La justice : oeil pour oeil, dent pour dent

Pour explorer ce thème de la justice dans la pensée mythique, je vais examiner la façon dont les récits mythiques répondent à deux questions :

  • Comment définir les coupables ?
  • Comment définir les crimes ?

Comment définir les coupables ?

Pour notre mentalité moderne, il est évident que le coupable est celui qui commet la mauvaise action. Pour la mentalité mythique, il n’en est pas forcément de même.

Je commence par un récit mythologique célèbre, qui n’a apparemment pas de lien avec le thème de la justice :

Thésée et le minotaure

L’histoire se passe en Crète, à la cour du roi Minos. Pour mettre hors d’état de nuire le minotaure, un monstre mi-homme mi-taureau, le roi l’a enfermé dans un lieu d’où il est impossible de sortir, le labyrinthe, construit par l’architecte Dédale. Je laisse la parole à Jacques Lacarrière :

“À la suite d’un meurtre perpétré sur la personne d’Androgée, l’un des fils de Minos, les Athéniens avaient dû expier leur forfait en envoyant chaque année à Minos sept garçons et sept jeunes filles qui étaient dévorés par le monstre. À la troisième année, les familles athéniennes se révoltèrent et Thésée, qui venait d’arriver en Attique, se proposa comme volontaire. Il partit donc avec les victimes désignées par le sort en direction de l’île de Crète, décidé à en finir avec l’homme-taureau.”

Thésée vainqueur du Minotaure, fresque de Pompéi, Musée archéologique national de Naples, photo Marie-Lan Nguyen.

Un garçon remercie le héros en lui embrassant la main, un autre en lui baisant les pieds.

Le monstre abattu gît par terre, à gauche.

 

Vous connaissez la suite de l’histoire : Thésée, fils d’Egée le roi d’Athènes, est un beau jeune homme et Ariane, la fille du roi Minos, en tombe amoureuse. Pour l’aider, elle lui confie une pelote de laine, qu’il déroule au fur et à mesure de son avancée dans le labyrinthe, tandis qu’à l’extérieur, elle tient solidement l’extrémité du fil. Le monstre tué, il suffit à Thésée de suivre le fil d’Ariane pour être libéré du labyrinthe.

Vous trouverez tous les détails des aventures de Thésée sur le site Le Grenier de Clio, d’où j’extrais cette précision : “Androgée est le fils de Minos et de Pasiphaé. Il fut tué par des jeunes gens d’Athènes et de Mégare à la demande du roi Égée, jaloux de ce qu’il avait gagné tous les prix aux jeux Panathénées.”

Scène de lutte opposant des gymnastes, céramique, 480 avant notre ère, British museum.
Photo Marie-Lan Nguyen.

Ce mythe a donné lieu à de nombreuses interprétations, mais je voudrais m’attarder sur la situation de départ : en quoi les garçons et les filles tirés au sort pendant sept ans pour être dévorés par le Minotaure (puisque telle était la durée du châtiment infligé à Athènes par le roi Minos en punition du meurtre de son fils) étaient-ils responsables de la mort d’Androgée ?

Comme les femmes n’avaient pas le droit d’assister aux jeux (parce que les athlètes étaient nus), il est certain que les jeunes filles n’étaient pas coupables de la mort du fils de Minos. Quant aux garçons, puisqu’ils étaient tirés au sort, rien n’assurait qu’ils étaient parmi les assassins d’Androgée. Leur seul lien à tous avec les véritables coupables, c’était d’appartenir à la même ville.

Le fait qu’il s’agissait d’un meurtre collectif pourrait expliquer la  punition collective, mais voici le cas d’un meurtre, dont les circonstances et l’identité du meurtrier étaient parfaitement définies, qui a pourtant entraîné une punition collective :

 

La punition des Thébains pour un meurtre

L’écrivain grec antique Apollodore nous raconte que : “En revenant de la chasse, Héraclès rencontra les hérauts envoyés par Erginos pour percevoir le tribut des Thébains. Voici l’origine de cet impôt que les Thébains devaient payer à Erginos. Un jour, dans l’enceinte sacrée de Poséidon, le cocher de Ménécée, qui s’appelait Périérès, avait lancé une pierre sur Clyménos, le roi des Minyens, et il le blessa sérieusement ; transporté à Orchomène, alors qu’il allait succomber, Clyménos, avant de mourir, fit jurer à son fils Erginos de venger son meurtre.

