. Pour remercier Pâris de l’honneur qu’il lui a fait, Aphrodite lui offre l’amour de la plus belle femme du monde, Hélène, l’épouse du roi grec Ménélas. Mais Athéna et Héra, les deux déesses à qui il a refusé le prix de beauté, vont se venger cruellement de l’offense. 

Affront à l’honneur des rois

Au cours d’une visite de courtoisie chez Ménélas, Pâris rencontre Hélène et celle-ci, soumise au pouvoir de la déesse Aphrodite, le suit à Troie, abandonnant époux et patrie grecque.

La cause directe de la guerre de Troie était donc un adultère qui offensait tous les rois grecs, puisque tous avaient été les prétendants de la belle Hélène : ils ne pouvaient tolérer qu’elle appartienne à un étranger traître aux lois de l’hospitalité ! Et il fallait punir non seulement l’homme mais toute sa communauté… 

Une immense expédition est donc organisée et les navires grecs remplis de guerriers viennent s’ancrer devant Troie. Je rappelle que Troyens et Grecs ont les mêmes dieux, la même culture.

L’enlèvement d’Hélène, par Guido Reni, XVIIe siècle. Musée du Louvre.

 Les hommes peuvent-ils éviter la guerre voulue par les dieux ?

Un duel pour éviter la guerre ?

Au chant 3 de L’Iliade, le Troyen Hector s’avance vers les Grecs pour proposer un duel :

“ Troyens, et vous, Grecs valeureux, je vais vous dire la pensée de Pâris, à cause de  qui cette guerre a commencé : il demande que tous vous déposiez vos armes sur la terre fertile, qu’au milieu des deux camps l’intrépide Ménélas et lui combattent pour Hélène et pour ses trésors. Le vainqueur sera maître de cette femme et des richesses qu’elle possède, il l’emmènera chez lui ; et nous cimenterons l’alliance par la foi des serments.”

(Ménélas accepte et demande qu’un sacrifice commun soit d’abord organisé, pour que les dieux garantissent que les serments de bonne conduite seront respectés)

“Les Troyens et les Grecs se réjouissent, espérant terminer enfin cette guerre funeste ; ils retiennent les chevaux dans les rangs, descendent des chars, abandonnent  leurs armures, qu’ils posent à terre, tout près les unes des autres, car seul un espace étroit séparait les armées.”

(Après les prières et les sacrifices auxquels le vieux roi troyen Priam participe en personne, le duel décisif commence.)

Offrande  sur un autel, vase grec antique, Ve siècle avant notre ère. Musée du Louvre.

Le duel de Pâris et Ménélas

(Les deux combattants s’affrontent au javelot puis à l’épée sans résultat. Ménélas est pris de colère.)

“Tout à coup, il s’élance, saisit la longue crinière du casque, et, tenant son ennemi le front baissé, il l’entraîne vers les Grecs ; la courroie qui retient le casque sous le menton serrait le cou délicat de Pâris. Ménélas l’aurait sans doute entraîné, et se serait couvert d’une gloire immortelle, si Aphrodite à cette vue n’eût aussitôt rompu la courroie : alors, le casque vide suit la main puissante du guerrier. Celui-ci, le faisant tourner avec violence, le jette au milieu des Grecs valeureux, et ses fidèles compagnons le saisissent  aussitôt. 

Alors, Ménélas se précipite de nouveau, brûlant d’égorger son ennemi de sa lance de bronze ; mais Aphrodite, par sa puissance divine, enlève Pâris sans effort : elle l’enveloppe d’un épais nuage, et le transporte dans la chambre conjugale, qui embaume de doux  parfums. Aussitôt, la déesse court appeler Hélène.”

(Sur les retrouvailles entre les deux amoureux, voir plus loin…)

Aphrodite soutient Pâris dont Ménélas a arraché le casque. Illustration publiée sur le site Remacle.org.

les dieux choisissent la guerre pour les humains

La Concorde et la Discorde, illustration extraite du Traité complet des allégories, 1791. Getty Research Institute. Photo flickr. La Concorde est représentée comme une belle jeune fille couronnée de fruits et portant des épis de blé. Derrière elle, la Discorde est une femme hideuse, aux cheveux de serpents. Elle jette des serpents. 

Au chant 4 de l’Iliade, après avoir observé le duel Pâris-Ménélas, les dieux se rassemblent autour de Zeus qui demande leur avis pour la suite des événements en déclarant :

“- Aphrodite, toujours proche de Pâris, le protège d’un destin fatal, et vient à nouveau de l’arracher à la mort. Pourtant, la victoire revient au valeureux Ménélas : c’est à nous de décider quelles seront les suites de ce combat ; devons-nous rallumer une guerre cruelle et de sanglantes discordes, ou cimenter l’alliance des deux peuples ? » 

(Zeus dit clairement qu’il aime Troie car les Troyens sont ses adorateurs fidèles.)

“- Là, mes autels ne furent jamais privés de mets délicieux, de libations et de la fumée des victimes, honneurs qui sont le privilège des dieux. »

(De son côté, Héra proclame que les villes Argos (patrie du héros Ajax), Mycènes (patrie d’Agamemnon) et Sparte (patrie de Ménélas) lui sont chères par dessus tout. Nous savons qu’elle déteste les Troyens notamment parce que Pâris lui a refusé la pomme d’or. 

Elle fait remarquer à Zeus que sa volonté est aussi divine que la sienne.)

“ – Je suis divine moi aussi ; mon origine est la même que la tienne : le prudent Cronos m’engendra déesse. Je suis vénérable à la fois par ma naissance et parce que je suis ton épouse, toi qui règnes sur tous les immortels.”  

(Je rappelle que Zeus est également fils de Cronos, ils sont donc à la fois frère et soeur et époux. C’est pour sauvegarder la paix dans son couple que Zeus accepte de laisser Héra assouvir sa haine contre Troie.) 

“fais ce que tu désires, pour que cette querelle ne laisse pas entre nous deux un ferment de haine. Mais, je te préviens, grave en ton cœur ces paroles : si jamais, dans ma fureur, je veux un jour détruire une ville où sont nés des héros que tu aimes, n’arrête pas ma vengeance, laisse-lui son cours.” 

