Les femmes vierges

la virginité mythique

La virginité était (est) une affaire importante dans les sociétés dominées par la pensée mythique, pour de nombreuses raisons qu’il serait trop compliqué de détailler ici. Pour simplifier, disons que :

– l’idée de la virginité se rattache aux concepts de pur et d’impur (dont je parlerai en lien avec le sixième épisode du roman).

– la virginité de la femme apporte à l’époux la garantie qu’il est le premier à accéder au corps de cette femme, donc qu’elle est « pure » et ne porte pas l’enfant d’un autre.

– la virginité est aussi la preuve de la virilité du mari, puisqu’il a réussi à « percer » l’obstacle que représente de l’hymen (membrane qui ferme partiellement l’entrée du vagin avant la défloraison, c’est-à-dire avant le premier passage du sexe d’un homme).

Selon une spécialiste de ces questions, Yvonne Knibiehler « Les hommes pour se sentir engagés ont besoin d’un marqueur fort, et dans ce cas, c’est celui du sang que la jeune fille est censée verser lors de la défloraison pendant la nuit de noces. »

Mythes

monde hébraïque

Selon la Bible hébraïque, les parents de l’épouse devaient conserver précieusement le linge taché de sang pendant la nuit de noces. Si plus tard l’homme se détournait de sa femme et voulait s’en débarrasser en l’accusant de n’avoir pas été vierge au moment du mariage « ils déploieront devant les anciens le linge de la fille. Alors les anciens se saisiront de l’homme pour le châtier (…) Elle restera sa femme sans qu’il puisse jamais la répudier. Mais si le fait était vrai et que l’on n’ait pas constaté les marques de la virginité chez la jeune fille, on la conduira au seuil de la maison paternelle et les gens de la ville la lapideront jusqu’à ce que mort s’en suive. » (Deutéronome chapitre 22, verset 13 et suivants)

mondes grec et romain

La virginité, obstacle au désir masculin

Dans les récits mythiques, les dieux ont du désir pour les filles des hommes. Ils prennent une forme humaine pour s’approcher d’elles mais elles se méfient de toute tentative de séduction, parce qu’elles savent qu’elles doivent impérativement rester vierges jusqu’à leur mariage. Pour assouvir leur désir, les dieux ont deux solutions, la violence ou la ruse, ou le plus souvent, d’abord la ruse pour s’approcher puis la violence pour assouvir le désir.

Les ruses et violences des dieux pour s’unir à des vierges humaines ont aussi pour rôle de démontrer la vertu de la mère du héros qui naîtra (puisque Homère nous dit que « la couche d’un dieu est toujours féconde »). Les nombreux rapports sexuels que Zeus a eus avec des vierges humaines lui ont permis d’engendrer des héros, ancêtres des rois des cités. « Il n’est guère de grandes familles grecques qui ne se glorifient d’une ascendance aussi élevée » (citation du livre de Fernand Comte, Larousse des mythologies du monde) et si la mère n’était pas consentante, tant pis ou plutôt tant mieux, cela prouve qu’elle était vertueuse !

La virginité vaincue

Le dieu suprême grec Zeus a expérimenté toutes les méthodes d’approche :

– L’approche furtive 

Danaé : Zeus se transforme en pluie d’or pour féconder la princesse Danaé que son père tient enfermée dans une tour de bronze gardée par des chiens féroces, car un oracle a prédit que son petit-fils le tuerait. Quand le bébé engendré par Zeus vient au monde, le roi n’ose pas tuer lui-même l’enfant et sa mère. Il les fait enfermer tous deux dans un coffre lancé à la mer. Porté par les vagues, le coffre parvient sur une côte où des pêcheurs recueillent la mère et l’enfant, qui se nomme Persée ; dans le thème « Anneaux et autres objets magiques », j’ai évoqué comment ce héros a tué Méduse et sauvé Andromède du monstre qui allait la dévorer.