Alors Erginos fit la guerre contre Thèbes. Il tua de nombreux Thébains, et il leur imposa un traité solennel, sur la base duquel ils devraient lui payer un tribut pendant vingt ans, qui consistait en cent têtes de bétail chaque année.

Héraclès, donc, rencontra les ambassadeurs d’Erginos, qui se rendaient à Thèbes pour toucher l’impôt ; il les attaqua, et les mutila en leur coupant les oreilles, le nez et les mains, qu’ensuite il attacha à leur cou avec une corde, en leur disant que c’était là le tribut qu’ils porteraient à Erginos et aux Minyens.”

(Bibliothèque d’Apollodore, livre II, 4, 11, site Remacle.)

Bien entendu, Erginos le roi des Minyens repart en guerre contre Thèbes, à la fois pour venger les mutilations de ses envoyés et pour récupérer l’impôt ; mais Héraclès prend le commandement des Thébains, il tue le roi des Minyens et leur impose une punition deux fois plus lourde que celle qu’eux-mêmes avaient imposée aux Thébains.

Je ne cite en détails que ces deux exemples de punitions collectives dans les récits mythologiques, mais ils sont nombreux et célèbres, à commencer par celui de la guerre de Troie, où un enlèvement entraîne la destruction complète d’une ville. Les enfants précipités du haut des murailles de Troie comme le petit Astyanax, fils d’Hector étaient-ils coupables de l’enlèvement d’Hélène ? Non, bien sûr, mais l’individu n’existe pas dans les mythes, seul compte le groupe.

Comment définir les crimes  ?

Qui est coupable en cas de viol ?

J’emprunte aux récits bibliques un troisième exemple de punition collective, pour poser la question de la culpabilité en cas de viol. Pour la mentalité actuelle occidentale, il est évident que le coupable est le violeur. Il n’en va pas de même pour la pensée mythique.

Le viol de Dinah

Jacob, ses deux épouses, ses deux concubines et ses douze fils étaient nomades. Puis Jacob a  acheté un terrain pour se sédentariser près d’une ville dont le roi s’apellait Hamor. (Livre de la Genèse, chapitre 34)   

“Dinah, la fille que Léa avait enfantée à Jacob, sortit pour voir les filles du pays.

Elle fut aperçue de Sichem, fils de Hamor, prince du pays. Il l’enleva, coucha avec elle, et la déshonora. Son coeur s’attacha à Dina, fille de Jacob ; il aima la jeune fille et sut parler à son coeur. Et Sichem dit à Hamor, son père : – Donne-moi cette jeune fille pour femme. (…)

Hamor, père de Sichem alla donc dire à Jacob, père de Dina : – Le coeur de Sichem, mon fils, s’est attaché à votre fille ; donnez-la-lui pour femme, je vous prie. (…) Exigez de moi une forte dot et beaucoup de présents, et je donnerai ce que vous me direz ; mais accordez-lui la jeune fille pour épouse.

(Les fils de Jacob prétendent qu’ils ne peuvent accorder leur soeur à un homme qui n’est pas circoncis. Sur la promesse d’un traité d’amitié entre la famille de Jacob et celles de la ville où habite Sichem, tous les mâles de la ville de Sichem acceptent de se faire circoncire, opération momentanément handicapante pour des adultes.)

“Le troisième jour, pendant qu’ils étaient souffrants, les deux fils de Jacob, Siméon et Lévi, frères de Dinah, prirent chacun leur épée, tombèrent sur la ville qui se croyait en sécurité, et tuèrent tous les mâles. Ils passèrent aussi au fil de l’épée Hamor et Sichem, son fils ; ils enlevèrent Dinah de la maison de Sichem, et sortirent. Les fils de Jacob se jetèrent sur les morts, et pillèrent la ville, parce qu’on avait déshonoré leur soeur. Ils prirent leurs troupeaux, leurs boeufs et leurs ânes, ce qui était dans la ville et ce qui était dans les champs ; ils emmenèrent comme butin toutes leurs richesses, leurs enfants et leurs femmes, et tout ce qui se trouvait dans les maisons.”