(Elle lui demande) 

“- Ordonne donc à Athéna d’aller tout de suite au milieu des deux armées, et de pousser les Troyens à trahir leur serment, en attaquant les Grecs fiers de leur victoire.”

(Sur le champ de bataille, Athéna prend l’apparence d’un Troyen et incite un de leurs alliés à lancer une flèche sur Ménélas, en lui promettant que Pâris le récompensera magnifiquement pour cette mort.)

“La déesse persuade le cœur de cet insensé.”

 (L’homme lance une flèche vers Ménélas qui n’est pas protégé par son bouclier, puisque c’est la trêve.)

“Mais, ô Ménélas, les dieux immortels ne t’abandonnent pas, et surtout la puissante fille de Zeus ; debout devant toi, elle ralentit la flèche mortelle et la dirige à l’endroit où des agrafes d’or retiennent le baudrier, ce qui formait une double cuirasse.”

(Ménélas est seulement blessé. On appelle un médecin pour le soigner et la guerre reprend de plus belle, puisque les Troyens ont rompu la trêve.) 

Achille faisant un pansement à Patrocle blessé, céramique, vers 500 avant notre ère

Cette scène est l’exemple le plus célèbre des soins donnés aux blessés de guerre.

Musée de Berlin.

Le duel d’Hector et Ajax

Au chant 7, Apollon (soutien des Troyens) et Athéna (soutien des Grecs) inspirent à Hector de proposer un autre duel qui permettra d’arrêter la guerre. Les Grecs acceptent et tirent au sort pour choisir leur champion. Le sort désigne Ajax le grand. Dans le thème “La Richesse” j’ai raconté le duel, qui dure tout le jour. À la nuit tombée, comme ils sont d’égale valeur, Hector et Ajax échangent leurs armes en signe d’amitié. Ensuite, il n’y aura plus de tentative pour éviter la guerre…

Le duel d’Hector et Ajax, dessin de Bertel Thorvaldsen, XIXe siècle. Musée Thorvaldsen, Copenhague.

La guerre des dieux

Pour quelle raison les dieux incitent-ils les humains à la guerre ? Les dieux se choisissent sur terre des peuples qu’ils protègent ou qu’ils haïssent. Et la guerre est pour eux un moyen de punir les peuples qu’ils détestent et d’enrichir les peuples qu’ils aiment puisque le vainqueur s’empare des richesses du vaincu. 

Tant d’horreurs dans le seul but d’assouvir le goût des dieux pour le pouvoir ? Les dieux ne sont donc pas gênés par la vue des tueries ? L’Iliade montre clairement que non, bien au contraire : ce spectacle les distrait !

Que le spectacle commence !

Au chant 11, alors que les bateaux grecs sont ancrés près de Troie…

L’Aurore, quittant le lit du beau Tithon, portait la lumière aux dieux aussi bien qu’aux hommes, lorsque Zeus envoya vers les navires des Grecs la Discorde funeste, qui tenait en ses mains le signe de la guerre. (…) Là, cette déesse, d’une voix formidable, lance un  cri horrible, qui jette dans le cœur des Grecs l’indomptable fureur des batailles : désormais, il leur semble plus doux de combattre que de retourner aux rivages chéris de la patrie, sur leurs légers navires.”

La discorde, détail d’un tableau de Poussin, XVIIe siècle. Musée du Louvre.

(Suit la description des combats, avec le détail des mises à mort et des flots de sang. Ainsi, malgré leurs supplications et leurs promesses de cadeaux, Agamemnon refuse d’épargner deux frères troyens qu’il tient à sa merci : 

De sa lance atteignant Pisandre à la poitrine, il le précipite du char, et le laisse étendu dans la poussière. Hippolochos s’écroule à terre : c’est là qu’Agamemnon le dépouille de ses armes, après lui avoir de son glaive coupé les mains et tranché la tête qu’il fait rouler comme un mortier de pierre au milieu des combattants. (…)

La Discorde, insatiable de larmes, se réjouit à cette vue ; seule de toutes les divinités, elle se trouve au milieu des combattants. Les autres dieux ne participent pas à ce carnage ; mais, tranquilles, ils sont assis dans leurs demeures, sur les sommets de l’Olympe, où s’élève pour chacun d’eux un palais magnifique. Mais tous blâment Zeus, le puissant fils de Cronos, d’accorder tant de gloire aux Troyens. Le père du monde ne s’en inquiète pas ; assis à l’écart, loin de tous les immortels, il se réjouit dans sa gloire, en contemplant la ville des Troyens et les bateaux des Grecs, et l’éclat du bronze, et les guerriers qui tuent, et ceux qui sont tués.” 

Scène de combat entre un Grec (à droite) et des Troyens. Vase datant d’environ 400 avant notre ère. Musée archéologique de Policoro, Italie.

Mais les dieux ne se contentent pas d’assister au spectacle des humains qui s’entretuent. Ils ont tellement soif d’exercer leur pouvoir ! Ils interviennent, soit directement, (notamment grâce aux métamorphoses qui leur permettent d’apparaître et de disparaître sur le champ de bataille), soit en inspirant aux humains une force ou une peur surhumaines.

Les interventions d’Apollon en faveur des Troyens

Apollon archer, château de Champs-sur-Marne. photo all-free-photo.com.

Apollon envoie la peste aux Grecs

Au début de l’Iliade, on apprend que le roi Agamemnon a offensé un prêtre du dieu Apollon, en refusant de lui rendre sa fille prisonnière, malgré la forte rançon offerte (voir le thème La Richesse.) En punition, le dieu frappe les Grecs de ses flèches invisibles, qui donnent la peste. L’armée grecque est décimée et Agamemnon, sous la pression des autres rois grecs, accepte de rendre la prisonnière au prêtre d’Apollon.

Satisfait, le dieu cesse ses attaques : l’épidémie s’arrête. Pour remplacer la prisonnière qu’il a rendue à son père, Agamemnon prend Briséis, prisonnière et compagne d’Achille. Humilié, Achille arrête de combattre. En son absence, les Grecs se font massacrer par les Troyens.

