Violences en famille : les mythes I

La conscience d’appartenir à une famille est propre à l’espèce humaine : aucun autre être vivant n’affirme autant de liens avec des ancêtres, des descendants et des collatéraux. C’est peut-être parce que la notion de famille est culturelle et non pas naturelle qu’elle donne lieu à tant de cas de violences, car ces liens ne sont pas toujours faciles à organiser : au sein du réseau familial, l’individu peut se sentir soutenu, soulagé, aidé par ces liens, ou bien se sentir étouffé, écrasé ; et il peut aussi s’affirmer dans le réseau familial en aidant les autres à s’affirmer aussi, ou bien en les écrasant.

Je parlerai des familles harmonieuses dans le thème “Paternités et maternités merveilleuses”, en lien l’épisode 11.

Je commence  par le côté obscur de la force. Et vous allez voir qu’il peut être vraiment obscur !

Les familles des dieux

Beaucoup de récits mythiques racontent l’origine du monde, quand les dieux venaient juste d’émerger du néant. Comme chacun cherchait déjà à s’affirmer par rapport aux autres, les pulsions de destruction s’exerçaient forcément entre membres de la famille.

J’ai évoqué dans le thème “Le pouvoir absolu” les violences familiales des dieux : je vous rappelle que chez les Grecs, Cronos castre son père Ouranos ; une fois en possession du pouvoir, il entreprend de dévorer ses propres enfants pour qu’ils ne soient jamais ses rivaux, avant d’être lui même destitué par son fils Zeus, sauvé par une ruse de sa mère et élevé en secret ; en Mésopotamie, Mardouk tue et dépèce sa grand-mère Tiamat, tandis qu’en Egypte, Seth tue et découpe son frère Osiris, etc.

Le point commun de toutes ces situations de violence : la volonté de puissance.

Jupiter (Zeus) enfant nourri avec le lait de la chèvre Amalthée, par Jacob Jordaens, vers 1640, musée du Louvre. Les nymphes et les satires étaient des divinités mineures, chargées de veiller sur les paysans et les troupeaux.
C’est dans ce milieu rural paisible que le futur maître de l’univers a été élevé, à l’abri de la fureur paternelle. 

Les familles humaines

Sachant que les hommes sont faits à l’image des dieux (ou l’inverse), vous vous doutez que la volonté de puissance est aussi présente dans les familles humaines que chez les dieux. 

Avant de passer en revue les violences familiales que nous racontent les mythologies, il me faut évoquer un point que je détaillerai dans le thème “Les paternités et maternités merveilleuses” : la conception mythique de l’engendrement.

Selon la pensée mythique, les rôles dans la mise au monde d’enfants se répartissent ainsi : l’homme seul fournit la semence, la femme est la terre qui fait pousser cette semence unique. Cette conception influence les rapports de force dans la famille : puisque le père est seul à donner la vie, il a beaucoup plus d’importance que la mère dans les décisions à prendre concernant la vie ou la mort des enfants. Puisque les enfants doivent la vie à leur père, ils lui doivent un dévouement plus important qu’ à leur mère.

les Enfants abandonnés

Oedipe enfant ranimé par le berger qui l’a détaché de l’arbre, par Antoine-Denis Chaudet, 1810, Musée du Louvre.

L’abandon est une forme fréquente de violence dans les récits mythologiques, mais il n’est pas pratiqué pour les mêmes raisons par un homme ou par une femme.

L’abandon décidé par un homme

Quand un homme décide un abandon, c’est que l’enfant représente une menace : soit parce qu’un oracle prédit que ce petit provoquera plus tard de grands malheurs, par exemple tuer son propre père (Oedipe) ou son grand-père (Persée) ou entraîner la destruction de sa ville (Pâris) ; soit parce que l’homme lui-même voit dans ce nouveau-né une menace pour son pouvoir.

L’abandon de Pâris

J’ajoute ce récit d’abandon venant des Grecs à ceux concernant Oedipe (que j’ai évoqué dans le thème “La justice : oeil pour oeil, dent pour dent”) et Persée (que j’ai évoqué dans le thème “Les femmes vierges”).

Le berger Pâris, par Jean-Baptiste Desmarais, 1787, Musée des Beaux-Arts du Canada, Otawa.
Le jeune homme porte le bonnet phrygien, typique de sa région natale. Il a son bâton de berger et un chien. Il contemple pensivement la pomme d’or qu’il va devoir offrir à une déesse. Peut-il imaginer les conséquences vertigineuses de son choix ?