Danaé recevant la pluie d’or, par Titien, vers 1545, Musée national de Capodimonte.

– L’approche sous forme animale

– Léda : Pour s’approcher de  Léda qui se baigne, Zeus se transforme en cygne.

Europe : Pour approcher cette jeune fille, Zeus se métamorphose en taureau. Elle caresse le bel animal et comme elle a l’audace de monter sur son dos, il emporte la belle.

Héra : comme sa soeur la déesse Héra ne se laissait pas séduire quand il l’approchait sous sa véritable apparence, il rusa en  s’approchant sous la forme d’un petit oiseau mouillé tremblant de froid. Elle le posa sur son sein pour le réchauffer et il reprit alors sa véritable apparence. Mais avec la fière Héra l’aventure se termina par le mariage !

– L’approche sous forme humaine

– Callisto

Callisto était une nymphe suivante de la déesse Artémis, déesse de la chasse et de la chasteté. Un jour qu’elle s’est égarée durant la chasse, le poète romain Ovide nous raconte que :

« Zeus, la voyant fatiguée, seule et sans garde (…) prend l’apparence  et les habits d’Artémis : (…) Il l’embrasse, et ses baisers trop ardents ne sont pas ceux d’une chaste déesse. Elle allait raconter dans quelle forêt la chasse avait conduit ses pas quand de nouveaux baisers arrêtent sa réponse, et le dieu se révèle par un crime. Callisto résiste, autant que le peut une femme : ô Héra ! si tu avais vu ses efforts, tu serais moins impitoyable ! Elle résiste, mais de quel homme pourrait triompher une enfant et de Zeus, quel dieu ? Après sa victoire, il regagne le ciel ; Callisto se prend de haine pour la forêt témoin de sa honte et s’enfuit. »

(Neuf mois plus tard, au cours d’une baignade avec toutes les filles qui accompagnent Artémis, la grossesse de Callisto est découverte. Pour qu’elle ne « souille » pas la source, Artémis chasse Callisto. C’est le moment que choisit Héra pour se venger)

« Depuis longtemps, l’épouse du puissant maître du tonnerre savait tout ; mais elle avait différé le lourd châtiment jusqu’au  moment propice ; plus de raison de tarder davantage : le petit Arcas vient de naître et c’est ce qui excite la colère d’Héra. Vers cet enfant se tournent à la fois ses regards et son âme irritée : « Il ne te manquait donc plus que d’être féconde, infâme adultère, s’écrie-t-elle, il ne te manquait plus que de mettre au monde un fils, preuve éclatante de l’outrage qui m’est fait et du crime de mon époux (…) »

(Pour que Zeus ne soit plus séduit par la beauté de la nymphe, elle la transforme en ourse. La malheureuse garde son âme humaine et va beaucoup souffrir de vivre en animal sauvage. Quinze ans plus tard, au cours d’une chasse, Arcas se trouve face à l’ourse)

« Déjà, il s’apprêtait à la percer d’un trait meurtrier, mais le dieu tout puissant ne permit pas ce crime. Il les enlève l’un et l’autre ; emportés par un vent rapide à travers les espaces, ils sont placés dans le ciel, et changés en deux constellations voisines.

(Furieuse de voir sa rivale briller parmi les astres, Héra ironise sur cette métamorphose qui porte atteinte à sa puissance) « Voilà donc mon triomphe ! Oh ! combien grande est ma puissance ! je lui ai interdit de garder figure humaine et voilà qu’elle devient déesse. Voilà comment je châtie le crime ! voilà de quoi mon pouvoir suprême est capable ! » (Ovide, Les Métamorphoses, chant I)

Ce texte est intéressant parce que cet auteur qui vivait au début de notre ère prend du recul par rapport aux dieux ; tout en conservant la trame mythique traditionnelle, il l’accompagne d’un regard critique : il ose écrire que le comportement de Zeus est un « crime », il prend pitié de la nymphe, « une enfant » qui ne peut se défendre contre le maître des dieux.