Pour secourir ses compatriotes, le Grec Patrocle demande à son ami Achille de lui prêter ses armes et de le laisser combattre à sa place. Le héros accepte. Mais Apollon décide de provoquer la mort de Patrocle en lui arrachant magiquement ses armes et son armure.

Ménélas portant le corps de Patrocle, copie romaine d’un original grec du IIIe siècle avant notre ère. Florence, Italie. Photo Marie-Lan Nguyen.

La mort de Patrocle

“Caché dans un épais nuage, Apollon s’arrête derrière Patrocle, et, de sa puissante main, le frappe dans le dos, entre les deux épaules : aussitôt un vertige trouble les yeux du guerrier. Apollon alors frappe le casque, et le détache de la tête. (…) 

Puis, la forte et longue lance couverte de bronze se brise entre les mains de Patrocle ; le bouclier qui le couvre tout entier tombe de ses épaules avec le riche baudrier. Le grand Apollon, fils de Zeus, détache aussi la cuirasse ; l’âme du héros est frappée de terreur ; la force abandonne ses membres agiles ; il s’arrête éperdu. A l’instant un Dardanien s’approche, et de sa lance aiguë le frappe par derrière entre les deux épaules ; (…) 

“Dès qu’Hector voit s’éloigner le magnanime Patrocle blessé par le bronze cruel, il s’avance vers lui, à travers les rangs, lui plonge sa pique dans les entrailles, et les traverse avec le fer. Patrocle tombe avec fracas, et cause une grande douleur à l’armée des Grecs.”  (Chant 16)

La ruse d’Apollon va se retourner contre les Troyens : pour venger la mort de son meilleur ami, Achille va reprendre le combat avec une fureur destructrice. 

Apollon sauve le Troyen Agénor attaqué par Achille

Au chant 21, Achille a repris le combat. À lui tout seul, il massacre les Troyens épouvantés qui se réfugient derrière leurs remparts, sauf le héros Agénor, à qui le dieu Apollon donne un courage surhumain. Le Troyen jette sa lance sur le Grec mais elle rebondit sur l’armure forgée par le dieu Héphaistos lui-même. À son tour, le Grec passe à l’attaque…

“mais Apollon ne permet pas qu’Achille remporte la victoire : il enlève le Troyen, l’enveloppe d’un épais nuage, et le transporte loin du combat, pour qu’il y soit en repos.”

Apollon éloigne le Grec Achille de Troie

“Ensuite, par une ruse, Apollon éloigne Achille de l’armée : le dieu qui lance des flèches, prenant l’apparence d’Agénor, se tient sans cesse devant Achille, qui de ses pieds rapides s’efforce de l’atteindre.”

(Pendant qu’Achille court derrière le dieu en croyant poursuivre Agénor, les Troyens se réfugient dans leur ville. Au chant suivant, le dieu se moque d’Achille en lui révélant sa véritable identité.)

“Alors Achille, indigné, lui répond : « Tu m’as trompé, brillant Apollon, le plus funeste des immortels, en m’éloignant de ces murs. Certainement, une foule de Troyens devaient maintenant mordre la poussière au lieu de s’abriter dans Troie : aujourd’hui tu me prives d’une gloire immense, et tu les sauves facilement, puisque tu n’as pas à craindre ma vengeance. Ah ! que je te punirais, si j’en avais le pouvoir ! »

Murs de Troie VII, datés d’environ 1200 avant notre ère, époque de la Guerre. Photo CherryX/Wiki Commons.

Le dieu-fleuve Scamandre tente de noyer Achille

Dans ce chant 21 qui marque le retour d’Achille au combat, les cadavres des Troyens tués s’accumulent dans le fleuve Scamandre. (Je rappelle que dans la conception mythique, les fleuves ont une âme divine). Le dieu-fleuve Scamandre prend une apparence humaine pour demander au héros d’arrêter de souiller ses flots avec des cadavres, mais celui-ci refuse. Alors le dieu envoie ses eaux submerger Achille qui court pour leur échapper :

“ainsi les flots du Scamandre sans cesse poursuivent Achille, malgré sa vitesse ; car les dieux sont plus forts que les hommes. Chaque fois que le héros essaye de résister au fleuve et de reconnaître s’il n’est point poursuivi par tous les dieux habitants de l’Olympe, chaque fois une vague immense du fleuve fils de Zeus couvre ses épaules ; il s’élance sur les lieux élevés, et son cœur est plein d’amertume. Le fleuve rapide fait fléchir les genoux d’Achille, et son courant dérobe la terre sous ses pieds.” 

Achille combat sur les rives du fleuve Scamandre, gravure de Johann Balthasar Probst, XVIIIe siècle, Fine Arts Museums de San Francisco. Conformément à la tradition gréco-romaine, le dieu fleuve est représenté comme un vieil homme robuste. 

Les  interventions  divines  en  faveur  des  Grecs

Poséidon et Athéna sauvent Achille

Le Scamandre (que les Anciens appelaient aussi Xanthe) fait appel à un autre fleuve, le Simoïs, qui joint ses eaux aux siennes pour noyer Achille. Sur le point d’être submergé, le héros implore les dieux de lui épargner une mort honteuse par noyade.

“Aussitôt Poséidon et Athéna apparaissent près de lui, semblables à des mortels ; dans leurs mains ils prennent les mains d’Achille, et le rassurent par leurs discours.”

(Poséidon lui dit que son destin n’est pas de mourir noyé et lui annonce sa victoire sur le Troyen Hector.) “- Ne rentre dans tes navires qu’après avoir arraché la vie à Hector ; c’est nous qui t’accordons d’accomplir ce fait glorieux. Sur ces paroles, Poséidon et Athéna retournent parmi les immortels.” 

Achille sur le point d’être englouti par le Xanthe et le Simoïs, irrités du carnage qu’il a fait des Troyens, allégorie de l’eau, par Auguste Couder, 1819. Musée du Louvre. Derrière le guerrier qui implore le ciel, des cadavres sont entassés.

Héra et Héphaïstos sauvent Achille

“La voix de ces divinités a ranimé le courage d’Achille : il s’élance dans la plaine, toute remplie par les eaux du fleuve débordé, où flottaient les armes étincelantes et les cadavres des jeunes guerriers morts dans le combat. (Mais les eaux du fleuve submergent de nouveau Achille.)