Le roi et la reine de Troie avaient déjà deux enfants, Hector et Cassandre. Quand la reine fut à nouveau enceinte, Cassandre, qui avait le don de prophétie, déclara que cet enfant provoquerait la destruction de Troie. Selon d’autres récits, ce n’est pas la soeur de Pâris qui demanda qu’on le tue, mais un autre devin. Toujours est-il que le roi Priam, conscient de la nécessité pour lui de ne pas mettre en danger sa ville, ordonna d’exposer son fils sur le mont Ida.  Le berger qui l’avait abandonné dans la montagne le retrouva quelque temps plus tard en pleine forme, car une ourse l’allaitait. Le berger le recueillit et l’éleva comme son propre fils, lui enseignant son métier.

Devenu adulte, le berger Pâris fut choisi par Zeus pour arbitrer un concours de beauté divin (voir le thème “Les jugements”), puis il participa à des jeux sportifs donnés à l’occasion de funérailles, comme c’était la coutume. Il dépassa tous les autres concurrents et sa soeur Cassandre, grâce à ses dons de divination, devina sa véritable identité.

 

Officiellement réintégré dans ses droits de prince troyen, Pâris sera quelque temps après envoyé comme ambassadeur auprès de Ménélas, roi de Grèce. La femme de Ménélas était Hélène, la plus belle femme du monde et Pâris en tomba amoureux. En l’emmenant à Troie, il provoqua la guerre puis la destruction de sa ville. Les humains ne peuvent changer le Destin, semble dire le mythe…

L’abandon de Rémus et Romulus

Dans la mythologie romaine, avant la fondation de Rome, la ville importante de la région était Albe. Deux frères devaient régner en alternance un an chacun, Numitor et Amulius. Mais quand ce fut le tour de Numitor, Amulius refusa de céder sa place et chassa son frère. Et pour être sûr que son frère n’aurait pas de descendance, il obligea sa fille unique, Rhéa Silvia, à se faire vestale, donc à faire voeu de virginité.

Mais le dieu Mars vint la visiter en rêve pendant son sommeil. Et comme les dieux sont très efficaces quand il s’agit de fécondation,  Rhéa Silvia mit au monde des jumeaux. Ayant failli à son voeu de virginité, Rhéa Silvia fut ensevelie vivante, selon la tradition pour les filles enceintes hors mariage. Une version plus optimiste raconte que Rhéa Silvia fut simplement jetée en prison, parce que sa cousine, la fille d’Amulius, voulait continuer à la voir.

 

Mars et Rhéa Silvia, par Rubens, vers 1620, Musée Liechtenstein à Vienne. Dans cette  représentation, la vestale n’est pas endormie : elle assume sa fonction de gardienne du feu sacré, mais son visage exprime la stupeur qui la frappe à la vision du dieu. Elle ne semble pas du tout en état de s’opposer à son désir.

Quel que fût son triste sort, la pauvre Rhéa Silvia n’était pas en situation de protéger ses enfants. Sur ordre d’Amulius, les deux bébés furent jetés dans le Tibre, comme c’était la coutume pour tuer les enfants qu’on ne voulait pas garder. Le berceau contenant les bébés s’échoua sur les bords du Tibre et une louve vint allaiter les petits affamés. Puis un berger recueillit les enfants et les éleva. À l’âge adulte, ils se feront remarquer par leur force de caractère et s’empareront du trône en tuant Amulius. Puis ils décideront de fonder une autre ville, mais ça, c’est une autre histoire, que je raconte un peu plus loin, sous le titre “Violences entre frères”.

Romulus et Rémus recueillis par Faustulus, par Pietro da Cortona, vers 1643, Musée du Louvre.

L’abandon décidé par une femme

Les femmes qui abandonnent leur enfant le font par obligation sociale, parce qu’elles ne sont pas en situation d’assumer cet enfant, conçu hors mariage, souvent par suite d’un viol. Sans vouloir la mort de l’enfant, elles se soumettent, de gré ou de force, à la loi des hommes, pour tenter d’en éviter les dures conséquences pour elles-mêmes, mais la vérité finit toujours par éclater.