Comme la pensée mythique sépare nettement la virginité et la sexualité, Artémis, déesse de la chasteté,  expulse Callisto de son entourage lorsqu’il est évident que la jeune fille n’est plus dans le pôle “virginité”. La question du pourquoi de sa grossesse est sans importance  car, dans cette façon de penser, seul compte le respect des frontières de la dualité.

Héra est la déesse du mariage et elle est dans son rôle quand elle punit les adultères. Mais comme Zeus le tout puissant est intouchable, elle fait peser tout le poids de la punition sur Callisto en la précipitant dans l’animalité.

Zeus ne rend pas à Callisto sa forme humaine après la malédiction d’Héra, car un dieu n’a pas le droit de défaire ce qu’un autre dieu a fait. Et puis, dans la perspective du mythe, plus un personnage s’enfonce dans le pôle négatif des dualités souffrance/joie et honte/gloire, plus frappant est son passage dans le pôle positif : il prouve la puissance du dieu qui inverse la polarité. La glorification éternelle sous forme de constellation compense tous les malheurs subis par Callisto dans sa vie humaine ou animale.

La nymphe Callisto séduite par Zeus sous les traits d’Artémis, par Boucher,vers 1750, Musée des Beaux-Arts d’Angers, photo Jean-Pierre Dalbéra sous Flickr.

Le Soleil et Leucothoé

Le dieu Soleil se transforma également en femme pour s’approcher de la belle Leucothoé (dont Aphrodite l’avait rendu amoureux, pour le punir d’avoir dénoncé son comportement adultère, voir le thème de la moquerie, en lien avec l’épisode 24 du roman).

Ecoutons encore Ovide, chant IV des Métamorphoses :

« Une nuit, le dieu pénètre dans la demeure de celle qu’il aime, sous les traits d’Eurynome, sa mère : au milieu de douze servantes, il voit Leucothoé qui, à la clarté d’une lampe, filait la laine aux couleurs éclatantes. Après lui avoir donné de tendres baisers, comme une mère à sa fille chérie, il dit : « Il s’agit d’un secret ; servantes, éloignez-vous et n’empêchez pas une mère de parler seule à son enfant ».

(Les servantes obéissent et la chambre reste sans témoin) : « Je suis, dit le dieu, celui qui mesure la longueur de l’année, celui qui voit tout et par qui la terre voit tout, je suis l’œil du monde ; crois-le, je t’aime ». Leucothoé tremble ; la peur qui fait tomber la quenouille et les fuseaux de sa main défaillante rehausse encore sa beauté. Alors, le soleil  reprend sa véritable forme et sa splendeur accoutumée. Effrayée de ce changement soudain, mais vaincue par l’éclat du dieu, la jeune fille cède à sa violence sans se plaindre. 

Le dieu soleil, statue par Donald De Lue, 1937, Dallas museum of art, Texas.

(Mais le dieu avait déjà une amoureuse. Par jalousie, celle-ci dénonce Leucothoé à son père, qui lui fait subir un supplice semblable à la lapidation que pratiquaient les Hébreux : l’ensevelissement vivante) :

« Blessé dans son honneur et sans pitié, il repousse les prières de sa fille. Elle a beau crier, les bras tendus vers le soleil, que le dieu a triomphé par la force, le barbare l’ensevelit vivante dans la terre, et amoncelle sur elle un lourd tas de sable.

Les rayons du soleil dispersent le sable : ô nymphe, ils t’ouvrent une issue par laquelle ton front enseveli pourra se faire un passage, mais déjà la mort a glacé ta tête. Sous le poids qui t’oppresse, tu ne peux la soulever, et tu n’es plus qu’un corps sans mouvement et sans vie. (…) Il essaie encore, par la force de ses rayons, de rappeler la chaleur et la vie dans les membres glacés de son amante, mais le destin s’oppose à ses efforts.

