10. Rencontres d’amour ou de haine

Laissons notre ami conteur à son travail. Nous, nous allons discrètement rendre  visite à notre princesse. Elle  dit à Pivoine qui lui apporte le plateau du petit déjeuner :

– J’ai pensé qu’aujourd’hui, vous pourriez aller voir votre grand-mère pour la réconforter et me rapporter de ses nouvelles. Dites lui bien que je pense beaucoup à elle et que je lui souhaite de vite se rétablir. Avant de partir, n’oubliez pas de passer aux cuisines prendre quelques douceurs à lui offrir.

Pivoine a les yeux brillants de joie :

– Oh oui, je vais aller voir Grand-mère et lui apporter ce qu’elle aime…Non… Messire Armoise va me gronder.

– De quel droit Messire Armoise vous gronderait-il ?

– Grand-mère adore les brioches tartinées de beurre, mais Messire Armoise lui interdit d’en manger parce que ce n’est pas bon pour son cœur.

– Bah ! Messire Armoise n’en saura rien. Elle peut bien manger un peu de beurre tout de même !

– Oui, dit Pivoine joyeusement, je lui apporterai une jolie brioche et un petit pot de beurre. Ça ne la rendra pas malade, un tout petit pot de beurre.

Pivoine met sa robe rouge assortie à un petit voile qui lui arrive juste aux épaules et qui souligne joliment son visage rond, un peu de poudre de coquelicot sur ses joues et ses lèvres. Vive comme un écureuil, elle court aux cuisines, puis, quelques minutes plus tard, la voilà à la grille du palais, toute pimpante, un panier à son bras.

Tous les gardes alignés devant la sortie restent de marbre en reconnaissant la jeune fille, sauf un qui s’approche d’elle :

– Bonjour Demoiselle Pivoine, vous allez faire des courses de bien bonne heure.

Le soldat est jeune. Il a des oreilles légèrement pointues et des petits yeux brillants. Il sourit en découvrant de grandes dents blanches. Chaque fois qu’il voyait la jeune fille sortir du palais avec sa grand mère, il lui faisait des compliments auxquels elle répondait par des sourires, en rougissant, flattée de l’intérêt d’un personnage vêtu d’un si bel uniforme. Aujourd’hui, le soldat est tellement content de la voir enfin seule qu’il s’enhardit à lui demander où elle va de si bon matin.

– Je vais voir ma grand-mère qui est malade, répond Pivoine, avec son habituel sourire.

– Et qu’est-ce que vous portez là ? dit-il en se penchant vers le panier, ça sent diantrement bon.

– Une brioche et un petit pot de beurre, pour ma grand-mère.

– Vous a-t-on déjà dit que vous avez de jolis yeux en amande ?

Pour cacher son trouble face au beau soldat qui la domine d’une tête, Pivoine ne sait que continuer à sourire.

– Et vous avez une petite bouche rouge comme une cerise.

Pivoine sourit toujours, en penchant la tête à droite.

– Vous avez des joues rondes et rouges comme des pommes.

La cervelle tournée par tant de compliments, Pivoine sourit en penchant la tête à gauche et dit :

– Je suis un vrai panier de fruits !

Le jeune homme éclate de rire, ravi du jeu de mots et de mains qu’elle lui offre si innocemment :

– C’est tout à fait ça, et moi, j’ai envie de vous croquer.

Elle le laisse lui prendre la main et lui murmurer :

– Quelle jolie petite main fine !

De plus en plus troublé par tant de proximité, il lui caresse le bras :

– Et ces jolis petits bras bien potelés, on dirait de la pâte d’amande, miam !

A ces mots, Pivoine rit tellement qu’elle est obligée de poser son panier. Le jeune homme aussitôt s’en saisit et dit :

– Il est trop tôt pour aller chez votre grand-mère, la pauvre femme doit dormir encore, il faut la laisser se reposer. Venez plutôt vous promener avec moi dans le parc !

Il part à grandes enjambées vers une petite porte au fond de la cour, Pivoine trottinant derrière lui et criant :

– Mon panier, rendez-moi mon panier !

Le jeune homme ouvre la porte, suit un long couloir et pousse une autre porte. Les voilà tous les deux dans un grand parc peuplé d’arbres très hauts. Pivoine regarde de tous côtés, l’air émerveillé :

– Oh ! Que c’est joli ici, je ne connaissais pas cet endroit.

– Venez, ma belle, je vais vous le faire visiter. Il y a des lapins, des biches, plein d’oiseaux.

– On dirait un bois sauvage. Il n’y a pas de loup ? demande Pivoine, d’une petite voix.