L’abandon de Karna par Kunti

Dans la mythologie hindoue, la jeune Kunti a l’imprudence de prononcer une formule magique qui lui permet d’invoquer un dieu pour s’en faire féconder. (J’ai évoqué ce récit dans le thème “Les femmes vierges”.) Ayant convoqué le dieu soleil, elle veut le repousser au dernier moment, mais, comme une parole sacrée doit toujours s’accomplir, il lui impose un rapport qui donnera naissance à Karna. 

Âgée d’à peine 15 ans, sans mari, Kunti abandonne le bébé dans un panier posé au fil de l’eau d’une rivière. Il sera recueilli et élevé par un charretier. Comme il  a dans son corps des marques de son origine solaire (des oreilles et des pectoraux en or !) elle le reconnaîtra facilement longtemps après.

À la veille de la grande bataille qui va opposer les cinq Pandava (fils du roi Pandu et de ses deux épouses) et leurs cousins les Kaurava, Kunti vient demander à Karna, champion du camp des Kaurava, de rejoindre les Pandava qui sont ses demi-frères. Il refuse courtoisement mais fermement, comme le raconte Serge Demetrian :

“Noble dame, tu sembles oublier que, me rejetant dès ma naissance, tu m’as privé de mes droits de kshatriya (caste des guerriers) et tu m’as fait élever selon les coutumes d’une autre caste. Tu n’as jamais pris soin de moi. Hélas, il est trop tard pour redevenir le frère des Pandavas. Depuis longtemps, je me suis lié au sort des Kauravas. Ils m’ont accepté, m’ont aidé, m’ont honoré. Il serait lâche de les abandonner à la veille de la guerre. Néanmoins, ton intercession ne sera pas inutile. Je te promets de ne pas tuer les Pandavas, excepté Arjuna, car lui-seul est mon égal. Ainsi, avec les quatre autres fils de Pandu, il te restera encore cinq fils.”

Les cinq Pandava, par Jijithnr, Wikimedia Commons. 

L’abandon d’Ion par Créuse

Dans la mythologie grecque, Créuse, princesse athénienne,  est violée par Apollon, “alors qu’elle était à peine plus qu’une enfant”, comme le raconte Edith Hamilton, d’après une pièce de théâtre du grec Euripide :

“Elle n’osa rien dire à ses parents. Ainsi que maints récits le prouvent, le fait que le séducteur était un dieu et ne pouvait être repoussé, ne valait pas comme excuse. En avouant, une jeune fille risquait la mort. Lorsque son temps fut venu, Créuse se rendit seule dans une grotte et mis un fils au monde. Elle l’abandonna, promis à la mort. Plus tard, poussée par un désir lancinant d’apprendre ce qui lui était arrivé, elle y retourna. La grotte était vide et on n’y voyait nulle trace de sang. Mais chose étrange, les vêtements moelleux dont elle l’avait enveloppé, un voile et une mante tissés de ses mains, tout avait disparu.”

Créuse va vivre en s’interrogeant douloureusement sur ce qu’est devenu son enfant. Elle va néanmoins se marier, mais elle ne parviendra pas à donner un fils à son mari, qui en désire vivement un. Ils vont donc en pèlerinage à Delphes, le célèbre sanctuaire d’Apollon. Lisons encore le récit d’Edith Hamilton :

“Laissant son mari dans la ville en compagnie des prêtres, Créuse monta seule au sanctuaire. Dans la cour intérieure, elle rencontra un superbe adolescent revêtu d’habits sacerdotaux. Tout en chantant un hymne à la louange du dieu, il purifiait avec ferveur le lieu sacré, en l’aspergeant d’eau contenue dans une coupe d’or.”

Après des questionnements et des explications émouvantes entre Créuse, son mari et le bel adolescent, nommé Ion, les vêtements avec lesquels Créuse avait enveloppé le bébé sont apportés par la prêtresse. Créuse y voit la preuve irréfutable que l’enfant que la prêtresse a trouvé posé sur le seuil du temple et qu’elle a élevé comme une mère est bien celui qu’elle a mis au monde dans une grotte. Et puis…

Pallas Athéna, copie romaine datant des environs de notre ère, d’après un original grec du IVe siècle avant notre ère,
Musée du Louvre. 

