Le sein symbolique ou mystique

Vertus et symboles du sein allaitant

Le sein allaitant est paré de vertus symboliques ou mystiques dans les théories des moralistes et des théologiens, alors même que, dans la réalité, il est rabaissé par le statut servile de la nourrice dans la société antique (ou son statut de domestique, les siècles suivants). 

Le sein partagé

Ainsi, le sein nourricier est valorisé dans une lettre de l’historien romain Plutarque. Alors qu’il était en voyage, il apprend la mort de sa fille Timoxena, âgée de 2 ans. Bouleversé par cette nouvelle, il écrit une lettre à sa femme pour la consoler, en lui rappelant qu’ils sont tous deux initiés au culte de Dyonisos, qui promet à ses fidèles une bienheureuse immortalité dans l’au-delà. Vous trouverez sur internet ou en librairie ce texte très émouvant « Consolation à sa femme. »

Il fait l’éloge de sa fille et notamment, pour évoquer sa gentillesse naturelle, il raconte comment elle aimait partager le sein de sa nourrice avec les autres enfants et même ses poupées :

« Timoxena était naturellement douée d’une égalité d’âme et d’une douceur merveilleuses ; sa façon de répondre à notre tendresse nous faisait à la fois chérir et apprécier la bonté de son cœur. Car elle voulait que sa nourrice donnât à téter non seulement aux autres enfants, mais encore à ses joujoux favoris, ses poupées. A ce sein, qui était comme sa table privée, sa bonté invitait tous ceux qui la rendaient heureuse : elle aimait à partager avec eux ce qu’elle avait de plus doux. »

La charité romaine

L’histoire portant ce titre est racontée par plusieurs historiens romains, avec des noms de personnages différents. L’intention morale est de valoriser l’allaitement par la mère elle-même, selon la tradition des premiers temps de Rome, quand les femmes vivaient modestement, sans esclaves nourrices.

 De méchants individus voulaient se débarrasser d’un honnête homme. Sur de fausses accusations, ils le firent jeter en prison mais vu son âge vénérable, personne n’osa le mettre à mort. On décida donc de le laisser mourir de faim, en toute discrétion. Sa fille fut autorisée à lui rendre visite et chaque fois le gardien vérifiait qu’elle n’apportait pas de nourriture.

Le temps passa et malgré le manque de nourriture, le vieil homme restait en bonne santé. Un gardien espionna la fille pendant qu’elle était en visite et constata qu’elle allaitait son père. En effet, étant jeune maman, elle allaitait elle-même son bébé et disposait donc de lait. Informés de cet acte de dévouement filial, les juges décidèrent de libérer le vieil homme.

Si la jeune femme n’avait pas allaité son enfant, elle n’aurait pu sauver son père. Trois fresques de Pompéi représentent cette scène, qui sera souvent reprise dans toute la peinture européenne.

La charité romaine, fresque de Pompéi.

La charité romaine, par Simon Vouet, 17e siècle, Musée Bonnat à Bayonne.
La scène est ici remarquable de sobriété classique. Au contraire, les peintres d’influence caravagesque usent des éclairages en clair-obscur et des cadrages compliqués pour accentuer le côté dramatique.

L’allaitement maternel

Symbole d’amour par excellence, l’allaitement maternel a toujours eu ses défenseurs, dont les arguments changent selon les époques, faisant appel à des questions morales, psychologiques, économiques, sociales, écologiques… Raconter en détail l’histoire de l’allaitement maternel m’éloignerait de mon propos. Je me limite à deux images d’amour, comme deux jalons dans ce long parcours. 

Portrait de femme allaitant son enfant, par Jean-Laurent Mosnier, 1770.
Photo Bridgeman Art Images.
Au 18e siècle, Jean-Jacques Rousseau (qui lui-même mettait en nourrice ses enfants…) fut un des militants de l’allaitement maternel le plus influent, au nom du respect des lois de la Nature. 

Avant le bal, par Edouard Debat-Ponsan, 1886, Musée de Tours.
On peut supposer que le but de cette peinture est de montrer que la vie mondaine n’est pas incompatible avec l’allaitement. Comme l’aristocratie au siècle précédant, la haute bourgeoisie considérait qu’elle devait  montrer l’exemple.

La Vierge Marie allaitante

En tant que « Mère de Dieu », la Vierge Marie a été le sujet d’intenses spéculations théologiques, qui nous sont connues surtout à partir du 12e siècle. Les théologiens catholiques ou orthodoxes ont classé par thèmes les milliers d’images présentant Marie aux fidèles. Pour le sujet qui nous intéresse, l’image ou la sculpture sont définies en latin comme « Virgo lactans », expression traduite en français Vierge du lait, en italien Madonna del latte, en grec galaktotrophousa, etc.