(Jacob reprocha leur attitude à ses fils)

Ils répondirent : – Traitera-t-on notre soeur comme une prostituée ?

(Par crainte de représailles de la part des villes voisines, Jacob choisit de s’exiler à nouveau et part s’établir à Béthel, là où il avait eu son rêve d’une échelle montant jusqu’au ciel.)

Dans la Bible, le livre de l’Exode, chapitre 20, donne une liste d’interdits et d’obligations posés par le dieu des Hébreux en personne, liste couramment appelée Les dix commandements. Le verset 17 de ce chapitre ordonne :

“Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain ; tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son boeuf, ni son âne, ni aucune chose qui appartienne à ton prochain.”

Ces commandements de bonne moralité s’adressent à la moitié mâle du peuple hébreux, la moitié femelle faisant partie des biens de cette moitié mâle, au même titre que les esclaves et le bétail.

Cette façon de voir les choses est universelle dans la pensée mythique, ainsi, d’après le livre L’Hindouisme des Editions Hazan, les lois de Manu qui sont la base de l’hindouisme affirment :

“Pendant son enfance, une femme doit dépendre de son père ; pendant sa jeunesse, elle dépend de son mari et quand son mari est mort, elle doit dépendre de ses fils.” (Ces lois sont difficiles à dater, les spécialistes les situent entre 200 avant et 200 après notre ère.) Sur ce sujet (et d’autres concernant l’Inde), on peut consulter le site Indian Red.

Dans la pensée mythique,  une femme est donc considérée comme un bien qui appartient à son père ou à ses frères, et c’est à eux de décider à qui ils transmettront ce bien.  L’enlèvement est logiquement considéré comme une forme de vol. La femme doit préserver les intérêts de sa famille en ne s’exposant pas à “se faire voler”. La fille de Jacob, Dinah, est d’abord coupable d’avoir cherché à nouer des relations avec les filles du lieu où elle venait d’arriver !

L’affaire aurait pu s’arranger pacifiquement quand le père du violeur a demandé officiellement à racheter la jeune fille en tant qu’épouse pour son fils, mais Siméon et son frère n’acceptent pas la transaction car le “vol’ les a  humiliés et ils décident de supprimer tous les témoins de leur “déshonneur”. Quant à Dinah, son avis n’existe tout simplement pas pour la pensée mythique, pas plus que si elle était un boeuf ou un âne !

Jacob et son épouse Rebecca, carte postale de la Société Providence Lithograph, 1906, USA.

Le viol est l’un des exemples le plus évident de la différence entre la pensée mythique et la pensée moderne occidentale. Et le cas le plus emblématique, à mon avis, est celui de Méduse, dans la mythologie grecque. Les versions de ses mésaventures sont nombreuses et les interprétations de ces versions sont multiples aussi. Je m’en tiens à la version la plus couramment contée :

Méduse, le crime d’être désirable

Méduse était une belle jeune fille, prêtresse de la déesse Athéna. Un jour, le dieu Poséidon l’aperçut et décida aussitôt de la posséder. Le viol eut  lieu dans le temple même dont elle avait la charge sacrée et Athéna ne pouvait accepter une telle souillure.

Poséidon étant le frère de Zeus, il était trop puissant pour que quiconque s’attaque à lui. Tout le poids de la colère d’Athéna tomba donc sur Méduse, coupable d’avoir contribué à souiller un lieu sacré. Par son pouvoir, Athéna transforma les beaux cheveux bouclés en serpents, le joli sourire en ricanement hideux et les yeux charmeurs en regard maléfique qui pétrifiait ceux qui le croisaient.