Il répand alors un nectar odorant sur la dépouille et sur le sable qui la couvre ; après de longues plaintes, il s’écrie : « Du moins, tu monteras jusqu’au ciel ! » Aussitôt le corps de la nymphe, imprégné de l’essence divine, se dissout et la terre est baignée de parfums ; un plant d’encens étend peu à peu des racines, s’élève et brise la barrière que le tombeau lui oppose. »

(Dans la pensée mythique, être transformée en une plante qui produit l’encens, plante offerte aux dieux dans les religions antiques, est une sublimation moins glorieuse que de devenir une constellation, mais c’est tout de même quitter les pôles souffrance et honte pour accéder à une forme de gloire immortelle.)

La virginité éternelle

Deux déesses grecques ont obtenu de leur père Zeus de ne jamais être soumises à un mari : Athéna, déesse guerrière et Artémis, déesse chasseresse. Leur virginité est la garantie de leur liberté. Certaines mortelles ou nymphes voudraient les imiter, mais elles n’ont pas le pouvoir de s’opposer au désir des dieux.

Daphné : l’impossible sauvegarde de la virginité

Ce fut le cas de Daphné, fille du fleuve Pénée, comme nous le raconte Ovide : « Souvent son père lui disait : « Ma fille, tu me dois un gendre, tu me dois des petits-enfants ». Mais Daphné, repoussant comme un crime la pensée d’allumer les torches du mariage, rougissait, et se suspendant au cou de son père avec des bras caressants, elle lui disait : « Père chéri, accorde-moi la joie d’une éternelle virginité, Zeus accorda bien cette grâce à Artémis ». Pénée cède aux désirs de sa fille. Inutile victoire ! Ton charme, ô Daphné, interdit ce que tu souhaites, et ta beauté s’oppose à tes vœux. Apollon est amoureux ; il a vu Daphné et veut s’unir à elle. 

(Le dieu parle à la jeune fille pour la convaincre de céder à son désir, mais elle s’enfuit. Il la poursuit longtemps et finit par la rattraper.) 

A bout de forces, elle pâlit et, succombant à la fatigue d’une fuite si rapide, elle tourne ses regards vers les eaux du Pénée. « S’il est vrai, s’écrie-t-elle, que les fleuves ont un pouvoir divin, ô mon père, viens à mon secours. Et toi, que j’ai rendue témoin du funeste pouvoir de mes charmes, terre, ouvre-moi ton sein, ou détruis, en me changeant, cette beauté qui cause mon malheur ».

Apollon et Daphné, Kunsthistorische museum, sculpture de Jacob Auer, vers 1680, ivoire.

Le fleuve et la terre accordent à Daphné ce qu’elle demande. Pour lui permettre d’échapper au désir du dieu, ils la transforment en un arbre : le laurier, qu’Apollon adopte pour emblème, en souvenir d’elle.

Et depuis lors, la jeune fille vit éternellement sous la forme de cet arbre sacré. En souvenir de celle qu’il aimait, Apollon décida que la couronne de laurier récompenserait désormais les hommes les plus remarquables : aussi bien les musiciens que les athlètes vainqueurs de concours.

Mythologie mésopotamienne

La virginité reconstituée

Ishtar, déesse mésopotamienne de l’amour était pourtant vierge, comme l’explique le spécialiste Fernand Comte dans Les héros mythiques et l’homme de toujours :

« On la dit toujours vierge, non parce qu’elle s’abstient de relations sexuelles, mais parce qu’elle retrouve périodiquement sa virginité en se baignant dans un lac. Sans doute cette faculté lui permet-elle toutes les débauches. Elle est facile, lascive, portée aux aventures, versatile. Sa vocation n’est ni la fidélité, ni le mariage, ni la maternité mais le plaisir de l’amour, l’amour libre. »

 

La déesse Ishtar, plaque de terre cuite, XIXe siècle avant notre ère, British Muséum, Londres.