“Venant d’en haut, une lueur radieuse apparut soudain et tous deux levèrent les yeux. Alors toute détresse fit place à l’émerveillement, car une forme divine se tenait au dessus d’eux, belle et majestueuse au delà de toute comparaison. – Je suis Pallas Athéna, dit la vision. Apollon m’envoie te dire qu’Ion est son fils et le tien. Il l’emmena jusqu’ici depuis la grotte où tu l’avais abandonné. Emmène-le à Athènes avec toi, Créuse, il est digne de régner sur mon pays et ma cité.”

Décidément, dans cette histoire, Apollon est lâche jusqu’au bout : après avoir fait souffrir Créuse physiquement et moralement, il ne vient pas reconnaître son fils et consoler la malheureuse mère, il envoie sa demi-soeur Athéna faire le travail à sa place…

La pièce de théâtre dont Edith Hamilton s’inspire pour son récit date du Ve siècle avant l’ère commune. Dans l’introduction à son chapitre, Edith Hamilton nous dit à propos de cette oeuvre, qui est critique vis à vis d’Apollon, violeur et père absent : “Si de telles oeuvres attiraient les foules dans les théâtres d’Athènes, c’est que déjà avait sonné le glas de la mythologie grecque.”

C’est à dire que, déjà au Ve siècle avant notre ère, les récits mythiques n’étaient pas aveuglément respectés par les Grecs, qui se permettaient de les interroger et de les interpréter. Le  Parthénon d’Athènes a été construit de – 447 à – 434. Il était donc splendide à l’époque d’Euripide qui a vécu de – 480 à – 406 et les cérémonies qui s’y déroulaient étaient suivies par une foule immense. Ce n’était donc pas la fin (le glas) de la religion, mais la fin des croyances aveugles, même si un philosophe comme Socrate (- 470 à – 399) a payé de sa vie le fait d’interroger le mythe par la philosophie. Car il y avait déjà des “intégristes” qui ne supportaient pas l’interprétation des textes fondateurs de leurs rites…

les Enfants tués

Le scénario des infanticides les plus célèbres de la mythologie est différent selon qu’il s’agit des pères ou des mères.

Les mères infanticides

D’après les récits, la pulsion infanticide d’une femme prend racine dans sa relation avec un homme. Dans le premier exemple que j’évoque ci-après, il y a un retournement de l’amour en haine, et la femme élimine la descendance qu’elle a donnée à cet homme. Comme il s’agit d’un roi, il est doublement puni : en tant que père et en tant que roi qui ne pourra pas transmettre son royaume à un successeur.

Même si, dans la pensée mythique, la mère n’est que le support sur lequel pousse la semence du père, son rôle de protectrice du nouveau-né et d’éducatrice du petit enfant est tout de même fondamental ! Et quand le récit la montre comme une tueuse, les auditeurs antiques du mythe devaient en être aussi choqués que nous le sommes, des milliers d’années plus tard.

Philomène et Procné

Ayant quitté sa famille pour se marier avec le roi Térée (ou Téréus), Procné s’ennuyait de sa soeur Philomène. Pour permettre à son épouse de revoir sa soeur, Térée partit chercher Philomène à Athènes. Sur le chemin du retour, il abusa de la jeune fille, puis lui coupa la langue pour l’empêcher de raconter son malheur et l’enferma dans le bâtiment réservé aux esclaves. Et il fit croire à Procné que sa soeur était morte en route.

Mais si Philomène ne pouvait plus parler, elle savait très bien tisser et elle réalisa une tapisserie qui mettait en images ce qu’elle avait subi. Une vieille esclave apporta la tapisserie à Procné. Entre sa chère soeur victime et son mari violeur, Procné eut vite choisi son camp.

Pour punir son mari le roi Térée, Procné tua donc Itys, le fils qu’elle lui avait donné, le fit cuire et le lui fit manger. Puis elle lui apporta la tête de l’enfant pour bien lui faire comprendre l’étendue de son malheur. Atterré par la mort de son fils, Térée resta sans réaction. Philomène et Procné en profitèrent pour s’enfuir mais les dieux ne permirent pas que des êtres capables de tels crimes restent des humains. Ils les métamorphosèrent en oiseaux : Philomène qui ne pouvait plus parler devint une hirondelle, Procné un rossignol et Térée une huppe. Certains auteurs font ressusciter Itys.

Philomèle et Procné montrent la tête d’Itys à Térée. Gravure d’Antonio Tempesta pour une édition du XVIe siècle des Métamorphoses d’Ovide, livre 6.  XVIIe siècle, Musée des Beaux Arts de San Francisco. Dans la partie gauche, au fond, les deux femmes tuent l’enfant, au premier plan, elles présentent sa tête et ses membres à son  père.

