35. La mine des supplices

Le lendemain, vingt-neuvième jour du mois des Fleurs, le capitaine Personne se présente de bonne heure au Ministère de l’Intérieur pour solliciter un rendez-vous avec le commandant Archer.

A sa grande surprise, après seulement quelques minutes d’attente, il est introduit directement dans le bureau du ministre, qui l’accueille aussi cordialement que d’ordinaire.

Le garçon a l’impression d’être à nouveau devant le policier qui lui faisait la morale quand il l’arrêtait, sauf que le commandant est en costume civil et le bureau beaucoup plus luxueux qu’au poste de sécurité.

Ils échangent quelques salutations gênées et des mots d’excuses réciproques à propos de la violente dispute qui les a séparés à Tara, puis le ministre demande aimablement ce qu’il peut faire pour lui. 

Sans se douter du soulagement intense que le commandant éprouve à le retrouver en bon état, Personne commence à lui expliquer sa requête :

– Après notre… euh… désaccord, je suis resté quelque temps chez un ami dans le Sud, puis je suis revenu dans l’Est, là où j’avais espionné pour vous en premier. Je voulais retrouver celui que j’appelle N’a-Qu’un-Œil, vous vous rappelez, je vous l’ai raconté.

Voyant qu’Archer ne le suit pas, le capitaine Personne rappelle les faits :

– Pendant qu’on espionnait, des soldats nous avaient attrapés, Renard-du-désert et moi. Ce borgne voulait nous enfermer dans une mine avec d’autres prisonniers, mais les soldats Malimbas nous ont sauvés…

Donc, je suis revenu là-bas et j’ai rôdé jusqu’à ce que je trouve la mine. Quand je m’approchais, jour et nuit, parce que j’y suis resté plusieurs jours, j’entendais des bruits bizarres, comme des coups de marteau qui résonnaient. Et puis des cris de douleur qui me tordaient les tripes.

Il y avait des coffres qui sortaient de la mine et qui partaient sur des chariots, mais je n’arrivais pas à voir ce qu’ils contenaient. J’ai vu le sale type, le N’a-qu’un-œil, c’est lui le patron, nos soldats lui obéissent au doigt et à l’œil… 

– Il n’y a plus de soldats là-bas. Je les ai faits revenir quand la révolte du Sud s’est produite. Depuis, les pillages ont forcément cessé.

– Je savais que vous alliez me dire que ça ne concerne pas l’armée, c’est pour ça que j’ai pas osé venir plus tôt. Mais je vous assure qu’ils ont l’uniforme de nos soldats. Moi tout seul, je ne pouvais rien faire pour punir le N’à-Qu’un-Œil, alors suis revenu ici. Je ne savais pas comment vous décider à aller enquêter là-bas. J’ai passé le temps en explorant les galeries de la falaise. Vous les connaissez ?

– Je sais que les commerçants les ont aménagées en caves. 

– Oui, ils gardent leurs denrées dans les galeries les plus larges. Mais il y a plein de galeries qui ne sont pas aménagées et je les ai explorées. C’est passionnant, vous savez, les explorations de galeries. Pour ne pas me perdre, je marque mon chemin avec des petits cailloux. J’ai essayé aussi en déroulant un peloton de fil, mais c’est plus compliqué. 

Voyant Archer pianoter des doigts sur le bureau, l’incorrigible bavard comprend qu’il l’agace et s’efforce d’abréger son récit :

– Finalement, j’ai trouvé une toute petite galerie qui rejoint la grotte où je dors, en haut de la falaise. Alors je rampe dans ce boyau et je vais me promener la nuit dans les caves des commerçants.

– C’est pratique pour voler…

– Ah ! Non ! Commandant, je ne vole pas dans les caves, parce que je n’aurais aucun mérite à faire cela ! il n’y a pas de portes ! Pour que les caves profitent de l’aération par les trous de la falaise, elles communiquent toutes entre elles. Tout est ouvert, mais personne ne va jamais rien prendre chez le voisin. La confiance et l’honnêteté, c’est la base du système de ventilation. 

– C’est la base de beaucoup de belles choses. Et en quoi vos explorations me concernent-t-elles ?