Héra pousse un cri et tremble pour Achille, craignant qu’il ne soit englouti dans ces gouffres profonds ; aussitôt, elle appelle Héphaïstos, son fils chéri.”

(Héra demande au dieu forgeron d’envoyer son feu contre le Fleuve.)

“Aussitôt Héphaïstos lance ses feux étincelants ; la flamme brille dans la plaine et engloutit  les cadavres entassés de ceux qui tombèrent en foule sous les coups d’Achille : toute la plaine est asséchée, et les eaux brillantes sont arrêtées.”

Paysage d’incendie. Photo PublicDomainPictures.net

Athéna ruse pour inciter Hector à affronter Achille

Au chant 22, Achille poursuit Hector sans parvenir à le rattraper. Athéna lui conseille de s’arrêter, pendant qu’elle incite Hector à rechercher le combat au lieu de fuir.

“Elle se donne le visage et la voix de Déiphobe ; alors, venant près du héros, elle lui adresse ces paroles : – Mon frère, arrête-toi, et repoussons Achille en restant inébranlables tous les deux. 

– O Déiphobe, répond le grand et valeureux Hector, de tous mes frères, fils d’Hécube et de Priam, tu as toujours été mon préféré. Combien aujourd’hui dois-je t’honorer davantage ! car en voyant le danger, tu oses me secourir, en quittant les remparts où tous les autres guerriers restent à l’abri ! »

– O mon frère ! reprend la déesse, mon père, ma vénérable mère, tous mes amis me suppliaient, en m’embrassant les genoux, de rester dans la ville, car ils sont terrifiés ; mais mon âme était brisée de douleur en te voyant seul. Maintenant, tous les deux, pleins de courage, attaquons de front, ne laissons pas de repos à nos armes.”

Athéna au combat. Céramique grecque du VIe siècle avant notre ère. Musée du Louvre.

Athéna aide Achille à tuer Hector

(…) (Achille jette sa lance contre Hector qui évite le projectile en se baissant.) “Athéna aussitôt prend cette arme, et la rapporte à Achille sans être aperçue d’Hector.”

(Puis Hector jette lui aussi sa lance, mais elle rebondit contre le bouclier invincible forgé par Héphaïstos. Il demande à son frère de lui donner une autre lance) “mais ce guerrier n’est plus à ses côtés. Alors, au fond de son âme, Hector pressent le malheur, et s’écrie :

– Hélas ! c’est fini, les dieux m’appellent à la mort ! Je pensais que Déiphobe était là pour me secourir ; mais il est derrière nos remparts, et Athéna m’a trompé ; l’affreuse mort est seule auprès de moi, il ne me reste aucun refuge : ainsi l’ont voulu Zeus et son fils, le puissant Apollon, eux qui, autrefois bienveillants pour moi, me sauvaient du danger ; maintenant le Destin m’a saisi. Toutefois, je ne mourrai pas sans gloire, comme un lâche, mais j’accomplirai des exploits que connaîtront les siècles à venir.”

Hector n’aura pas le temps d’accomplir des exploits : avec la lance qu’Athéna lui a restituée en cachette , Achille le frappe au cou, à l’endroit où l’armure ne le protège pas. 

Achille tue Hector, par Pierre-Paul Rubens, 1630, Musée des Beaux-Arts de Pau. Au dessus des deux guerriers, plane la déesse.

Avant de mourir, Hector supplie le vainqueur de rendre son corps à sa famille. Achille refuse et ne cèdera qu’après avoir profané le cadavre pendant plusieurs jours ; sur l’ordre de Zeus, il le rendra en échange d’une somptueuse rançon, que j’évoque dans le thème “La Richesse”. 

Zeus aide tantôt les uns, tantôt les autres

Zeus offrant la Victoire, statue romaine conservée au Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg. Photo Georges Shuklin.

 Dans le chant 11 de l’Iliade, Zeus accorde d’abord la puissance aux Troyens. Ainsi, il envoie sa messagère Iris prévenir le prince troyen Hector : Agamemnon le chef des Grecs va être blessé “Zeus t’accordera alors le pouvoir d’immoler les Grecs jusqu’à ce que tu touches à leurs forts navires ; jusqu’à ce que le soleil se couche, et que surviennent les ténèbres sacrées de la nuit. »

(Comme l’a déesse l’a annoncé, Hector fait des ravages dans les rangs grecs mais Zeus intervient à nouveau, cette fois pour forcer le héros grec Ajax à s’éloigner du combat, car Hector s’apprête à l’attaquer)

 “Zeus ne permet pas qu’il combatte un si vaillant guerrier. Pour cela, ce dieu puissant, du haut de son trône, répand la peur dans l’âme d’Ajax ; le héros s’arrête étonné, et rejette sur ses épaules son bouclier couvert de la dépouille de sept taureaux. Troublé, il s’éloigne, portant ses regards sur la foule, semblable au lion des montagnes ; souvent il retourne la tête, et ses pas se font lents. (…) Ajax, l’âme dévorée d’amertume, s’éloigne à regret des Troyens, car il craignait pour les bateaux des Grecs.”

Hector menaçant d’incendier un bateau grec, illustration de J. Kuhn-Régnier dans un livre pour enfants, 1936. Photo flickr.

Les femmes pendant la guerre de Troie

Quantitativement, la part belle revient aux mâles dans L’Iliade. Bien que moins nommées, presque muettes, alors que les guerriers ne cessent de discourir, les femmes ont tout de même une présence importante du point de vue narratif, puisque Agamemnon et Achille se disputent pour une femme. 

Quels rôles les femmes assument-elle dans le récit ?

Plus que jamais, leur rôle est d’être les compagnes des hommes, d’assurer ce qu’on appelle familièrement “le repos du guerrier”. 

La belle Hélène

Comme on l’a vu plus haut, au chant 3 de l’Iliade, Aphrodite a arraché Pâris des mains de Ménélas pour lui éviter d’être tué et l’a transporté magiquement dans la chambre qu’il partage avec Hélène, ex épouse de Ménélas. Celle-ci lui reproche d’avoir quitté la bataille. Mais, soulagé d’avoir échappé à la mort, il a envie de profiter de la vie…

Hélène dans sa chambre reçoit Pâris, céramique du IVe siècle avant notre ère. Musée du Louvre.