La pulsion infanticide chez les marâtres

Le personnage de la marâtre est tellement présent dans les mythes et les contes qu’il me faudrait écrire une encyclopédie pour tout recenser ! À l’origine, ce terme désignait simplement la seconde épouse d’un homme, par rapport aux enfants qu’il avait eus d’un premier mariage, comme nous disons aujourd’hui belle-mère. Mais les deuxièmes épouses se sont fait une telle réputation de rejet des premiers enfants de leur mari que le terme est devenu synonyme de méchante mère, même quand il s’agit d’une mère biologique.

Voici deux exemples célèbres issus des mythologies : la marâtre tente de faire périr les enfants qu’elle n’a pas portés elle-même, mais n’y parvient pas. Dans ces deux cas, il n’y a pas de retournement de l’amour pour le père, la haine est directement projetée sur les enfants, parce qu’une autre que la marâtre les a portés et qu’elle veut effacer la trace vivante de cette autre relation de son mari.

Phrixos et Hellé

Selon la mythologie grecque, Athamas, roi d’une région de Grèce nommée la Béotie, avait deux enfants : un garçon nommé Phrixos et une fille nommée Hellé. Il se lassa de la mère de ses enfants, la répudia et se remaria.

Sa seconde épouse, qui s’appelait Ino, fut jalouse des enfants du premier mariage ; elle mit au point un stratagème particulièrement pervers pour s’en débarrasser, en tentant de les faire  assassiner par leur propre père !

Elle conseilla aux femmes de sa région de faire griller les semences. Bien entendu, les graines ne germèrent pas et la famine frappa la Béotie. Les femmes se gardèrent bien d’avouer leur bêtise et Athamas envoya des messagers interroger l’oracle pour savoir ce qu’il devait faire. Mais Ino corrompit les messagers pour leur faire dire ce qu’elle voulait : que les dieux exigeaient le sacrifice des enfants du roi pour faire cesser la famine. Cette manoeuvre compliquée faillit réussir, mais…

Hellé et son frère Phrixos sur le dos du bélier à la toison d’or, dos d’un miroir en argent, IIe siècle de notre ère. Palais Massimo, Rome,
photo Carole Raddato.

Comme Athamas avait ordonné la mise à mort de ses enfants, leur vraie mère implora le dieu Hermès de les sauver. Il leur envoya un énorme bélier volant, dont le pelage était d’or. Les deux enfants montèrent sur son dos et la mère leur recommanda de ne pas regarder vers le bas pendant le vol.

Mais vous connaissez l’indiscipline des femmes : Hellé ne put s’empêcher de regarder vers le bas ! Prise de vertige, elle tomba dans la mer, car ils étaient en train de survoler ce que nous appelons aujourd’hui le détroit des Dardanelles, le passage qui relie la mer Méditerranée et la mer Noire.

Le bélier se posa dans le pays que nous appelons aujourd’hui la Géorgie.

Il fut sacrifié à Zeus et sa toison d’or, conservée dans le temple, fut l’objet de la convoitise de Jason, qui parvint à s’en emparer grâce à l’aide de Médée la magicienne.

Agar et Ismaël chassés dans le désert

Dans la mythologie hébraïque, Sarah vécut longtemps avec son mari Abraham sans pouvoir lui donner d’enfant. Elle offrit donc son esclave Agar comme concubine à Abraham, et par cette jeune femme, Abraham devint père. Or, par un miracle divin, Sarah devint mère elle aussi, à plus de quatre-vingts ans et alors que son mari était lui-même centenaire. Abraham se retrouva donc avec deux fils : le fils aîné, Ismaël, était né d’une esclave ; le fils cadet, Isaac, était né de l’épouse légitime. Mais Sarah ne supportait pas cette situation, comme le raconte le livre de la Genèse au chapitre 21, versets 10 à 19 :

“Elle dit à Abraham : Chasse cette esclave et son fils, car le fils de l’esclave n’héritera pas avec mon fils, avec Isaac. Cette parole déplut beaucoup à Abraham, à cause de son fils. Mais Dieu dit à Abraham : – Ne te tracasse pas à cause de ton fils et de ton esclave. Accorde à Sarah tout ce qu’elle te demande ; car c’est d’Isaac que sortira une postérité qui te sera propre. Je ferai aussi une nation du fils de ton esclave ; car il est ta postérité.