Vous trouverez sur Wikipédia une « Liste de représentations de la Vierge allaitant » qui concerne toute l’Europe. La France, l’Italie et les Flandres sont les régions les plus citées dans cet inventaire qui est provisoire (35 œuvres en mai 2021).

Vous pouvez aussi visionner sur Internet les 60 diapositives du « Panorama historique de la Vierge allaitante » par Brigitte Roux, Université de Genève, 2017.

Par le travail de Brigitte Roux cité ci-dessus, j’ai appris que Eve aussi a été représentée en train d’allaiter, tandis qu’Adam travaille la terre : chacun son rôle tel que le dieu des Hébreux et des chrétiens l’a décidé, après avoir chassé ses créatures du Paradis. Voici quelques exemples de ce thème beaucoup moins répandu que celui de Marie allaitant, car moins important sur le plan théologique.

Eve allaitant et Adam travaillant la terre.
Détail d’un panneau d’une porte en bronze située à l’intérieur de la cathédrale de Hildesheim en Allemagne et datée de 1015 par une inscription.

Adam et Eve au travail, gravure de Hans Lutzelburger, d’après Holbein le jeune. 16e siècle.

Après cet hommage bien mérité à notre mère Eve, revenons à la « Vierge du lait ».

Cette représentation était importante pour les théologiens car elle affirmait un point capital de la lecture catholique des Evangiles : nourri de lait humain, Jésus était véritablement homme, tout en étant véritablement dieu par sa naissance miraculeuse d’une Vierge.

On retrouve la notion de transmission d’un état mais la perspective s’est inversée par rapport aux mythes grecs ou égyptiens : la mère ne transmet pas l’immortalité mais la mort. A-t-elle transmis aussi le péché originel (la désobéissance à l’interdiction de manger le fruit de la connaissance du Bien et du Mal), comme Eve et toutes les mères le transmettent ? La question a été longuement débattue et n’a été tranchée que tardivement (1854), quand le pape Pie IX a officiellement décidé que Marie a été conçue exempte du péché originel (Dogme de l’Immaculée Conception de Marie, à ne pas confondre avec la Naissance Virginale de Jésus.)

Des milliers de peintures et statues ont encouragé la relation entre Marie et les croyants qui se recueillaient devant sa représentation en mère généreuse, attentive, protectrice…Voici quelques exemples de la fin du Moyen Age ou du début de la Renaissance.

Vierge du dyptique de Melun, par Jean Fouquet. Ce tableau réalisé en deux parties vers 1452-1458 est aujourd’hui séparé : ce volet est au Musée des Beaux-Arts d’Anvers, l’autre volet qui représente le donateur en prière est à Berlin. L’artiste a donné à la Mère une beauté abstraite basée sur la sphère : le front sans cheveux et les seins sont géométrisés au maximum. Les couleurs des anges renforcent l’apparence surnaturelle de cette scène, alors que le volet du donateur est très réaliste.

Vierge allaitant l’Enfant entourée d’anges en prière, par Jean Hey, fin du 15e siècle. Musée de Cluny, Paris. Le peintre a délicatement figé un instant touchant : l’Enfant n’a pas encore pris le sein que lui offre sa mère, il suce encore son doigt et caresse sa mère de l’autre main, comme pour la remercier. La fiche du musée indique que cette peinture était « un support de dévotion privée, destiné à soutenir, par la contemplation, la méditation du fidèle. »

Vierge allaitant l’enfant Jésus par Joos van Clève, 16e siècle. Musée des Beaux-Arts de Tours. Le visage porte l’influence de l’idéal italien de beauté. En l’absence  d’anges, nous pourrions nous croire face à une belle humaine réelle, et cette évolution de la représentation religieuse vers l’illusion du réel va gêner le clergé.

Des statues de Vierges allaitant étaient présentes dans de nombreuses églises, où les femmes les vénéraient dans l’espoir d’avoir une bonne lactation.

Mais une question a fini par se poser : était-il correct d’exposer un sein nu dans une église ? Nous répondrons à cette question plus loin.

Pour l’instant, grâce à saint Bernard, nous pouvons approfondir le mysticisme lié à la Vierge du lait.

Statue de Vierge allaitant, 15e siècle, Picardie.