“- Chère épouse, lui répond Pâris, ne blesse pas mon cœur par ces cruels reproches. Aujourd’hui, Ménélas a vaincu par le secours d’Athéna ; je pourrai le vaincre à mon tour : il y a aussi des dieux pour nous. Livrons-nous à l’amour sur ce lit. Jamais tant de désirs n’ont enivré mon âme, même lorsque, porté sur mes bateaux rapides, je t’ai enlevée de l’aimable Lacédémone, et que dans l’île Cranaé nous nous sommes unis par l’amour et le sommeil. Oui, maintenant je t’aime encore plus, une plus tendre ardeur s’est emparée de mon âme. A ces mots, il la précède vers le lit conjugal, et son épouse le suit ; tous deux se couchent sur le lit magnifique.”

Les amours d’Hélène et Pâris, par Louis David, 1788, Musée du Louvre.

Briséis prisonnière et concubine d’Achille puis d’Agamemnon

J’ai évoqué à plusieurs reprises cette jeune fille “d’une éclatante beauté” faite prisonnière par les Grecs lors de la conquête d’une ville alliée de Troie. Elle a d’abord été donnée à Achille, puis, quand Agamemnon a été obligé de rendre sa propre concubine à son père, il a pris Briséis à sa place, malgré les larmes qu’elle versait en quittant Achille. 

Patrocle remet Briséis aux envoyés d’Agamemnon, en présence d’Achille. Fresque de Pompéi, 1er siècle de notre ère. Musée archéologique de Naples.

De belles femmes pour les vainqueurs 

Quand les Grecs sont décimés en l’absence de leur champion, Agamemnon envoie des ambassadeurs demander à Achille de revenir  au combat ; les ambassadeurs affirment que le roi va rendre Briséis, et énumèrent les autres cadeaux :

“- Sept trépieds qui ne sont pas destinés au feu ; dix talents d’or ; vingt vases resplendissants ; douze chevaux vigoureux (description des chevaux) ; sept belles femmes de l’île de Lesbos, habiles en toutes sortes d’ouvrages ; il les a choisies lorsque tu ravageas l’opulente Lesbos : elles surpassaient alors toutes les femmes par leur beauté ; il te les donnera, et, avec elles, Briséis. Il promet par les plus grands serments que, sans profiter du droit du vainqueur sur les prisonnières, jamais il ne s’est uni à Briséis et jamais il n’a partagé sa couche.” 

(Ensuite, si les Grecs parviennent à conquérir Troie, Agamemnon promet un riche butin à Achille et de belles femmes.)

“Quand les Grecs partageront les dépouilles, tu pourras choisir vingt femmes troyennes, parmi les plus belles après Hélène. Si nous retournons dans le riche pays d’Argos, tu deviendras son gendre : Agamemnon a trois filles dans son palais, Chrysothémis, Laodicé, Iphianassa : sans faire aucun présent de mariage, tu conduiras chez ton père celle que tu préfèreras. Il accepte même de te donner une dot magnifique, telle qu’aucun père n’en accorda jamais à sa fille.” (Chant 9 de l’Iliade)

Achille refuse toujours, mais, comme je l’ai dit plus haut, il accepte que Patrocle, son meilleur ami, combatte avec ses armes, ce qui sera fatal au héros.

Achille reçoit les ambassadeurs d’Agamemnon, par Gottlieb Schick, 1801. Collection particulière.

Briséis rendue à Achille 

À son retour sous la tente d’Achille, Briséis voit le corps de Patrocle. Aussitôt, elle pleure et crie en se frappant la poitrine et le visage, selon la coutume pour exprimer le deuil : 

“- O Patrocle, toi, l’ami le plus cher d’une malheureuse ! je t’ai laissé plein de vie en quittant  les tentes d’Achille, et maintenant, à mon retour, je te retrouve mort, prince des peuples ! 

Ah ! comme pour moi le malheur succède sans cesse au malheur ! L’époux auquel m’avaient unie mon père et mon auguste mère, je l’ai vu devant nos remparts frappé d’une lance aiguë ; mes trois frères chéris, et nés de la même mère que moi, ont été tués aussi. Hélas ! Le bouillant Achille  a immolé mon époux, il a ravagé ma ville, mais tu ne voulais pas que je pleure ; tu me consolais en me disant qu’un jour je serais l’épouse du noble Achille, qu’il me conduirait dans la Phthie sur ses navires, et qu’il célébrerait mon mariage, au milieu de son peuple. Je ne cesserai pas de pleurer ta mort, toi qui fus toujours doux envers moi.

Ainsi parle Briséis en versant des larmes ; près d’elle les autres prisonnières  gémissent, en apparence, sur Patrocle, mais en réalité sur leurs propres malheurs.” 

Briséis rendue à Achille découvre dans sa tente le corps de Patrocle, par Léon Cogniet, 1815. Musée des Beaux-Arts d’Orléans. Photo VladoubidoOo/Creative Commons.

La dernière mention que le récit fait de cette femme se situe au moment où Achille accepte de rendre le corps d’Hector au vieux roi troyen, Priam. Quand celui-ci s’enfuit en cachette sous la protection du dieu Hermès, le texte précise que pendant ce temps, Achille dort près de Briséis. Ensuite, on ne parle plus d’elle. À-t-elle suivi le héros dans la mort, ou a-t-elle été offerte à un autre Grec, on ne le sait pas.

Hécamède, prisonnière de Nestor

Machaon a été blessé et son ami Nestor le ramène à sa tente, où sa prisonnière  Hécamède s’empresse de les servir.

“Nestor l’avait amenée de Ténédos, lorsque Achille ravagea ces contrées : elle était fille du magnanime Arsinoos, et les Grecs l’offrirent à Nestor, en remerciement pour ses sages conseils.