 

Fernand Comte est un spécialiste incontestable, mais je trouve qu’il a des mots bien sévères pour décrire le comportement d’Ishtar. Je me permets de  penser qu’il y a quatre mille ans, les dévots de la déesse n’avaient pas ce jugement moral : ils devaient vénérer autant sa puissance sexuelle que sa capacité d’auto-régénération et lui demander de répandre sur eux-mêmes de tels bienfaits !

mythologie hindoue

La virginité féconde

Dans plusieurs mythologies, des mythes résolvent la contradiction entre la nécessité pour les dieux d’engendrer des héros sauveurs des hommes et la nécessité d’affirmer la vertu de la mère du  héros, en rendant féconde une vierge. Voyons quelques cas dans la mythologie hindoue.

Kunti et le dieu soleil

La jeune Kunti est au service d’un brahmane. Elle travaille si bien pour lui qu’il lui donne en récompense un mantra (mot ou phrase possédant un pouvoir magique) qui lui permettra de se faire féconder par le dieu de son choix. Par curiosité, elle essaye la formule en invoquant le dieu du soleil et se retrouve enceinte.

A la naissance du bébé, elle n’ose pas le garder car elle n’a que 15 ans et n’est pas mariée. Elle abandonne l’enfant dans un petit berceau déposé dans le fleuve (comme Moïse en Egypte). Il sera recueilli et élevé par un couple modeste, mais ses origines divines sont éclatantes car il a dès sa naissance des boucles d’oreilles en or et une armure en or intégrées à son corps.

Après l’accouchement, Kunti a retrouvé sa virginité, ce qui lui permettra de se marier avec le roi Pandu.

Kunti offrant des douceurs au roi Pandu, aquarelle indienne sur papier, vers 1690. Musée d’art du Comté de Los Angeles.

Mais Pandu est victime d’une malédiction : un jour de chasse, il a involontairement blessé à mort un ermite. Avant de mourir, l’ermite lui a déclaré : « Tu mourras dès que tu feras l’amour. »

Malédiction de l’ermite pour se venger ? Simple annonce d’un futur engendré par le meurtre commis ? (Car dans la pensée hindoue, nos actes engendrent automatiquement une récompense ou une punition, dans cette vie ou dans une prochaine.) En tous cas, Pandu sait que ces paroles vont s’accomplir.

Il n’ose donc pas s’approcher de Kunti ni de Madri, sa seconde épouse, ce qui est grave car le royaume a besoin d’un héritier. Sans lui dire qu’elle l’a déjà expérimenté, Kunti lui parle de son don. Les deux époux décident de convoquer des dieux qui féconderont la reine, et ça marche ! Kunti va successivement mettre au monde trois fils et sa virginité se reconstituera à chaque fois, car en s’unissant avec un dieu incarné et uniquement pour assurer une descendance à son mari, elle n’a pas commis de péché.

Comme Madri, la deuxième épouse du roi, se plaint de ne pas être mère elle aussi, Kunti lui prête la formule magique, ce qui lui permet de donner des jumeaux au roi Pandu.

Kunti invoquant Indra pour donner un fils à son mari. De cette invocation naîtra Arjuna, troisième des cinq fils du roi Pandu et héros modèle.

Gravure indienne du XIXe siècle.

Bien des péripéties vont provoquer l’exil des cinq fils de Pandu. Ils trouveront refuge dans une petite maison isolée dans la forêt. Arjuna participe alors à un concours de tir à l’arc organisé par le roi Drupada pour trouver l’époux de sa fille, la princesse Draupadi. Et il gagne le prix, c’est à dire la princesse.

En rentrant dans la petite maison avec la jeune fille, il annonce à sa mère qu’il ramène le prix du concours, et sans se retourner elle lui demande de le partager avec ses frères.

Je laisse Serge Demetrian raconter la suite :

“Se retournant, elle vit les frères entrer avec une jeune fille.