– J’y viens ! Il y a deux nuits, j’ai entendu des voix, je me suis caché. C’était des gens qui faisaient entrer des coffres dans la deuxième cave de Messire Salpicon. La première cave, qui n’est pas fermée par une porte, il y range ses produits, et la deuxième, on ne devine pas qu’elle existe.

La porte est tellement couverte de moisissures et de toiles d’araignées qu’on dirait qu’elle fait partie du mur. Et donc, ces types rangeaient des coffres. Ils en ont ouvert plusieurs, ils ont examiné des épées et il y a un type qui a dit : « C’est vraiment des maîtres forgerons ces Malimbas ! » Puis ils ont fermé la porte et ils sont partis.

Alors je me suis dit que c’était louche, des épées dans la cave d’un pâtissier et je pense qu’elles viennent de la mine. C’étaient les mêmes coffres.

– Un trafic d’armes ! Voilà une information intéressante… Des armes forgées par des prisonniers malimbas… Vous accepteriez de me conduire à cette mine ?

– Mais je suis venu pour ça ! 

– Pour rejoindre l’Est, le plus rapide est de remonter le fleuve en barque. Donc, rendez-vous sur le port en début d’après-midi. J’annule tous mes rendez-vous pour régler moi-même cette affaire de trafic d’armes.

Stupéfait mais ravi d’une décision si rapide, le capitaine Personne balbutie un remerciement, avant de partir préparer ses affaires pour le voyage, sans avoir osé, une fois de plus, interroger Archer sur ce qui lui vaut une telle confiance :

« Je lui raconte que le député Salpicon fait du trafic d’armes, et il plaque tout pour me suivre bille en tête à l’autre bout du Royaume, sans hésiter une seconde ! Qui je suis pour lui ? Un voleur, un espion, ça c’est sûr, mais encore ? J’oserai jamais lui demander s’il est mon père… Si on part en début d’après-midi, on sera de retour demain, ça va, je ne laisserai pas Rose longtemps sans surveillance…» 

 

En fait, son Excellence Archer a si vite accepté de voler au secours des Malimbas prisonniers dans la mine, parce qu’il recherche Simiane, le frère de Tangra, la jeune fille qu’il a renvoyée chez elle avec les jeunes condamnés de la place du marché, quand Dame Arnica est partie en ambassade secrète dans le royaume voisin, vous vous rappelez, au début de cette histoire.

Tangra voulait rester à Sanara, pour chercher son frère enlevé en même temps qu’elle, mais Dame Arnica avait réussi à la persuader de rentrer chez elle, en l’assurant que le commandant était le meilleur enquêteur du Royaume et qu’il retrouverait son frère.

Puis il y avait eu la révolte du Sud. Depuis son bureau de gouverneur de Tara, Archer avait continué à diriger les recherches dans la région de Sanara. Nommé ministre de l’Intérieur, il les avait ensuite étendues à tout le royaume. Des ateliers clandestins avaient été découverts, mais parmi les travailleurs forcés, aucun ne correspondait au signalement du frère de Tangra.

« Pourvu que Simiane soit dans cette mine ! C’est mon dernier espoir ! » pense-t-il.

 

En arrivant devant la mine, après cinq heures de navigation sur le fleuve et deux heures de marche, Archer et Personne sont tous les deux très émus dans l’attente de ce qu’ils vont découvrir.

S’approchant sans bruit dans l’ombre, les arrivants ont vite fait de désarmer les trois gardes assoupis. Le commandant, qui pour l’occasion a de nouveau revêtu son uniforme militaire, leur ordonne de rester dehors puis il guide ses soldats vers la lueur au fond de la galerie. 

Là, il s’empare de la torche fichée dans le mur et la promène pour éclairer les détails du spectacle stupéfiant qui s’offre à eux : trois corps humains accrochés à une paroi et un homme qui boit du vin, assis dans un fauteuil face à eux ; de l’autre côté de la galerie, des hommes maigres, prisonniers derrière une grille, assistent au supplice de leurs camarades. 

Sans s’étonner de cette arrivée impromptue, le buveur dit au commandant :

– Salut ! Vous remplacez le maréchal Nous-voilà ? Parfait ! On va s’entendre tous les deux, comme on s’entendait, le maréchal et moi. Vous avez beaucoup à y gagner !

– Que faites-vous, avec ces hommes ? demande Archer.