Pour la chaste Athéna, Méduse n’était pas victime de la violence d’un dieu, elle était coupable d’avoir inspiré ce désir violent ! Après le traitement infligé par Athéna, la jeune fille  ne risquait plus d’inspirer du désir, tout comme aujourd’hui les femmes défigurées à l’acide par ceux qui les jugent “impudiques”.

Si vous avez le coeur bien accroché, vous pouvez visualiser sur internet des vidéos de témoignages en tapant sur votre moteur de recherches “femmes défigurées à l’acide”, pour contempler le visage horrible de ces véritables Méduses contemporaines !

Dans certains pays, pas besoin de défigurer la femme coupable d’attirer les désirs sexuels : la violer suffit à la rendre répugnante aux yeux de son entourage, ce qui fait du viol une véritable arme de guerre couramment utilisée en Afrique ou ailleurs.

Tête de Méduse en os, yeux en or, antiquité grecque, British Muséum.

Comme celui de Méduse, le visage de la déesse indienne Kali a des yeux exorbités et la langue pendante.

Athena, copie du IIe siècle d’une statue grecque du Ve siècle avant notre ère, Musée Sainte-Croix de Poitiers.

Méduse, le visage terrifiant d’Athéna

On peut considérer que Méduse était plus victime que coupable et que la punir ainsi était indigne de la déesse de la Sagesse, mais la suite de l’histoire montre qu’il ne s’agit pas d’une punition.

Car Athéna reçut la tête de Méduse coupée par le héros Persée et la fixa sur son bouclier ; ainsi, la déesse récupéra à son profit la puissance terrifiante dont elle avait doté Méduse : le pouvoir de transformer quelqu’un en pierre, par un simple regard.

En Inde, la déesse Kali possède elle aussi des pouvoirs terrifiants, exprimés par un visage qui ressemble fortement à celui de Méduse. Elle est une déesse double, à la fois protectrice et destructrice, expression de la violence féminine.

La pensée antique grecque répugnait à ce genre de dédoublement fréquent en Inde. Bien que déesse de la guerre, pour les Grecs, Athéna ne pouvait pas avoir un visage monstrueux, elle ne pouvait avoir qu’un seul visage : celui d’une belle vierge, sage et grave.

Pour que la mythologie grecque puisse donner à la violence féminine un visage effrayant, il fallait qu’un double de la déesse, une jeune prêtresse, subisse cette accumulation de violences : le viol qui l’arrache à l’état de vierge, le passage par l’état de monstre solitaire et hideux et la mort par décapitation, qui la fait en même temps passer à l’état de mère, puisque du cou coupé de Méduse est né le cheval ailé  Pégase.

Toutes ces épreuves ont chargé de violence magique, c’est à dire active à distance, le visage de Méduse, pour l’éternité.

La tête de Méduse me semble l’expression de la violence féminine, mais, réduite à l’état d’accessoire de combat d’Athéna, cette violence était acceptable pour les Grecs, car elle était soumise à la Raison.

Le mythe veut-il dire que la violence subie par une femme fait, en retour, éclore en elle une violence dangereuse ?

Que cette violence peut lui donner le sentiment d’être devenue une créature répugnante ?

Qu’elle peut sublimer cette violence en la mettant au service des combats menés par la Sagesse ?

Toutes les interprétations sont possibles et utiles.

Comment qualifier certains actes de crimes ?

La qualification des faits reprochés à un accusé définit le niveau de la punition qu’il mérite. Si la punition que rapporte le récit a été la mort, on peut interroger ce récit pour savoir si aujourd’hui, nous définirions les faits de la même façon. 

En ce qui concerne la qualification des faits en tant que crime ou pas, là encore, la pensée mythique est très différente de la nôtre.

Dans la mythologie grecque, les malheurs de la famille d’Oedipe sont un bon exemple de cette différence de qualification.

Quels étaient les crimes d’Oedipe et d’Antigone ?