D’abord elle place devant eux une table magnifique, polie avec soin, et aux pieds d’acier bleui ; puis elle sert, dans un plat de bronze, l’oignon qui excite la soif, le miel nouveau, et les pains sacrés. Ensuite, paraît cette coupe superbe que le vieux Nestor apporta de Pylos ; (description de la coupe)

 Hécamède, belle comme une déesse, met dans cette coupe du vin de Pramnée ; elle y mélange du fromage de chèvre, qu’elle a écrasé finement avec une râpe de bronze, et répand au-dessus de la farine : ce breuvage préparé, elle les invite à boire. Les deux héros apaisent leur soif dévorante, et, parlant tour à tour, ils goûtent le charme des doux entretiens.”

Hécamède servant Nestor. Médaillon d’une coupe, v. 490 avant notre ère. Musée du Louvre. Certains spécialistes voient dans ces deux personnages Briséis servant Phénix, le précepteur d’Achille. 

Des guerriers qui se disent amoureux

Au chant 1 de L’Iliade, quand les chefs grecs demandent à Agamemnon de rendre à son père la jeune Chryséis, il proclame combien il tient à elle :

“je désire la conduire dans mon palais ; je la préfère même à Clytemnestre, qui, vierge encore, devint mon épouse ; Chryséis ne lui est pas inférieure par sa taille, son intelligence ou sa beauté, ni même dans les ouvrages des femmes. Pourtant, j’accepte de la renvoyer, si c’est la meilleure solution : je veux le salut du peuple, et non pas sa ruine. Mais organisez-vous pour me donner une autre part du butin, pour que je ne sois pas le seul Grec qui reste sans récompense.” 

De son côté, quand les ambassadeurs d’Agamemnon promettent à Achille de lui rendre Briséis, il n’hésite pas à dire son amour pour elle et sa peine de l’avoir perdue :

“ j’ai été dépouillé, car il m’a pris ma compagne chérie. Eh bien ! que dormant avec elle il s’enivre de délices ! Mais pourquoi faut-il que les Grecs portent la guerre aux Troyens ? Pourquoi donc Agamemnon a-t-il conduit une armée sur ces rivages ? N’est-ce pas pour Hélène à la blonde chevelure ? Est-ce que, de tous les mortels, seuls les Atrides chérissent leurs femmes ? L’homme sage et prudent aime la sienne et la protège ; et moi aussi, je l’aimais du fond de mon cœur, quoiqu’elle fût ma prisonnière. Maintenant, puisqu’il m’a volé la récompense conquise par mon bras, puisqu’il m’a trompé, qu’il n’essaie plus de me faire céder.”

Je rappelle que les Atrides sont les fils d’Atrée, c’est-à-dire Agamemnon et Ménélas qui a demandé la guerre pour récupérer sa chère Hélène.

Patrocle remet Briséis aux envoyés d’Agamemnon, par Bertel Thorvaldsen, 1801, Musée Thorvaldsen, Danemark. Achille tourne le dos pour ne pas voir partir sa bien-aimée et serre les poings de colère.

L’Amazone Penthésilée

Se démarquant de toutes ces femmes données ou prises comme de beaux objets, il y a Penthésilée, reine des Amazones. De sa propre initiative, elle vient aider les Troyens avec une douzaine d’Amazones et se vante même de pouvoir tuer Achille. 

Comme je l’ai raconté dans le thème “Le désir amoureux”, c’est elle qui sera tuée par Achille qui tombera amoureux d’elle en même temps.

Le duel entre Achille et Penthésilée ne figure pas dans l’Iliade, mais Quintus de Smyrne, un auteur du IIIe siècle de notre ère, a écrit un récit intitulé “La fin de l’Iliade” (vous pouvez le trouver sur le site mediterranees.net.) Plus de mille ans après Homère, Quintus comble les vides du récit de la guerre de Troie. 

Achille poursuivant l’Amazone Penthésilée. Céramique antique du Ve siècle avant notre ère. Musée archéologique national, Madrid.

Les combats victorieux puis la mort de Penthésilée sont copiés sur les scènes d’Homère, mais un passage est original : excitée par l’exemple de l’Amazone, une jeune Troyenne pousse ses amies à se battre :

Aux armes citoyennes !

“ – Nous ne sommes pas inférieures aux jeunes guerriers. Leur force est aussi en nous ; nous avons des yeux, des jambes, et tous nos membres sont semblables ; nous voyons la même lumière, nous respirons le même air, nous avons la même nourriture. Quelle est donc la supériorité  des hommes ? 

Et pourquoi fuir le combat ? Vous voyez bien qu’une jeune fille est victorieuse des guerriers ! Pourtant, elle ne défend ni sa famille ni sa patrie ; c’est pour un roi étranger qu’elle combat avec ardeur, méprise l’ennemi et montre un coeur courageux et ardent. Nous, combien de malheurs nous menacent ! les unes ont perdu leurs enfants et leurs maris devant les remparts ; les autres pleurent leurs pères assassinés ; les autres ont perdu leurs frères et leurs cousins. Aucune n’a échappé à ces affreux malheurs ; et nous pouvons même entrevoir le jour de l’esclavage. N’hésitons plus à prendre les armes, femmes malheureuses ! il vaut mieux périr en combattant que de se soumettre bientôt à des étrangers, avec nos enfants, au milieu de l’incendie de notre ville et du massacre de nos maris. 

Elle parla ainsi ; l’ardeur des combats meurtriers s’empare d’elles ; et bientôt elles s’élancent pour franchir les remparts et pour voler en armes à la défense de leur patrie et de leurs parents, l’âme pleine d’ardeur.”

Mais, sur les conseils d’une Troyenne plus âgée qui leur demande d’avoir foi en leurs hommes et en leurs dieux, les femmes renoncent aux combats. 

Le combat des Amazones contre les Grecs, panneau de sarcophage, IIIe siècle de notre ère. Musée du Vatican. Au centre de la mêlée des corps masculins et féminins, Achille soutient Penthésilée mourante. Photo Marie-Lan Nguyen.

Les femmes après la guerre

Dans le chant 9, le précepteur d’Achille évoque au héros “tous les maux affreux qui menacent les citoyens lorsqu’une ville est prise : les guerriers immolés, les murs que le feu réduit en cendre, et les soldats entraînant les enfants et les femmes.”

Bien que parfaitement conscients de commettre des atrocités, les héros des récits mythiques exercent sans retenue ce qui était considéré comme le “droit du vainqueur” : pour une victoire totale, l’extermination des hommes et le viol des femmes étaient indispensables. 