Le buveur de vin répond en riant :

– Je donne une bonne leçon à ces fainéants !  ! Admirez ça ! Pour chacun un supplice différent

Le premier corps suspendu au mur est celui d’un jeune homme pris dans un réseau de cordes qui lui enserrent tous les membres et le cou, comme une mouche dans une toile d’araignée. A chaque mouvement qu’il fait, les nœuds se resserrent. Déjà, une corde tendue s’incruste dangereusement autour de son cou et il a du mal à respirer. 

Le borgne se lève et va changer la tension de certaines cordes pour desserrer celle qui menace d’étrangler le prisonnier, en expliquant à Archer :

– Il a compris que s’il bouge, il sera vite étranglé, alors il s’agite tant qu’il peut. Mais moi, je veux que ça dure ! 

De la pointe de son épée, Archer casse la corde la plus dangereuse et en profite pour regarder de près l’homme : il semble avoir l’âge de Simiane mais dans son visage maigre, dans ses yeux agrandis par la  douleur et l’angoisse, il n’y a aucune ressemblance avec Tangra.

Pendant ce temps, les soldats s’empressent autour du troisième homme : nez au mur, il est empalé sur une longue pique dont la pointe est fichée entre ses fesses. De toutes ses forces, il s’accroche à une barre horizontale fixée dans la roche, pour retarder le plus longtemps possible le moment où la pointe de la lance lui percera les entrailles. Quand les soldats l’allongent au sol, évanoui, un filet de sang coule entre ses jambes. 

Il n’y a hélas plus de possibilité de sauver l’homme du milieu, qui est accroché sur un poteau vertical, les bras étendus à l’horizontale, la tête écroulée sur l’épaule gauche. Manifestement, il ne respire plus. Le borgne soupire en  marmonnant “Celui-là, j’en ai pas profité longtemps” et l’achève en lui perçant le côté droit avec une lance. Il semble alors réaliser qu’il est seul face aux nouveaux venus et appelle ses gardes, mais en vain : ils se contentent d’observer la scène de loin. 

D’abord paralysé d’horreur, Personne passe à l’action : il aide le premier prisonnier à se défaire de ses cordes, puis lui donne à boire avec la gourde qui ne le quitte jamais. Ces gestes amicaux l’aident à calmer les battements affolés de son cœur et à reprendre une respiration normale. Autant pour le garçon que pour lui-même, il répète comme une litanie : « ça va aller, c’est fini, tout va bien. »

Le borgne s’écrie en le voyant :

– Je savais qu’on se retrouverait ! et il ajoute, à l’intention du commandant : Je ne veux pas le laisser s’échapper une seconde fois ! Votre prix sera le mien !

– C’est bien joli de parler de prix, répond Archer, mais votre palais n’est pas d’un luxe qui annonce une grande richesse. Avez-vous seulement de l’argent ?

Le rire énorme de l’homme, qui se répercute sur les parois de l’ancienne mine, fait frissonner Personne. Le borgne s’écrie :

– Je peux payer cet animal une fortune pour vous, mais bien peu de chose pour moi ! Dites un prix, pour voir. 

Pour toute réponse, Archer s’écrie :

– Je suis ici pour rétablir la justice du roi ! D’après mes informations, le responsable de ce lieu, qui est sensé être une mine de sel, est le sergent Coupe-feu. Où est-il ?

Le borgne vide une autre coupe de vin et dit :

– Le sergent Coupe-feu a été victime d’un accident. Je l’ai remplacé pour diriger cet établissement. J’ai mis au point une activité plus rentable que le sel, dont je partagerai les bénéfices avec vous.

Tenant toujours sa lance dans une main, de l’autre il active un soufflet pour ranimer une des forges qui s’alignent le long de la paroi, en maugréant : « Ces fainéants, il va falloir qu’ils reprennent le travail ! » Un soldat vient lui arracher le trousseau de clés qui pend à sa ceinture, pour déverrouiller la grille et ôter les chaînes des prisonniers. Un autre soldat vient demander :

– Commandant, ces sales bêtes, on les tue ?

– Non, crie Personne, qui se précipite pour protéger trois chiens noirs efflanqués qui sont couchés dans un coin, tremblants de peur.