À sa naissance, Oedipe a été abandonné dans la montagne sur ordre de son père Laïos roi de Thèbes, car un oracle avait prédit qu’il tuerait son père et épouserait sa mère. Le serviteur chargé de “l’exposer” a pitié du nourrisson : au lieu de le déposer par terre à la merci des bêtes sauvages, il le suspend par les pieds à un arbre. Les cris du nouveau-né sont entendus par un berger qui recueille l’enfant et l’apporte au roi de la ville voisine, Corinthe. Étant sans enfant, le roi et sa femme adoptent le bébé, nommé Oedipe car il a les pieds enflés à cause des cordes qui ont serré ses chevilles.

Devenu adulte, Oedipe va à Delphes interroger l’oracle sur sa destinée. Apprenant qu’il va tuer son père et épouser sa mère, il renonce à sa situation de prince et part volontairement en exil loin de Corinthe, car il ne sait pas qu’il a été adopté. À un carrefour, il se dispute avec un autre propriétaire de char, pour une obscure raison de droit de passer le premier (car on n’avait pas encore inventé les règles de la priorité sur la route) et le tue. Cet inconnu tué, c’est Laïos, son vrai père ! Puis le destin conduit son errance à  Thèbes, sa véritable ville natale.

Au moment où il arrive, la ville subit l’agression d’un sphinx, monstre ailé mi femme-mi lion, qui dévore ceux qui ne savent pas répondre à ses devinettes. Oedipe résout l’énigme et tue le monstre.

Oedipe et le Sphinx, céramique à figures rouges, 470 avant notre ère, Musée du Vatican.

Les Thébains reconnaissants lui offrent la main de leur reine, veuve depuis peu, et le trône royal. Et c’est la deuxième partie de la prédiction qui s’accomplit : Oedipe épouse sa mère.

Oedipe et Jocaste vivront heureux et auront deux fils et deux filles. Puis la ville de Thèbes est durement touchée par une épidémie de peste et un oracle explique à Oedipe que cette épidémie est envoyée par les dieux en punition du meurtre de Laïos, le premier mari de la reine Jocaste. Oedipe mène l’enquête pour savoir ce qui s’est passé et en interrogeant le cocher de l’ancien roi sur les conditions de l’assassinat, il comprend qu’il est lui-même l’auteur du meurtre.

Continuant son enquête auprès du serviteur qui a  jadis exposé sur la montagne le bébé de Jocaste, Oedipe apprend toute la vérité. S’estimant un criminel indigne de voir la lumière du jour, il se crève les yeux, avec l’agrafe du voile de Jocaste, son épouse-mère.

Oedipe aveugle recommande ses enfants aux dieux, par Bénigne Gagnereaux, 1784, Musée national, Stockholm.

Apprenant que l’oracle s’est réalisé, Jocaste se pend.

A partir de là, il y a plusieurs versions de la fin d’Oedipe,  comme si tant de drame était impossible à synthétiser en un récit unique, accepté par tout le monde. Selon certains auteurs, Oedipe est chassé par son beau-frère Créon et il part en exil, avec sa fille Antigone comme seul soutien. Ou bien il est jeté en prison par ses fils et il les maudit. Il n’est pas mis à mort mais sa fin est misérable.

Oedipe aveugle conduit par sa fille Antigone, par Antoni Brodowski, 1928, Musée national de Varsovie, Pologne.

Le pouvoir est assuré par Créon, le frère de Jocaste, en attendant que grandissent les deux fils d’Oedipe, Etéocle et Polynice. Devenus adultes, les deux frères décident de régner alternativement, un an chacun. Etéocle est le premier à prendre la couronne. Mais quand Polynice revient un an plus tard pour la prendre à son tour, son frère refuse de tenir ses engagements et le chasse. Polynice revient à la tête d’une armée et les deux frères s’entretuent dans un duel.

Créon accorde des funérailles à Etéocle mais pas à Polynice, coupable d’avoir attaqué sa ville natale, et menace de mort quiconque osera désobéir à son interdiction de sépulture pour Polynice. C’est un châtiment terrible pour Polynice, car selon les croyances antiques, l’âme d’un mort qui n’a pas reçu une sépulture est condamnée à errer sans repos pour l’éternité.