La lactation de Saint-Bernard

Saint Bernard (1090 1153), canonisé dès 1174, a eu une énorme influence sur son époque, dans toute l’Europe. Il pratiquait une intense dévotion mariale. Il a théorisé sur le lait de la Vierge, nourriture spirituelle du croyant, sur la Vierge Marie, mère de Jésus et de l’humanité…  

Sa légende raconte que la Vierge lui aurait rendu visite alors qu’il travaillait assis à son pupitre ; mieux encore, un jour qu’il priait devant une représentation de la Vierge allaitant, en lui demandant « Montre-moi que tu es ma mère », un jet de lait jaillit du sein et atterrit sur ses lèvres. A la suite de ce miracle, il fut doté d’une éloquence extraordinaire.

La lactation de Saint Bernard, par un peintre anonyme flamand, vers 1480, Musée de Liège. Ce détail montre le jet de lait qui jaillit en réponse à la demande du saint notée en lettres noires.

Ce thème est très souvent représenté en Europe du Nord (Allemagne, Flandres) à la fin du 15e siècle. Les moines cisterciens disciples de saint Bernard l’ont importé dans le Sud comme en témoignent les deux exemples suivants.

Lactation de saint Bernard, par Josefa de Obidos, Catalogne, 17e siècle, collection particulière.

Lactation de saint Bernard par Alfonso Cano,1650. Musée du Prado, Madrid. Ici, la représentation de la Vierge semble plutôt être une statue.

Les fioles du lait de la Vierge

Les croyants-e-s qui n’avaient pas le privilège d’entrer en relation directe avec la « Mère de Dieu », pouvaient se recueillir devant les représentations de Marie allaitant mais aussi devant des reliques de son lait.

Un article du blog de Jean-Yves Cordier sur le thème des statues de Vierges allaitantes dans le département du Finistère précise que ces fioles « étaient vénérées pour leur capacité à guérir les épidémies, à soigner les affections du sein ou de donner du lait aux nourrices mais elles furent si nombreuses que Calvin en dénonça le commerce dans son traité des reliques, écrivant : « Tant y a que si la Sainte Vierge eût été une vache, ou qu’elle eût été nourrice toute sa vie, à grand-peine en eût-elle pu rendre une si grande quantité« .

Critiques et fin d’une représentation ambigüe

L’Eglise catholique a fini par se rendre compte que l’exhibition du sein d’une belle jeune femme pouvait avoir un côté érotique, comme le suggère avec humour le titre complet de l’article de Jean-Yves Cordier (qui offre une charmante galerie de statues bretonnes) : « Virgo lactans ou Miss Néné, les candidates du Finistère, les Vierges allaitantes ». L’auteur rappelle que sous l’effet de critiques internes à l’Eglise ou extérieures (Protestantisme), on décida de faire le ménage :

« En 1530, la décision du Concile de Trente de supprimer des églises les représentations choquantes entraîna une reprise des oeuvres d’arts jugées licencieuses. En Bretagne, les statuts diocésains prescrivaient que ces statues allaitantes soient enfouies dans les cimetières. (…) A Combrit, la vierge allaitante de la chapelle Sainte-Marine se trouva pourvue d’un petit voile de pudeur, placé jusqu’en 1980 au pied de la statue pour masquer le sein virginal pendant la messe. »

Le sein allégorique

Rappelons qu’une allégorie est une représentation de quelque chose d’abstrait.

Depuis l’Antiquité, dans les arts occidentaux, les idées sont mises en images sous des formes féminines quand le mot est féminin (la Liberté, la Paix, la Justice…) et sous une forme masculine quand le mot est masculin, par exemple le Temps. Par leur beauté idéale, ces figures féminines se ressemblent toutes, mais des accessoires permettent de préciser l’idée qu’elles incarnent : ce sont les attributs.

Voici quelques allégories qui valorisent particulièrement le sein de la femme incarnant l’idée : 

L’allaitement allégorie de la charité

L’idée de charité est traditionnellement représentée par une jeune femme entourée de nombreux jeunes enfants, dont un ou deux qu’elle allaite. Il n’y a pas d’autre attribut que le sein généreusement offert.

Allégorie de la charité, par Vincent Sellaer, artiste flamand du 16e siècle.
Assaillie de bambins voraces et hyper excités, la Charité garde un doux visage et une coiffure parfaite. Un modèle pour les mères surmenées et pour chaque spectateur de cette représentation ?

Allégorie de la charité par Jacques Blanchard, 1633, Louvre.

Allégorie de l’abondance, statue du 17e siècle, collection privée.

Le plus souvent, l’Abondance ne dévoile qu’un seul sein. Elle a pour attributs des fruits, des fleurs, des épis de blés. Ces végétaux symboles d’une agriculture nourricière peuvent être rassemblée dans une Corne d’Abondance, comme ici.