– Qu’ai-je dit ? s’exclama-t-elle. Dans le but de réparer sa faute, elle prit Draupadî par la main et la présenta à Yudhisthira (son fils aîné). Celui-ci venait d’entrer en compagnie de Nakula et Sahadeva (les deux plus jeunes frères) : C’est à toi de décider à qui cette jeune fille appartiendra.

– À Arjuna, bien sûr, déclara Yudhisthira. Il l’a conquise, elle doit être sa femme.

Non, protesta celui-ci, c’est toi le premier-né. Elle se mariera d’abord à toi, puis à Bhîmasena, ensuite à moi et enfin aux deux jumeaux.

Aux paroles généreuses d’Arjuna, les autres frères dévisagèrent Draupadî. La jeune fille les regardait aussi. Les Pandava s’assirent. Chacun portait déjà Draupadî dans son coeur, les flèches de fleurs de Kâma ayant vaincu ces héros invincibles. (…)

Le mariage eut lieu entre Draupadî et les cinq frères. Draupadî serait à tour de rôle, chaque nuit, la femme de l’un d’entre eux, décidèrent les Pandava ; on raconte que leur épouse, miraculeusement, redevenait jeune fille chaque matin.”

Ce récit est un bel exemple de la façon dont la pensée mythique organise le monde, par dualités dont l’un des pôles détient tout le pouvoir sur l’autre. On voit que dans la dualité homme/femme, tout le pouvoir de décision est concentré sur le pôle masculin : c’est d’abord le père de Draupadî qui décide de la donner à celui qui gagnera le concours d’arc. Ensuite, la mère du vainqueur demande au frère aîné de décider du destin de la jeune fille, puis le vainqueur du concours décide qu’elle se mariera avec toute la fratrie, en respectant l’ordre d’aînesse. Et finalement, tous les frères décident de la posséder chaque nuit à tour de rôle.

Le silence de la jeune fille peut nous sembler étrange, mais selon la pensée mythique, Draupadi se tient dans son rôle de fille obéissant à son père, puis d’épouse soumise aux décisions de son mari et puisque Arjuna à décidé de la partager, elle accepte sa décision.

Le miracle quotidien de la régénération de sa virginité prouve que malgré ses cinq maris, elle reste dans le pôle “pur” de la dualité pur/impur : ce n’est pas par débauche qu’elle change d’homme toutes les nuits, c’est pour obéir à la parole de partage prononcée par sa belle-mère et approuvée par son vainqueur.

Dans le  thème “Les femmes fortes” vous verrez qu’elle est impitoyable quand son honneur est mis en cause.

Monde chrétien

Marie vierge et mère

Un cas de virginité féconde est fondamental : celui de Marie, mère de Jésus. Au premier chapitre de son Evangile, Luc nous dit :

« L’ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une ville de Galilée, appelée Nazareth, auprès d’une vierge fiancée à un homme de la maison de David, nommé Joseph. Le nom de la vierge était Marie.

L’ange entra chez elle, et dit: Je te salue, toi à qui une grâce a été faite ; le Seigneur est avec toi.

Troublée par cette parole, Marie se demandait ce que pouvait signifier une telle salutation.

L’ange lui dit : N’aie pas peur, Marie; car tu as trouvé grâce devant Dieu.

Et voici, tu vas être enceinte, et tu enfanteras un fils, et tu lui donneras le nom de Jésus.

Il sera grand et sera appelé Fils du Très Haut, et le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David, son père.

Il règnera sur la maison de Jacob éternellement, et son règne n’aura pas de fin.

Marie dit à l’ange : Comment cela se fera-t-il, puisque je ne connais pas d’homme ?

L’ange lui répondit : Le Saint Esprit viendra sur toi, et la puissance du Très Haut te couvrira de son ombre. C’est pourquoi le saint enfant qui naîtra de toi sera appelé Fils de Dieu.