 

Antigone ne supporte pas l’idée que le corps de son frère soit dévoré par les bêtes sauvages et que son âme soit châtiée pour l’éternité. Elle se glisse hors de la ville pendant la nuit et va verser une poignée de terre symbolique sur le corps, tout en récitant des prières. Mais Créon avait posté des gardes qui arrêtent la jeune fille. 

Antigone donnant la sépulture à Polynice, par Sébastien Norblin, (grand prix de Rome en 1825 pour ce tableau). La jeune fille est arrêtée par les gardes au moment où elle verse une poignée de terre symbolique sur le cadavre de son frère. Traditionnellement, le personnage d’Antigone incarne la fidélité, le sens du devoir. L’écrivain contemporain Jean Anouilh en fait une incarnation de la résistance à la tyrannie politique.  

Comme il ne serait pas correct de verser le sang d’une vierge, Créon ne la fait pas exécuter à l’épée : il la fait enfermer vivante dans le caveau de la famille royale. À ce stade, tout peut encore s’arranger, car Créon est alerté par un devin : il doit délivrer la jeune fille pour éviter de grands malheurs. Mais quand il fait ouvrir le caveau, Créon découvre que Antigone s’est pendue. Le fils de Créon, qui était amoureux de sa cousine, se perce de son épée par désespoir de l’avoir perdue et l’épouse de Créon se suicide aussi, désespérée de la mort de son fils. Seuls survivent à l’hécatombe Créon et Ismène, soeur d’Antigone, qui sont des êtres raisonnables, sans passion.

Des interprétations inépuisables

Dès l’Antiquité, les malheurs de la famille royale de Thèbes ont fasciné les écrivains et les philosophes, qui les ont interrogés à travers des pièces de théâtre, des poésies, etc :

Oedipe était-il coupable des crimes qu’il a commis sans le savoir et qui étaient décidés dès avant sa naissance ?

Polynice était-il coupable de vouloir faire respecter par la force l’alternance de pouvoir promise par son frère ?

Jocaste était-elle coupable de n’avoir pas reconnu dans son deuxième époux l’enfant abandonné deux décennies plus tôt ?

Antigone était-elle coupable d’avoir sauvé l’âme de son frère ?

À toutes ces questions, le récit mythique répond oui, puisqu’il fait mourir les auteurs de ces actes, mais les interrogations des philosophes et notre sensibilité moderne sont moins affirmatifs.

Quels étaient les crimes de Jésus ?

Le procès de Jésus nous est raconté par les quatre évangiles, chacun apportant des détails complémentaires autour d’une même trame.

L’évangile de Jean, chapitre 18, précise que, après avoir présenté Jésus au grand prêtre juif Caïphe, qui le condamna à mort, les Juifs le conduisirent au prétoire, c’est à dire au tribunal des occupants romains, mais ils restèrent dehors pour ne pas subir un contact impur avec les païens. Durant le procès, le gouverneur Pilate fit donc des-va et-vient entre la salle où il interrogeait le prisonnier et l’extérieur où les responsables religieux attendaient son verdict  :

“Ils conduisirent Jésus de chez Caïphe au prétoire : c’était le matin. Ils n’entrèrent pas eux-mêmes dans le prétoire, afin de ne pas se souiller, et de pouvoir manger la Pâque.

Pilate sortit donc pour aller à eux, et il dit : – Quelle accusation portez-vous contre cet homme?

Ils lui répondirent : – Si ce n’était pas un malfaiteur, nous ne te l’aurions pas livré.

Sur quoi Pilate leur dit : – Prenez-le vous-mêmes, et jugez-le selon votre loi.

Les Juifs lui dirent : – Il ne nous est pas permis de mettre quelqu’un à mort.

C’était afin que s’accomplît la parole que Jésus avait dite, lorsqu’il indiqua de quelle mort il devait mourir.

Pilate rentra dans le prétoire, appela Jésus, et lui dit : Es-tu le roi des Juifs?

(Dans son dialogue avec le gouverneur, Jésus explique que son royaume n’est pas de ce monde) Il sortit de nouveau pour aller vers les Juifs, et il leur dit : – Je ne trouve aucun crime en lui.