Abraham se leva de bon matin ; il prit du pain et une outre d’eau, qu’il donna à Agar et il plaça sur son épaule l’enfant, et la renvoya. Elle s’en alla et s’égara dans le désert de Beer Schéba.

Quand l’eau de l’outre fut épuisée, elle déposa l’enfant sous un arbrisseau et alla s’asseoir en face, à une portée d’arc ; car elle disait : – Je ne veux pas voir mourir mon enfant ! Elle s’assit donc en face de lui et se mit à pleurer. Dieu entendit la voix de l’enfant ; et l’ange de Dieu appela du ciel Agar, et lui dit : Qu’as-tu, Agar ? N’aies pas peur, car Dieu a entendu la voix de l’enfant dans le lieu où il est. Lève-toi, prends l’enfant, saisis-le de ta main; car je ferai de lui une grande nation. Et Dieu lui ouvrit les yeux, et elle vit un puits d’eau ; elle alla remplir d’eau l’outre, et donna à boire à l’enfant.”

 

 

 

Agar et Ismaël dans le désert, par jean-François Millet, fin des années 1840, collection particulière. L’histoire de la concubine d’Abraham est représentée soit, comme ici, au moment le plus dramatique, quand elle souffre de la soif dans le désert, soit au moment plus léger où l’ange lui porte secours.

En envoyant son fils dans le désert, Abraham faisait preuve d’une grande confiance dans son dieu, car, seuls dans le désert, une femme et un jeune enfant n’avaient aucune chance de survie et c’est pourquoi j’ai placé ce récit dans cette section des marâtres infanticides. Mais, parce qu’ils sont sous la protection divine, Agar et Ismaël vont survivre dans le désert. Devenu adulte, il se mariera avec une Égyptienne. Les Musulmans considèrent qu’il est leur ancêtre et qu’il les relie à Abraham.

Les pères infanticides

Les pères deviennent infanticides sous la pression des dieux, qui les frappent de folie ou exigent d’eux le sacrifice de leur enfant. Ou bien, ils subissent l’influence d’une “mauvaise femme” qui les pousse au meurtre.

Les pères infanticides par folie

La folie d’Héraclès

La déesse Héra, jalouse de la gloire de ce jeune homme né d’un adultère de son divin époux Zeus, le frappa de folie et il tua sa femme et ses enfants. Pour expier ses crimes, il devra exécuter les dix commandements de son cousin Eurysthée. (Comme, à deux reprises, il est aidé dans l’accomplissement d’un de ses travaux difficiles, Eurysthée les refuse et en ajoute deux autres, ce qui au total nous fait douze exploits bien utiles à l’humanité 

La folie d’Héraclès, céramique du IVe siècle avant notre ère, Musée archéologique national, Madrid. Le héros reconnaissable à la peau de lion sur son torse tient dans ses bras un de ses enfants morts. À gauche, le mobilier brisé et renversé témoigne de sa crise de folie.

La folie de Lycurgue 

Plus obscur, mais souvent représenté sur les céramiques antiques, est le cas de Lucurgue. Ce roi refusait le culte de Dionysos dont il détruisait les vignes. Pour le punir, Zeus le frappa de folie et il tua son propre fils en le prenant pour un cep de vigne.

La folie d’Athamas

La reine Ino (qui avait tenté de faire sacrifier Phrixos et Hellé comme on vient de le voir) était la soeur de Sémélé, la princesse que Zeus avait foudroyé malgré son amour pour elle, comme je l’ai raconté dans le thème “Mourir d’aimer”. Quand Zeus vit Dionysos (deux fois né) sortir de sa cuisse (où il l’avait mis à l’abri pour la fin de sa gestation après la mort de Sémélé), il demanda à Ino de s’en occuper.

La tante devint donc la mère adoptive de Dionysos. Aussitôt, la jalousie d’Héra se projeta sur Ino et la déesse frappa de folie le roi Athamas, mari d’Ino. Il prit ses propres fils pour des lionceaux et commença à les massacrer. Ino parvint à s’enfuir en emportant l’un d’eux. De désespoir, elle se jeta dans la mer, où Poséidon eut pitié d’elle et l’accepta comme divinité marine. Ce changement de statut changea aussi son coeur, semble-t-il, puisque j’ai raconté dans le thème “Anneaux et autres objets magiques”, qu’elle sauva Ulysse de la noyade en lui donnant un voile magique.