Malgré son ivresse, le borgne réalise que la situation est en train de lui échapper. Il appelle de nouveau ses gardes et menace Archer avec la lance, mais deux soldats le maîtrisent. Archer déclare :

– Je devrais vous interroger pour en savoir plus, mais je ne supporterai pas une minute de plus de respirer le même air que vous. Au nom du roi, je vous déclare coupable de multiples meurtres, d’enlèvement, torture, esclavage, trafic d’armes et vol. Je vous condamne au bagne jusqu’à votre mort. Enfermez-le avec ses collègues bagnards, derrière la grille. Mettez-y aussi nos amis à quatre pattes, qu’on soit tranquilles pour la nuit.

En un instant, le borgne, qui n’a pas lâché sa lance, et les chiens sont verrouillés derrière la grille, au milieu des prisonniers libres de leurs chaînes. L’un d’eux demande à un soldat : 

– Nous, quoi faire avec lui ?

– Ce que vous voulez ! Mangez-le si vous voulez ! s’exclame le soldat.

Le borgne secoue la grille en hurlant :

– Non ! Ne me laissez pas seul avec eux ! Je vais vous faire riche, très riche, sortez-moi de là ! 

Indifférent aux cris, Archer fait signe à ses hommes de décrocher le supplicié du milieu et de le déposer dans un renfoncement du rocher puis il ordonne aux gardiens : 

– Retirez vos uniformes de soldats du roi, vous les avez assez souillés. 

Après avoir enchaîné les trois gardiens nus aux forges qui sont en avant de la grille, les soldats emportent à l’extérieur le blessé toujours évanoui, suivis d’Archer et du jeune homme délivré des cordes, mais Personne reste sur place, fasciné par le spectacle de son ennemi impuissant et fou de haine qui maintenant hurle des insultes et des malédictions. 

Derrière la grille, il y a aussi des forges. Un prisonnier en ranime une et met la pointe de la pique à chauffer dans la braise. Des prisonniers entourent N’a-qu’un-œil, le saisissent et le plaquent au sol.

Quand la pointe de la pique est chauffée à blanc, le prisonnier l’enfonce dans l’œil unique du monstre maintenu à terre par quatre hommes. Il pèse dessus et la fait tourner, puis pèse encore et l’enfonce le plus profondément possible. Un grésillement, de la vapeur d’eau, du sang et des liquides vitreux. Et un cri, un cri terrible. Puis le silence. Le borgne ne bouge plus.

« Cette fois, c’est vraiment fini » se dit le jeune voleur, qui sent un profond sentiment de lassitude s’emparer de lui, après ces heures de tension. Les Malimbas, eux, ne se contentent pas de la mort de leur bourreau. Avec la pointe de la lance, ils entreprennent patiemment de découper sa tête, point après point. Ecœuré, Personne sort à l’air libre.

 

Il fait nuit, maintenant. Sous la lune, tout le monde dort, sauf Archer qui est en train de parler tout bas au jeune prisonnier. Tout à coup, le garçon saisit les mains du commandant et se met à les embrasser en pleurant, tandis qu’Archer lui parle d’un ton apaisant. S’étant approché, Personne entend le commandant répéter à voix basse, tout en tapotant doucement le dos du prisonnier :

– Calmez-vous, mon cher enfant, calmez-vous, mon petit Simiane, tout va bien, vous allez rentrer chez vous. Tangra vous y attend.

Quand Personne vient près de lui, le commandant lit de la surprise sur son visage et quelque chose qu’il ne sait pas identifier, et qui est de la jalousie. Le jeune voleur ne peut s’empêcher d’envier cette intimité entre le grand homme qu’il admire et cet inconnu. « Inconnu de moi, mais pas du commandant… Comment ça se fait ? Je vais élucider ce mystère avant qu’on rentre », se promet-il en s’allongeant par terre pour dormir, comme s’il n’avait rien remarqué.

 

Enfin une bonne nouvelle ! Le garçon qui a échappé au supplice est bien le frère de Tangra, la jeune Malimba qui a donné une lettre de recommandation à Renard-du-désert. Pour savoir comment il s’est retrouvé dans cette situation lamentable, nous allons rester quelque temps près de lui.

De toute façon, Rose passe ses journées à se reposer, je n’ai rien à vous raconter à son sujet.

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