(Pilate propose de relâcher Jésus mais les Juifs préfèrent que soit relâché un brigand nommé Barabbas)

“Prenant la parole, le gouverneur leur dit : – Lequel des deux voulez-vous que je vous relâche? Ils répondirent : – Barabbas.

Pilate leur dit : – Que ferai-je donc de Jésus, qu’on appelle Christ?

Tous répondirent : – Qu’il soit crucifié!

La flagellation du Christ, par Pierre-Paul Rubens, première moitié du XVIIe siècle,
Musée des Beaux-Arts de Gand.

L’évangile de Matthieu, chapitre 27 nous donne un détail intéressant du point de vue de la pensée mythique :

“Le gouverneur dit : – Mais quel mal a-t-il fait? Et ils crièrent encore plus fort : – Qu’il soit crucifié!

Voyant qu’il ne gagnait rien, mais que le tumulte augmentait, Pilate prit de l’eau, se lava les mains en présence de la foule, et dit :  – Je suis innocent du sang de ce juste. Cela vous regarde.

Et tout le peuple répondit : – Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants!

Alors Pilate leur relâcha Barabbas ; et, après avoir fait battre de verges Jésus, il le livra pour être crucifié.”

 

 

Détail du jugement de Ponce Pilate, peinture La Maesta,
par Duccio di Buoninsegna, 1308, Dôme de Florence :
le gouverneur se lave les mains du sang de Jésus.

On voit dans ces récits, et dans les compléments apportés par  les autres évangiles, que Juifs et Romains sont dans le même système de pensée, la pensée mythique, avec sa façon d’organiser les catégories :

  • La pureté : les Juifs autant que le gouverneur romain prennent soin de rester dans le pôle pur de la dualité pur/impur, les uns en s’abstenant d’entrer dans un lieu païen, l’autre en effectuant publiquement un rituel de purification.
  • Le temps identifié au destin, c’est à dire perçu comme catégorie unique, sans découpage entre le passé, le présent, l’avenir : tout est lié par la parole. Le procès de Jésus réalise des paroles prononcées par des prophètes il y a  bien longtemps ou par lui-même récemment. Et par les paroles “Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants”, les responsables juifs considèrent que leurs enfants (c’est à dire leurs descendants au sens large) participent à leurs actes et donc en acceptent les conséquences.  

Les paroles attribuées aux Juifs ont alimenté pendant des siècles l’antisémitisme des chrétiens qui considéraient eux aussi que les descendants participent aux actes de leurs ancêtres ! Alors même que les dernières paroles du Christ avant de mourir étaient : “Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font.”

Oeil pour oeil, dent pour dent

L’expression “Oeil pour oeil, dent pour dent, appelée “Loi du talion”,  se trouve dans la Bible, livre de l’Exode, chapitre 21, verset 22 à 27 :

“Si des hommes se querellent, et qu’ils heurtent une femme enceinte, et la fassent accoucher, sans autre accident, ils seront punis d’une amende imposée par le mari de la femme, et qu’ils paieront devant les juges.

Mais s’il y a un accident, tu donneras vie pour vie, oeil pour oeil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, blessure pour blessure, meurtrissure pour meurtrissure.

Si un homme frappe l’oeil de son esclave, homme ou femme, et qu’il lui fasse perdre l’oeil, il lui donnera la liberté, pour prix de son oeil. Et s’il fait tomber une dent à son esclave, homme ou femme, il lui donnera la liberté, pour prix de sa dent.”

 

Un appel à la modération

La loi du talion semble appeler à une vengeance sans pitié, mais en fait, au contraire, elle impose une modération. Selon certains commentateurs, on devrait traduire : “Pour un oeil, pas plus qu’un oeil, pour une dent, pas plus qu’une dent.”

D’après les récits que j’ai cités plus haut, pour le crime d’une seule personne, des villes entières étaient durement châtiées. Cette loi tente de recentrer le châtiment sur le seul coupable et d’épargner sa communauté. Elle tente d’estimer le prix d’un crime, c’est à dire de trouver une compensation équilibrée, au lieu d’une vengeance destructrice pour tout le groupe.