Les pères sacrificateurs

Dans les mythes, les rois ont d’immenses privilèges mais en échange, ils doivent garantir la prospérité de leur peuple. Et si, pour cela, les dieux leur imposent le sacrifice de leur propre enfant, ils obéissent, comme on l’a vu plus haut pour Athamas qui accepte de sacrifier Phrixos et Hellé pour arrêter la famine. Je parlerai plus en détail de ce sujet dans le thème “Les sacrifices humains”, en lien avec l’épisode 40.

Les pères sous influence féminine néfaste

Je rappelle pour mémoire le rôle de Sarah, épouse d’Abraham, dans l’abandon d’Ismaël, qui aurait pu être fatal à l’enfant, ou celui d’Ino, qui a tenté de faire sacrifier les enfants du précédent mariage de son mari.

Plus grave est le cas d’Hippolyte, dans la mythologie grecque.

Hippolyte tué par la malédiction paternelle

Le héros athénien Thésée avait promis le mariage à Ariane pour la remercier de lui avoir permis de sortir du labyrinthe, mais, pendant le chemin du retour vers Athènes en bateau, Ariane s’endormit lors d’une halte sur une île, et Thésée repartit sans elle ! C’était paraît-il un oubli, mais il ne fit pas demi-tour pour le réparer. Quelque temps plus tard, il se maria avec Phèdre, soeur d’Ariane.

D’une première compagne, une Amazone captive, Thésée avait eu un fils, Hippolyte, qui était devenu un beau jeune homme. Phèdre tomba amoureuse de lui et lors d’une absence de Thésée, lui écrivit une lettre d’amour, mais il refusa ses avances avec indignation. Humiliée de ce refus, elle écrivit à Thésée qu’Hippolyte avait tenté de la violer.

Revenu chez lui après son absence, Thésée maudit Hippolyte et pria le dieu Poséidon de le punir de mort. Et comme le jeune homme passait avec son char le long d’une plage, Poséidon fit surgir des flots un monstre qui effraya les chevaux.

Dans une course folle, le char se fracassa sur les rochers. Avant de mourir dans les bras de son père accouru à l’annonce de l’accident, Hippolyte eut le temps de se réconcilier avec lui. Phèdre se pendit.

Hippolyte faussement accusé par sa belle-mère, par Pierre Narcisse Guérin, 1802, Musée du Louvre. Le jeune homme est représenté avec ses attributs de chasseur : l’arc, le carquois et les chiens. Selon certains récits, la déesse Artémis, dont Hippolyte était un fervent dévot, le ressuscita, avec l’aide d’Esculape, héros ensuite divinisé comme maître de médecine…

Violences  entre  frères

Ce thème est inépuisable, aucune grande famille des épopées indo-européennes n’échappe à la rivalité sanglante entre frères, ce qui a alimenté de nombreuses études comparatives. Et quand les frères sont unis, c’est avec leurs cousins qu’ils se battent à mort !

Mon premier exemple est très symbolique : la première action humaine rapportée par la Bible, juste après que Adam et Eve ont été chassés du Paradis est un fratricide !

Caïn tue Abel

Après avoir été chassés du paradis terrestre, Adam et Eve eurent des enfants. Les deux premiers étaient Caïn et Abel. Le livre de la Genèse nous dit au chapitre 4 que Caïn est vexé car son dieu a bien accueilli l’agneau sacrifié par Abel mais a refusé ses gerbes de blé.

“Et le Seigneur dit à Caïn : – Pourquoi es-tu irrité, et pourquoi ton visage est-il défait ?  Certainement, si tu agis bien, tu relèveras ton visage, et si tu agis mal, le péché se couchera à ta porte, et te guettera : mais toi, domine sur lui.

Cependant, Caïn dit à son frère Abel – Allons aux champs. Dès qu’ils furent dans la campagne, Caïn se jeta sur son frère Abel, et le tua.

Le Seigneur dit à Caïn : – Où est ton frère Abel? Il répondit : Je ne sais pas ; suis-je le gardien de mon frère?

Et Dieu dit : – Qu’as-tu fait ? La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu’à moi.

Maintenant, tu seras maudit de la terre qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère. Quand tu cultiveras le sol, il ne te donnera plus sa richesse. Tu seras errant et vagabond sur la terre.”