Allégorie de la Paix.

Ce tableau d’un peintre flamand de la fin 16e siècle porte aussi le titre de : « Bellone désarmée par Vénus. »

Bellone est la déesse romaine de la Guerre. Traditionnellement, elle porte une cuirasse. Ici, elle présente un sein nu, symbole de désarmement complet. Elle a laissé tomber ses attributs, l’épée et le bouclier, pour tenir dans sa main droite un rameau d’olivier symbole de la Paix. Au-dessus d’elle, un Amour voletant s’apprête à la couronner de laurier. Elle se laisse embrasser par Vénus, déesse romaine de l’amour, qui est accompagnée de son animal attribut : la colombe. Musée des Beaux-Arts de Châlons-en-Champagne.

La Justice châtiant l’Injustice, par Jean-Marc Nattier, 18e siècle, collection privée.

La Justice frappe avec son sceptre l’Injustice, qui avait osé lui voler son attribut : la balance, symbole d’équité. La poitrine n’est pas complètement dévoilée, mais l’image est quand même un peu osée, sachant que la Justice est représentée sous les traits de Madame Adélaïde, une des filles de Louis XV. Au 18e siècle, on avait facilement l’esprit léger, même pour les sujets sérieux…

Dans la plupart de ses représentations, la Justice est sévèrement drapée dans sa dignité et ne dévoile pas les charmes de sa poitrine. 

Allégorie pour la proclamation de la Première République espagnole, 1873.

La Révolution française a créé de nombreux symboles destinés à remplacer les symboles chrétiens et les allégories de l’Ancien Régime. On les retrouve sur cette affiche espagnole. Ici, la République montre un sein, ce qui n’est pas le cas dans les représentations françaises. On retrouve aussi le coq. En France, la loi du 9 avril 1791 qualifie ce noble  volatile de « symbole de vigilance ».

Buste de Marianne sculpté par Théodore Doriot et exposé au Sénat. Fin 19e siècle.

Marianne étant le symbole de la République Française, elle est présente dans toutes les mairies. Ce buste semble vouloir dire aux sénateurs qu’en politique  il faut être « ferme ».

Le sein au masculin

Pour ne pas être sexiste, il me faut évoquer quelques exemples de seins au masculin. Etymologiquement, le sein (sinus en latin) est la partie du corps qui s’étend de la base du cou jusqu’au creux de l’estomac et où se trouvent situées les mamelles. Dans l’article « Le sein nourricier », nous avons vu que cette région du corps de la femme est un lieu d’accueil et de réconfort pour l’enfant. Jadis, on employait le terme sein avec le même sens pour les hommes. Ainsi, dans les écrits antiques ou classiques, un père, sous le coup d’une émotion, peut « presser son fils sur son sein », alors qu’aujourd’hui nous disons qu’il le « serre dans ses bras ».

Voici quelques images anciennes du sein masculin accueillant et protecteur, et même symboliquement nourricier.

Le sein au masculin chez les Egyptiens

Les tombes égyptiennes sont riches de représentations de la vie de tous les jours. L’Egyptologue Dominique Farout a inventorié des représentations de rapports familiaux exprimés par les gestes et les contacts physiques. Les scènes d’allaitement sont classiques : « La mère est assise sur un siège, l’enfant assis en travers sur les cuisses de sa mère. Elle lui tend le sein. Souvent, il appuie d’une main sur le sein. »

Dans la tombe du « nourricier » d’un prince, on voit que « un enfant est assis sur les genoux d’un homme assis, il pose la main sur la poitrine de ce dernier, dans le geste de l’allaitement. Cela signifie que l’homme est son précepteur ; en égyptien, ce nom est le masculin de « nourrice » dont le déterminatif est un sein féminin, aux deux genres » (Site open éditionsjournals, revue Pallas numéro 107, article « Les contacts corporels dans l’iconographie égyptienne », par Dominique Farout.) C’est à partir de cet article que je reproduis la photo ci-dessous.

Petit prince sur les genoux de son « nourricier ». Tombe du « nourricier du fils royal Ouadjmès, gouverneur d’El-Kab Pahéry ». XVIIIe dynastie d’Egypte.

Le sein au masculin chez les Hébreux

Le sein d’Abraham

Des écrits hébraïques utilisent l’expression « le sein d’Abraham » pour désigner un au-delà de la vie : c’est le lieu d’accueil des Justes dans l’attente de la résurrection, tandis que les méchants qui ne méritent pas de ressusciter sont détruits dans du feu.