Bien entendu, notre sensibilité a  évolué de telle sorte que nous ne voulons plus compenser le délit par des mutilations barbares !

En outre, les Juifs avaient des villes refuges dans lesquelles les accusés pouvaient se réfugier sans que la famille qui les accusait d’un crime puisse les faire périr par vengeance, le temps que l’affaire soit jugée officiellement.

Mais la loi de Moïse était extrêmement dure à propos d’actes qui ne nous paraissent pas des crimes ! Ainsi, le Lévitique, au chapitre 18 énumère des actes méritant la mort (par exécution collective : la lapidation), parmi lesquels pratiquer l’adultère ou l’homosexualité ou coucher avec une femme au moment où elle a ses règles, donc au moment où son impureté est au maximum…

Une exécution par lapidation, gravure du XIXe siècle.

Déjà, aux alentours de notre ère, une piste pour faire évoluer la loi du talion vers une justice plus humaine était proposée par Jésus comme le rapporte l’évangile de Matthieu, chapitre 5 verset 39 à 48, discours connu sous le titre “Le Sermon sur la montagne” :

“Vous avez appris qu’il a été dit : oeil pour oeil, et dent pour dent. Mais moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, présente-lui aussi l’autre.

Si quelqu’un veut plaider contre toi, et prendre ta tunique, laisse-lui encore ton manteau.

Si quelqu’un te force à faire un mille, fais-en deux avec lui.

Donne à celui qui te demande, et ne te détourne pas de celui qui veut emprunter de toi.

Vous avez appris qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi.

Mais moi, je vous dis : Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent, afin que vous soyez fils de votre Père qui est dans les cieux ; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes.

Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous? Les publicains aussi n’agissent-ils pas de même?

Et si vous ne saluez que vos frères, que faites-vous d’extraordinaire? Les païens aussi n’agissent-ils pas de même?

Soyez donc parfaits, comme votre Père céleste est parfait.”

Le sermon sur la montagne, par Arsène Robert, 1870, église Saint-Martin de Castelnau d’Estrétefonds, photo Didier Descouens.

Jésus connaissait le chapitre 11 du Lévitique dans lequel le dieu des Hébreux dit à ceux qu’il a choisi pour être ses fidèles : “Vous serez saints parce que je suis saint.” Mais il renverse complètement la façon d’être saint : au lieu de foudroyer l’humain qui a le malheur de l’offenser, (comme je le raconte dans le thème “Le pur et l’impur” à propos de Nadab et Abihu ou dans le thème “L’objet merveilleux protecteur” à propos de l’arche d’alliance) le dieu proposé par Jésus supporte toutes les offenses, il est d’une non-violence absolue !

Jésus incite ses auditeurs à imiter cette non violence absolue, pour se diriger vers la sainteté absolue. À ma connaissance, il n’a pas beaucoup été écouté. 

Vers une justice à visage humain ?

Les mythes et légendes que j’ai évoqués dans cet article et à propos du thème “Les jugements” permettent de comprendre que, dans le domaine de la justice, les représentations mentales dominantes pendant des siècles étaient l’expression d’un culte de la puissance : on considérait que le dépositaire de l’autorité devait agir avec violence pour montrer sa puissance, comme le font les dieux.

Dans toutes les civilisations, la justice a  été rendue sous autorité divine et même dans celles qui se prétendaient inspirées par les paroles du Christ, elle s’est montrée extrêmement violente, pratiquant la torture, infligeant des châtiments corporels, des mutilations, des peines disproportionnées par rapport aux fautes.

Petit à petit, face au visage hideux de cette justice soit-disant d’origine divine mais si peu respectueuse de la dignité des humains, des voix ont demandé de prendre l’humain comme référence et non plus un divin qui ne se manifeste que par la force brutale.

Aujourd’hui, dans beaucoup de pays, il y a encore du chemin à parcourir pour que le visage de la justice ne soit plus un visage de violence…

En France, la peine de mort a été abolie en 1981.

Une salle de mise à mort par injection, dans la prison de Saint-Quentin aux Etats Unis. Inaugurée en 2010, elle offre aux exécuteurs tout le confort moderne.

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