– Des loups… peut-être… N’ayez pas peur, avec moi, vous ne risquez rien, venez près de moi.

Comme elle se rapproche, il lui murmure tendrement :

– Vous voyez cette petite maison ? C’est un endroit où les jardiniers rangent leurs outils, voulez-vous  venir avec moi vous y reposer ?

Oubliant sa grand-mère, Pivoine éprouve tout à coup le besoin impératif de se reposer. Elle se sent toute bizarre, les jambes flageolantes, une étrange sensation au creux du ventre  et la tête qui tourne ! Oui, un peu de repos lui fera du bien, se dit-elle en prenant la main du garçon pour qu’il la conduise.

 

Tandis que Pivoine découvre la cabane des jardiniers, Rose découvre les professeurs et les élèves de sa nouvelle école. Bof, me direz-vous, une école, même Royale, ce n’est pas très intéressant : des cours, des discours…

 

Vous avez raison, laissons notre princesse se débrouiller seule, et repartons dans les orangeraies de la région Est, où les deux espions se préparent à une nouvelle journée d’exploration. Le jeune voleur prend la parole :

– Aujourd’hui, on travaille encore pour le commandant, mais demain, vous passerez le fleuve pour aller chez les Malimbas et moi, je rentrerai à Sanara dire que tout est calme. Si vous voulez, j’irai voir votre famille, je leur dirai où vous êtes et que tout va bien pour vous.

– Merci beaucoup. Vous pouvez leur dire aussi que dès que je pourrai je les aiderai à venir en pays Malimba. S’ils restent à Sanara, ils vont passer leur vie à payer cette amende injuste. 

Le jeune voleur n’ose pas lui avouer qu’il réfléchit déjà à un moyen d’aider les familles des condamnés à payer ce qui lui semble, à lui aussi, une dette injuste. « La responsable de l’agression, c’est la prêtresse. Pendant le procès, elle n’a rien fait pour les aider et elle a largement les moyens de payer. Je trouverai bien comment la forcer à le faire… »

En remontant l’allée d’une orangeraie en parfait état, comme toutes celles qu’ils ont vues, ils arrivent en vue de la maison du propriétaire. Alertée par le bruit des sabots, une femme sort d’une grange, un seau à la main. Elle les regarde avec haine et leur crie de s’en aller en les traitant d’abominables marchands de chair humaine.

Un homme arrivé en courant pousse la femme vers la grange mais elle refuse de s’en aller et proteste :

– Ça va nous porter malheur, ces histoires ! Ils vont pas se laisser faire, et ils viendront prendre les nôtres ! Je veux pas qu’on me prenne mes filles !

– Ne l’écoutez pas, elle dit n’importe quoi ! crie l’homme vers les deux jeunes gens.

– Nous partons, Messire, dit le jeune voleur, nous ne voulons pas vous déranger plus longtemps.

Le couple part vers la grange en se disputant et les deux garçons quittent le domaine.

– On a enfin appris quelque chose ! dit Renard-du-désert.  Cette femme a peur qu’on enlève ses filles, donc, les Malimbas se livrent bel et bien à des exactions chez nous !

– Désolé de vous contredire, cher ami, mais nous n’avons rien appris de nouveau. Et, dans cette affaire, les Malimbas ne sont pas coupables mais victimes.

Devant l’air étonné de Renard-du-désert, le jeune voleur continue :

– Le commandant Archer pense que des soldats de notre armée traversent le fleuve pour aller piller de l’autre côté et enlever des filles pour les vendre à Sanara. Ils doivent traverser dans les environs, puisque cette femme a peur que les Malimbas se vengent. Tout le monde doit être au courant mais personne n’ose rien dire. Logiquement, les soldats les transportent par charriot. Donc, il faut chercher un gué accessible aux charriots…

En longeant le fleuve, les deux espions ne tardent pas à arriver à un endroit où son cours est plus étroit et traversé par des rochers plats visiblement installés de main humaine : c’est le gué qu’ils cherchent.

– Inutile d’aller plus loin, ce doit être là, dit le jeune voleur. Bon, on arrête l’enquête et on repart.

Mais Renard-du-désert considère qu’il est trop tôt pour arrêter l’enquête. Il décide d’aller se cacher sous les arbres qui bordent le fleuve, pour découvrir qui emprunte ce passage entre les deux pays. Agacé par cet excès de zèle, le jeune voleur hésite puis rejoint son compagnon sous les arbres :

– Je ne peux pas vous laisser seul, je me sens responsable de vous.