Les âmes dans le sein d’Abraham, miniature du manuscrit Hortus Deliciarum (Le jardin des délices) par Herrade De Landsberg, 12e siècle. Cette encyclopédie réalisée par une religieuse a été détruite dans un incendie et n’est connue que par des copies.

Le sein d’Abraham pour les Chrétiens

L’évangile de Luc (chapitre16, versets 23-27) nous rapporte une parabole de Jésus qui a fait couler beaucoup d’encre sur le thème du séjour des morts :

« Dans le séjour des morts, le riche leva les yeux ; et, tandis qu’il était en proie aux tourments, il vit de loin Abraham, et Lazare dans son sein. Il s’écria : Père Abraham, aie pitié de moi, et envoie Lazare, pour qu’il trempe le bout de son doigt dans l’eau et me rafraîchisse la langue ; car je souffre cruellement dans cette flamme. Abraham répondit : Mon enfant, souviens-toi que tu as reçu de bonnes choses pendant ta vie, et que Lazare a eu des maux pendant la sienne ; maintenant il est ici consolé, et toi, tu souffres. De plus, il y a un profond abîme entre vous et nous ; ainsi, ceux qui voudraient passer d’ici vers vous ne le peuvent pas et l’on ne peut pas non plus parvenir jusqu’à nous de là où tu es.»

Cette parabole semble déterminer deux types de séjour après la mort : le « sein d’Abraham », lieu de consolation pour certains et un endroit plein de flammes où souffrent les autres.

Le pauvre Lazare dans le sein d’Abraham, sculpture du cloître de Moissac, 12e siècle. 

Le sein blessé de l’homme de douleurs

Alors que dans les premiers temps du Christianisme et jusqu’à l’âge roman, la représentation du Christ privilégiait une apparence triomphale (Pantocrator, Juge du Jugement dernier…) le mysticisme de la fin du Moyen Age aime des représentations du Christ souffrant.

Ainsi s’est développée une représentation dite « Homme de douleurs ». Présenté entre sa mort et sa résurrection, le Christ offre les traces de ses tortures à la méditation du spectateur : les plaies des mains où ont été enfoncés les clous, le sang qui coule de la couronne d’épine et surtout la plaie au côté, causée par la lance du soldat romain chargé de vérifier sa mort.

Dans son compte-rendu du livre du grand spécialiste Jean Wirth « L’Image à la fin du MoyenÂge », l’historien Boris Bove rappelle qu’il y a à cette époque « un usage amoureux des peintures et des sculptures, que l’on embrasse volontiers dans le clergé. (…) La plaie du Christ, d’où coulent le sang et l’eau pour la rémission des péchés (et qui donne naissance à l’Église), est assimilée par l’iconographie à un sein paradoxal que sucent les saints. » (Article de Boris Bove, « Jean Wirth, L’Image à la fin du MoyenÂge », sur le site openedition.org/medievales.

L’homme de douleurs, par Robert Campin, vers 1430, musée des Beaux-Arts de Gand. La main du Christ attire le regard du spectateur sur sa plaie située juste sous le sein.

L’homme de douleurs, par Petrus Christus, 1444-1446. Musée des Beaux-Arts de Birmingham. Cette œuvre qui ne mesure que 11,2 × 8,5 cm est probablement d’un objet de dévotion privé.

Donner le bon exemple des vertus

Charité, générosité, justice, piété, les vertus morales ou religieuses  que nous venons de passer en revue transposent dans l’immatériel les vertus bien terrestres du sein qui nourrit et protège le bébé. En montrant tous ces seins vertueux, les artistes étaient chargés d’inciter le spectateur à pratiquer eux aussi ces vertus.

Des vertus mais aussi des émotions

On l’a vu à propos des Vierges allaitantes retirées des églises, le sein féminin a aussi un pouvoir redoutable : provoquer des émotions chez celui qui le contemple.

Nous verrons dans l’article suivant que ces émotions sont variées et même contradictoires : désir, effroi, pitié…

En introduction à ce prochain article, « Le sein du désir et de la pitié », je rappelle les mots de Tartuffe, dans la scène II de l’acte III de la pièce de Molière : Tartuffe pose son mouchoir sur la poitrine de la servante Dorine qu’il trouve trop décolletée en lui disant : « Couvrez ce sein que je ne saurais voir. Par de pareils objets les âmes sont blessées, et cela fait venir de coupables pensées ».

Et puis, dans la scène suivante, le faux dévot s’intéresse de près aux « célestes appâts » de la belle Elmire, épouse du bienfaiteur qui l’héberge. 

Par de pareils objets, les âmes sont blessées…

Vos célestes appâts.

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