L’Iliade s’arrête à la mort d’Achille. Mais nous connaissons par d’autres textes la fin de la ville de Priam : la fameuse ruse du Cheval de Troie, la destruction complète de la ville et le sort des femmes les plus célèbres.

Cassandre violée puis captive

Cassandre était la fille du roi Priam, la soeur d’Hector. Quand la ville est tombée, elle s’est réfugiée dans le temple d’Athéna et a pris dans ses bras la statue de la déesse, en implorant sa protection. Cela n’a pas empêché Ajax le petit (à ne pas confondre avec Ajax le grand, déjà mort au moment de la chute de Troie) de la violer dans le temple même ! La tradition rapporte que, prise de dégoût, la statue a détourné les yeux pour ne pas voir ce scandale. La déesse a laissé commettre le crime, l’empêcher aurait été trop simple pour elle, la toute puissante !

 Elle se réservait une vengeance qui prouverait bien davantage sa puissance, et que je raconterai d’après la version de Virgile, à propos de L’Enéide, dans l’article sur les mythes guerriers de Rome.

Ajax le Petit arrachant de force Cassandre de la statue d’Athéna auprès de laquelle elle s’était réfugiée. Intérieur d’une coupe attique à figures rouges, v. 440-430 av. J.-C. Musée du Louvre. Ce viol est une scène souvent représentée dans la céramique antique.

Lors du partage du butin, Cassandre sera offerte à Agamemnon. Elle aura le temps de lui donner deux enfants, qui seront égorgés comme elle lors de l’assassinat du roi par son épouse quand il reviendra dans son royaume. (Voir le thème Violences en famille)

Andromaque veuve et captive

Andromaque est la princesse troyenne qui a le plus inspiré les auteurs et les artistes, dans l’Antiquité et jusqu’à l’époque moderne. 

Elle était l’épouse du héros Hector, fils de Priam. Elle a eu la douleur de voir mourir son mari tué par Achille, puis son fils Astyanax, précipité du haut des murs de Troie, sur l’ordre d’Ulysse selon certains auteurs, ou par Néoptolème (appelé aussi Pyrrhus) le fils d’Achille, selon d’autres auteurs. Cette version est la plus horrible, puisque cet homme l’a obtenue pour sa part de butin. Pour certains auteurs, elle est donc devenue la concubine de celui qui avait tué son beau-père (en l’égorgeant près d’un autel) et son fils (en le jetant du haut des remparts)…

Andromaque par Georges-Antoine Rochegrosse, 1883. Musée des Beaux-Arts de Rouen. Photo Frédéric Bisson/flickr. L’artiste ne fait pas dans le subtil : il représente le petit Astyanax emporté à la mort, tandis que sa mère se débat pour échapper à un groupe de soldat, devant des cadavres suspendus à la muraille ou entassé en bas…

Andromaque captive, par Frédéric Leighton, vers 1888, Manchester City Art Gallery. Tandis que les autres captives s’affairent à leurs travaux (porter de l’eau, garder les enfants) Andromaque reste pensive, drapée dans ses habits de deuils.

Hécube la reine transformée en chienne

Cette Troyenne remporte la palme d’or au concours des destins de malheur. 

Pendant les combats, Hécube a vu mourir son fils Hector et ses autres fils. À la chute de la ville, son mari Priam a été égorgé sous ses yeux près de l’autel où il s’était réfugié, sa fille Cassandre a été violée puis offerte en récompense au chef ennemi. Il lui restait sa fille Polyxène mais celle-ci est égorgée devant elle pour être offerte à l’ombre d’Achille mort avant la chute de Troie. 

En allant chercher de l’eau pour laver le corps de sa fille mise à mort, Hécube découvre, apporté par la mer, le cadavre de son plus jeune fils : elle croyait avoir mis le garçon en sécurité chez un roi voisin mais celui-ci l’a assassiné pour voler ses richesses et est devenu l’allié des Grecs. Assommée par ce deuil supplémentaire, elle concentre sa colère pour trouver la force de demander un entretien à l’assassin de son fils. Je laisse Ovide vous raconter la fin (Livre XIII des Métamorphoses) :

“Par la force de sa colère, elle enfonce ses doigts dans les yeux du traître et en arrache les globes ; elle y plonge la main tout entière ; et, souillée d’un sang odieux, elle fouille et refouille le creux des orbites. Les Thraces, indignés de l’affreux traitement fait à leur chef, tombent sur Hécube à coups de flèches et de pierres. O surprise ! elle se retourne, elle poursuit la pierre qu’on lui lance, et la mord en grondant ; elle ouvre la bouche mais au lieu de parler, elle aboie. 

On montre encore le lieu dont le nom rappelle ce prodige ; et, possédée par le souvenir de ses malheurs, on l’entendit longtemps pousser des aboiements plaintifs dans les champs. Troyens et Grecs plaignirent son triste sort ; tous les dieux en furent émus, et Héra elle-même reconnut qu’Hécube n’avait pas mérité un tel destin.”

Hécube aveuglant Polymestor, par Giuseppe Crespi, première moitié du XVIIIe siècle. Musées royaux des Beaux-Arts, Bruxelles.

Après L’Iliade, d’autres récits guerriers

La guerre de Troie n’est pas la seule entreprise guerrière que nous ont racontée les Grecs, loin de là ! Car les cités grecques ne cessaient de guerroyer les unes contre les autres. Elles s’unirent tout de même pour faire face à une menace venue du continent asiatique : après avoir conquis tout le Moyen Orient, l’empire perse voulait s’emparer de la Grèce. Voulant farouchement conserver leur indépendance, les Grecs livrèrent des batailles héroïques dont certains épisodes sont devenus légendaires : 

La bataille de Marathon 

En 490 avant notre ère, les soldats athéniens parviennent à repousser l’envahisseur perse qui commençait à débarquer en Grèce.  Grâce à leur intelligence tactique et à leur volonté de vaincre, ils forcent l’ennemi à rembarquer. Un soldat parcourt en quelques heures les 42 km séparant la plage de Marathon pour annoncer la victoire à Athènes et meurt d’épuisement à son arrivée. Précisons que, en bon soldat, il avait gardé sur lui ses armes et qu’il avait auparavant mené plusieurs jours de combat. Les sportifs qui aujourd’hui commémorent cet exploit ne sont pas dans de telles conditions…heureusement !