Élisabeth, ta parente, a conçu, elle aussi, un fils malgré son âge avancé, et celle qui était appelée stérile est dans son sixième mois.

Car rien n’est impossible à Dieu.

Marie dit : Je suis la servante du Seigneur; qu’il me soit fait selon ta parole ! Et l’ange la quitta. »

L’annonciation, Fra Angelico, début XVe siècle, Cortone, Italie.

Rappelons que la loi des Hébreux ordonnait la lapidation de la jeune fille qui n’était pas vierge au moment du mariage. En acceptant l’annonce que l’ange lui fait, Marie fait donc preuve d’un grand courage et d’une grande foi en la protection de son dieu. Et son entourage, comment a-t-il réagi à cette grossesse scandaleuse ? Voici ce que nous dit l’Evangile de Matthieu,  chapitre 1:

“Voici de quelle manière arriva la naissance de Jésus Christ. Marie, sa mère, étant  fiancée à Joseph, se trouva enceinte, par la vertu du Saint Esprit, avant qu’ils eussent habité ensemble.

Joseph, son fiancé, qui était un homme de bien et qui ne voulait pas la diffamer, se proposa de rompre secrètement avec elle.

Comme il y réfléchissait, un ange du Seigneur lui apparut en songe, et dit : Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre avec toi Marie, ta fiancée, car l’enfant qu’elle a conçu vient du Saint Esprit.

Elle enfantera un fils, et tu lui donneras le nom de Jésus ; c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés.

Tout cela arriva afin que s’accomplît ce que le Seigneur avait annoncé par le prophète :

Voici, la vierge sera enceinte, elle enfantera un fils, et on lui donnera le nom d’Emmanuel, ce qui signifie Dieu avec nous.

Dès son réveil, Joseph exécuta ce que l’ange du Seigneur lui avait prescrit, et il prit sa femme avec lui.

Et sans qu’il l’eût connue, elle mit au monde un fils auquel il donna le nom de Jésus.”

(La Sainte Bible, éditions Brépols)

Pour le dernier verset de cette citation, il est intéressant de comparer cette bible catholique à la traduction Segonds, Bible protestante : « Mais il ne la connut point jusqu’à ce qu’elle eût enfanté un fils, auquel il donna le nom de Jésus. » Le terme « connaître » signifie « coucher, avoir des rapports sexuels ».

La traduction catholique dit simplement que Marie a enfanté sans avoir eu de rapports avec Joseph, la traduction protestante laisse la place à une interprétation selon laquelle Joseph, s’étant abstenu jusqu’à la naissance de Jésus, a usé de ses droits conjugaux ensuite et que Marie n’est donc pas restée vierge toute sa vie.

Cela ne change rien pour ce qui est du rôle de Jésus, mais cela change beaucoup pour l’image de Marie, éternellement vierge, personnage sacré, surnaturel pour les catholiques, personnage hautement respectable pour les protestants, mais humaine ordinaire, ayant vécu avec son époux de la même façon que toutes les femmes mariées.

L’annonciation par Léonard de Vinci, vers 1472, Galerie des Offices, Florence.

Le thème de la rencontre de Marie avec l’ange qui lui annonce sa future maternité est l’un des plus souvent traités dans la peinture et la sculpture occidentales.

Contes

Dans les contes populaires occidentaux, le thème de la virginité n’est pas ouvertement présent (à ma connaissance !) mais il est fondamental pour le recueil Les mille et une nuits, car il détermine la situation de départ : le roi Shahryar a fait exécuter son épouse coupable d’infidélité et pour se protéger de toute infidélité à venir “il ordonna à son vizir de lui amener chaque nuit une jeune fille vierge. Et chaque nuit, il prenait ainsi une jeune fille vierge et lui ravissait sa virginité. Et la nuit écoulée, il la tuait. Il ne cessa d’agir de la sorte durant trois années. Aussi, les habitants furent dans les cris de douleur et le tumulte de la terreur et ils s’enfuirent avec ce qui leur restait de filles.” (traduction Mardrus)