Craignant d’être tué par d’autres humains en punition de son crime, Caïn obtient de son dieu un “signe” ordonnant qu’il soit épargné. (La Bible ne précise pas quel est ce signe). Il se mariera, fondera une cité et aura une nombreuse descendance.

La Bible cite les noms et les activités civilisatrices de certains de ses arrière-petits-enfants, qui furent, l’un “le père de ceux qui habitent sous des tentes et près des troupeaux”, l’autre, “le père de tous ceux qui jouent de la harpe et du chalumeau” et un autre “le père de ceux qui forgent le cuivre et le fer”.

Caïn et Abel par José Vergara, XVIIIe siècle, Musée des beaux Arts de Valence.

Romulus tue Rémus

Devenus adultes, les deux frères, jadis abandonnés et rétablis dans leurs droits “manu militari”, décidèrent de fonder une nouvelle ville, mais ils n’étaient pas d’accord sur son emplacement. Ils décidèrent de laisser les dieux guider leur choix : grimpé chacun sur une colline différente, ils observèrent les présages, c’est à dire le vol des oiseaux, considérés comme des envoyés du ciel.

Le premier, Rémus vit six vautours, puis Romulus, du haut du mont Palatin, en vit douze. Rémus considéra que puisque le signe lui avait été adressé en premier, c’était lui l’élu des dieux ; mais Romulus estima que les dieux l’avaient choisi, car, vu le grand nombre de vautours, son signe était le plus favorable. Et il entreprit tout de suite de tracer les fondations de sa ville, en creusant un sillon avec une charrue attelée à deux boeufs. Le site Le Grenier de Clio nous conte ainsi la suite :

“Rémus, déçu de n’avoir pas été favorisé par le ciel, se moqua de cette enceinte si aisément franchissable et, d’un saut, pénétra à l’intérieur du périmètre que venait de consacrer son frère. Celui-ci, irrité devant ce sacrilège, tira son épée, et tua Rémus.”

Ruines sur le mont Palatin, par Pierre-Paul Rubens, XVIIe siècle, Musée du Louvre.

Fratricide et civilisation

Dans la mythologie hébraïque comme dans la mythologie romaine, la rivalité entre les frères prend sa source dans la relation au ciel, parce que ce sont les dieux qui accordent la puissance : la Bible dit clairement que Caïn est si dépité de ne pas avoir l’approbation de son dieu qu’il tue Abel, qui, lui, a l’agrément du dieu. La situation est identique chez les Romains, chaque frère demande l’approbation du ciel et l’un tue l’autre, ce qui clôt définitivement la rivalité !

Rémus commet un sacrilège en traitant avec légèreté une enceinte que son frère vient de rendre sacrée, mais la réaction de Romulus est trop vive, selon notre vision moderne. Pourtant, rappelez-vous la réaction d’Héraclès quand son cousin Eurysthée lui remet la part du sacrifice réservée aux esclaves : il tue ses neveux ! (thème “Le pur et l’impur”). Pour la pensée mythique, on ne plaisante pas dans la relation au sacré, le moindre écart de conduite  mérite la mort !

Dans les deux mythologies, celui qui a tué son frère devient un héros civilisateur, le fondateur d’une ville.

Pour conclure sur les rivalités fraternelles, je cite quelques lignes d’un spécialiste des mythologies, d’après le magazine Science et Avenir n°194 juillet août 2018 numéro hors série “Crimes et châtiments du néolithique au cyber”, p 25. Dans une interview, le professeur Salvatore d’Onofrio (auteur du livre Le Sauvage et son double, 2011) déclare : “En Méditerranée comme en Mésopotamie ancienne, les figures des héros sont ambivalentes. Romulus tue Rémus, Caïn tue Abel. Ce que montre la structure de ces mythes, c’est qu’il faut oublier le héros solitaire : ces personnages n’existeraient pas sans leur double sauvage. Ces couples permettent de penser les contradictions de la nature humaine. (…) Pour que l’un puisse fonder une civilisation, son double figuré en sauvage doit mourir. »

Les  lignes précédentes explorent les violences contre les enfants et celles entre frères. Pour montrer la diversité des crimes, je résume dans le thème suivant, Violences familiales les mythes II, deux spectaculaires carrières criminelles, celle de la famille des Atrides, et celle de la magicienne Médée.

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