Le soldat de Marathon, par Luc-Olivier Merson. Ce tableau a obtenu le Grand prix de Rome en 1869. Collection particulière.

La bataille des Thermopyles 

A l’été 480 avant notre ère, quelques centaines de soldats spartiates commandés par le roi Léonidas résistent jusqu’à la mort face à des milliers de Perses, pour laisser aux Grecs le temps d’organiser la résistance. 

Léonidas aux Thermopyles, par Jacques-Louis David, 1814. Musée du Louvre. Avant la bataille, les Spartiates se préparent, sachant qu’ils ne survivront pas : certains s’équipent, d’autres offrent des couronnes aux dieux, d’autres s’embrassent pour un dernier adieu. Au centre, le chef Léonidas semble méditer…

Pourquoi les anciens Grecs racontaient-ils la guerre ?

Valoriser la classe des guerriers

La société de l’Age du Bronze est dominée par la classe des guerriers : c’est le métal de leurs armes et armures qui donne son nom à ces siècles. Il est logique qu’ils soient valorisés par le poète : ils sont les commanditaires et les auditeurs de ces chants ! 

Au chant 3, les Troyens regardent du haut des remparts de la ville les guerriers qui se rassemblent pour le combat. Le vieux roi Priam invite très courtoisement Hélène à lui dire qui sont les héros grecs :

 “ – dis-nous le nom de ce héros remarquable, de ce Grec si fort et si majestueux ; d’autres peut-être le surpassent par la hauteur de leur taille ; mais tant de beauté unie à tant de noblesse n’a jamais frappé mes regards. Sans doute ce héros est un roi. » (…)

–  Ce prince est le fils d’Atrée, le puissant Agamemnon : il est à la fois un roi sage et un guerrier vaillant.” 

La revue des héros se continue, et tous les guerriers ont droit à des descriptions élogieuses.

Valoriser la guerre

Aussi curieux que cela nous paraisse aujourd’hui, les Anciens trouvaient tout à fait normal et même glorieux d’aller détruire un peuple voisin pour s’emparer de ses richesses. C’est ainsi que, au chant 9, face aux ambassadeurs d’Agamemnon, Achille rappelle ses mérites : 

“J’ai pris douze villes avec ma flotte, et j’en ai ravagé onze à pied dans les champs troyens ; de toutes, j’ai enlevé d’abondantes et riches dépouilles que j’ai portées à Agamemnon.” 

À la même époque, cette conception était aussi celle des peuples celtes, comme le montre l’article “Ablis le sanctuaire gaulois aux épées brisées” par Bernadette Arnaud (dans Sciences et avenir de septembre 2019). L’archéologue présente un petit temple rural de la Beauce, où une centaine d’épées brisées a été retrouvée :

“Le nombre important d’épées retrouvées s’explique par l’omniprésence des armes dans la société celte. L’économie des peuples gaulois reposait en effet en grande partie sur la guerre, exaltée par le culte de l’héroïsme et du sacrifice, et exercée durant les trois quarts de l’année, avec une pause hivernale.” 

Les armes d’Achille, céramique grecque datée d’environ moins 530 avant notre ère. Musée de Boulogne-sur-mer. À droite, le casque, le bouclier et les javelots. À gauche, Ajax tient l’épée avec laquelle il va se suicider.

Plus tard, les légendes héroïques valorisent la guerre comme défense de la liberté et de la démocratie. 

Valoriser la personnalité de l’individu et ses choix 

Mais comment expliquer le succès de L’Iliade à travers les siècles, bien après que la classe des guerriers ait été supplantée par les marchands et les propriétaires terriens ? Le maniement des armes n’a jamais cessé de faire partie de l’éducation des Grecs et les mythes guerriers encourageaient les jeunes gens à la vaillance et au patriotisme. 

Il me semble aussi que ce n’est pas seulement le courage  guerrier qui est valorisé. Plus largement, c’est l’affirmation de soi par l’action individuelle.

Au chant 7, quand Hector propose aux Grecs un duel pour régler le conflit, il leur fait de solennelles promesses :

“Si j’immole mon ennemi, si Apollon me donne cette gloire, j’enlèverai ses armes, je les porterai dans la ville sacrée de Troie, et les suspendrai dans le temple d’Apollon qui lance au loin ses flèches ; mais je renverrai le corps de ce guerrier vers les navires, afin que les Grecs à la longue chevelure l’enterrent et lui construisent un tombeau sur le rivage.  

Et, dans les siècles à venir, un jour, quelqu’un traversant sur son navire les sombres eaux de la mer, dira : Voilà le tombeau d’un guerrier mort anciennement ; il était vaillant, mais il tomba sous les coups du magnanime Hector. C’est là ce qu’on dira, et ma gloire ne périra jamais. »

De son côté, face aux ambassadeurs d’Agamemnon, Achille rappelle la prophétie de sa divine mère, Thétis, sur le choix qu’il fera de son destin : “Si je persiste à combattre dans les plaines de Troie, il n’est plus pour moi de retour, mais j’acquiers une gloire immortelle ; au contraire, si je retourne dans mes foyers, au sein de ma douce patrie, ma renommée périra, mais une longue vie m’est promise.”  

On sait que, finalement, méprisant la mort programmée, il choisira d’acquérir une gloire immortelle en combattant. Il me semble que le goût moderne pour l’affirmation de l’individu par rapport à sa communauté plonge de lointaines racines dans les choix des héros grecs au service de leur propre gloire.

Statue d’Achille dans le jardin de la villa de l’impératrice autrichienne Sissi, fin XIXe siècle. Elisabeth d’Autriche était tellement passionnée par le héros grec qu’elle a fait construire dans l’île grecque de Corfou une villa portant le nom d’Achilléion (temple d’Achille) et qui contenait de nombreuses représentations du guerrier.

Partagez
Partager sur print
Partager sur email
Partager sur facebook
Partager sur twitter
Partager sur linkedin
Partager sur pinterest
Fermer le menu