Devant la pénurie de filles-kleenex, la fille du vizir se propose pour épouser le roi. Elle a toutes les qualités, elle est belle, savante et conteuse hors pair. Sa parole sera son arme magique pour stopper la folie du roi : au terme de la première nuit, avant que le roi ne quitte leur lit, elle commence à lui raconter une histoire et il est si passionné par ce récit que, pour en savoir la fin, il ne donne pas l’ordre de l’exécution. Et il en est de même les nuits suivantes : pour connaître la fin de l’histoire, le roi repousse chaque matin l’exécution de Schéhérazade. Au terme de mille et une nuits d’amour et de contes, le roi renonce définitivement à son projet initial de l’exécuter comme ses épouses précédentes ! Ouf !

 

Schéhérazade et sa jeune soeur, par Édouard Frédéric Wilhelm Richter, avant 1913.

La virginité est souvent évoquée dans les contes des Mille et une nuits, mais je ne vais citer qu’un passage, dans L’histoire de Kamaralzaman et la princesse Boudour.

À la suite de bien des péripéties, Kamaralzaman et Boudour ont été séparés et Boudour se déguise en homme pour partir à la recherche de son mari. Après bien des aventures, elle se trouve en situation de devoir épouser une jeune fille. La jeune fille est très amoureuse de celui qui lui semble être un beau jeune homme, tellement amoureuse que quand son jeune “mari” lui avoue sa vraie nature, elle continue à l’aimer en tant que femme. La nuit de noce se passe fort agréablement pour les deux jeunes femmes, mais au matin :

“- Ma soeur, que faut-il dire à ma mère qui va me demander de lui montrer le sang de ma virginité ? Boudour sourit et dit : “La chose est facile !” Et elle alla en cachette prendre un poulet, l’égorgea et barbouilla de son sang les cuisses de la jeune fille et les serviettes, et lui dit : – Tu n’auras qu’à leur montrer cela, car la coutume s’arrête là et ne permet pas de recherches plus profondes.” Elle lui demanda : “- Ma soeur, pourquoi ne veux-tu pas me l’enlever toi-même, par exemple avec le doigt ? Boudour répondit : – Mais, ma chérie, parce que je te réserve, comme je te l’ai dit, à Kamaralzaman !

(... Entrent les parents de la jeune épousée.) “À la vue du sang et des cuisses rougies, ils s’épanouirent  tous les deux et ouvrirent toutes les portes de l’appartement. (…) Et la mère, pleine de fierté, mit sur un coussin de velours les serviettes rougies et suivie de tout le cortège, fit ainsi le tour du harem. Et tout le monde apprit de la sorte l’heureux événement ; et le roi donna une grande fête et fit immoler, pour les pauvres, un nombre considérable de moutons et de jeunes chameaux.”

Femmes d’Alger, par Eugène Delacroix, 1834, Musée du Louvre.

mythes et réalités d’aujoud’hui

Petit à petit, la pensée scientifique a contribué à supprimer la valeur morale jadis attachée à cette particularité du corps féminin et la plupart des femmes occidentales ont maintenant le choix entre donner une valeur d’engagement à la défloraison ou ne pas y attacher d’importance.

Mais dans certains pays, les médecins sont sollicités pour pratiquer des tests de virginité et donner des certificats de virginité : l’Afrique du Nord et subsaharienne, le Brésil, l’Inde, l’Irlande du Nord, selon le docteur Michel Cymes (dans sa chronique sur RTL le 7 novembre 2018).

En France, la loi n’autorise ce type de test que dans le cadre d’une enquête judiciaire, pour aider la victime d’un viol à prouver l’agression qu’elle a subie. En aucun cas, un médecin n’a le droit d’examiner une jeune fille non consentante à cet examen, même si elle est mineure.

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