Renard-du-désert répond, sans quitter des yeux le fleuve :

– Merci, mais je suis assez grand pour me débrouiller tout seul. Ici, je suis bien caché, je ne crains rien.

Un rire dans son dos et une voix moqueuse :

– Vous ne craignez rien, vous êtes sous la protection de l’armée royale !

Il se retourne et se trouve face à un soldat qui pointe une épée sur lui. Deux autres soldats sortent des buissons et forcent le jeune voleur à mettre pied à terre. En un tour de main, voilà les deux jeunes les mains attachées dans le dos et forcés de rester assis par terre. Renard-du-désert murmure tout bas :

– Je reprends à mon compte ce que vous avez dit tout à l’heure : je me sens responsable de vous avoir entraîné dans cette affaire. Et je vous en demande pardon.

– Vous ne pouviez pas deviner. Une fois de plus, vous avez voulu bien faire le travail et voilà où ça vous a mené. J’ai souvent remarqué que les gens qui ont le travail le plus dur ne sont pas ceux qui s’enrichissent.

Tenez, les pêcheurs… c’est un métier difficile, dangereux.  Et les jours où la mer les empêche de sortir leur barque, ils n’ont rien à manger. Et à côté de ça, vous en voyez dans les bureaux, chez les changeurs, chez les collecteurs d’impôts, vous les voyez gras comme des beignets au fromage, qui font les importants, qui parlent haut, qui s’agitent.

On voit que l’argent ne leur manque pas, mais ils font comment pour le gagner ? C’est pas eux qui tissent ou qui font le pain, ou qui poussent la charrue, quelle chose utile ils font pour gagner tant d’argent ?

– Fermez-la ! crie un soldat, en cinglant le jeune voleur avec une branche coupée à un arbre. Vous avez intérêt à ne pas tant caqueter quand Messire Requin arrivera. Il n’aime pas les forts en gueule.

– Fermez-la vous-même, lui dit son collègue. On dit simplement Messire, sans le nom.

Le jeune voleur continue à parler mais si doucement que seul Renard-du-désert peut l’entendre :

– Moi, je trouve injuste que les uns aient tout et les autres rien. Je suis pour l’égalité. Egalité et Liberté. C’est ma devise.

Renard-du-désert répond aussi doucement :

– C’est une belle devise, mais si vous pouviez ajouter un autre mot, ça serait mieux il me semble. Une devise en deux mots, c’est un peu court.

– Je vais chercher. Et puis, la liberté en premier. C’est le plus important pour moi.

 

Un cheval arrive et s’arrête près des soldats. Des mots échangés. Le cheval s’approche des prisonniers que les soldats prennent par les aisselles pour les mettre debout face à l’arrivant. Celui-ci examine les garçons et eux le regardent. Il a le visage barré par une cicatrice et l’une de ses orbites est vide. Les cheveux en bataille et la barbe mal taillée, il transpire l’arrogance par tous ses pores. Il laisse tomber trois mots :

– A la mine.

Un soldat dit :

– Ils sont beaux, ça rapporterait plus de les vendre avec les filles.

– Abruti ! Ils sont trop vieux ! Pour ça, il faut les prendre tout petits.

L’estomac retourné par le dégoût, le jeune voleur se met à hurler :

– Pourriture ! Fumier ! Espèce d’ordure !

Il crache à la figure de Messire Requin. Un instant figé par la surprise, l’homme hurle de rage et lève sa cravache pour lacérer le visage du garçon, mais celui-ci s’est déjà laissé tomber par terre et roulé en boule, face au sol. Descendu de cheval, l’homme le frappe à coup de pieds de toutes ses forces pour l’obliger à se retourner. Renard-du-désert crie et tente de bousculer l’agresseur en se jetant sur lui, mais il est déséquilibré par ses mains liées dans le dos. Il tombe par terre. L’homme commence à passer sa rage sur lui,  mais les deux soldats le maîtrisent :

– Laissez-les, on n’en tirera rien si vous les tuez. Ils sont à nous autant qu’à vous.

– Même plus à nous qu’à vous puisque c’est nous qu’on les a attrapés.

Essoufflé, transpirant, Messire Requin finit par se calmer.

– C’est moi le chef, c’est moi qui décide.

Il se penche pour saisir le jeune voleur par les cheveux et l’obliger à lever la tête. Soufflant sur lui une haleine avinée, il lui murmure :

– Dans pas longtemps, on se retrouvera. Tu vas voir comment je vais te l’arranger ta jolie petite gueule. Et je vais faire durer ton plaisir, je t’en réponds !

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