8. La fuite

En fin d’après-midi, fidèle au rendez-vous, le jeune voleur est au poste de sécurité pour écouter le commandant lui résumer le procès et conclure d’un ton amer :

– Verdict : la mort, pour tous les trois ! Il paraît qu’il faut encore verser le sang pour apaiser le sang déjà versé !

Le garçon inspire un grand coup, la bouche ouverte, comme s’il étouffait. Sans lui laisser le temps de reprendre son souffle, Archer demande :

– Est-ce-que vous accepteriez de les faire évader ?

– Moi, commandant ? Mais… comment ?

– Après leur condamnation, les accusés ont été transférés à la forteresse haute où sont enfermés les criminels les plus dangereux. C’est là aussi qu’ont lieu les exécutions, théoriquement. Comme notre roi a horreur de cette coutume barbare de l’exécution capitale, il a toujours changé les condamnations à mort en longue peine ou en bannissement. Mais si les trois jeunes partent demain matin pour les travaux forcés, ce sera très difficile de les faire évader. Il faut agir maintenant.

Archer va prendre un parchemin dans un meuble et le déroule sur son bureau pour présenter le plan de la forteresse haute en pointant, sur l’arrière du bâtiment, une petite porte : « En voici la clé » dit-il en posant une clé devant le garçon. Vous entrerez par là, vous irez chercher les jeunes dans les cellules du premier étage. Comme j’ai un double de toutes les clés, je les ai moi-même laissées ouvertes. Les jeunes sont prévenus, ils vous suivront et vous ressortirez avec eux par la même porte.

– Et les gardes ?

– Il n’y aura pas de gardes près des cellules. J’ai convoqué tous mes subordonnés à une réunion, au rez-de-chaussée de la forteresse, sur l’avant du bâtiment, mais vous passerez par l’arrière.

Le voleur étudie le plan et demande :

– C’est bien joli de les faire sortir de taule, mais pour aller où ?

– Sur l’arrière de la forteresse, vous prendrez la petite rue très en pente qui descend à la ville basse. De là, vous irez dans le quartier des pêcheurs. Sur le quai, vous trouverez trois personnes qui vous attendront : une jeune fille Malimba, un pêcheur et Dame Arnica.

– La guérisseuse ? Qu’est-ce que ?…

– Dame Arnica connaît bien le pays Malimba, parce qu’elle y a vécu dans sa jeunesse, et elle y revient maintenant en tant qu’ambassadrice secrète du roi. La jeune fille va tout simplement rentrer chez elle. Et le pêcheur, je l’ai payé pour vous emmener tous en pays malimba, en remontant le fleuve jusque vers la ville de Lahora.

– Pas moi, commandant, je n’ai rien à faire là-bas.

– En effet, vous n’irez pas en pays Malimba. Vous, le pêcheur vous déposera de l’autre côté du fleuve, sur notre territoire de l’Est. Vous m’avez dit un jour qu’en échange de toutes mes bontés, vous êtes prêt à me rendre service. J’ai besoin d’un espion sérieux et j’ai pensé à vous.

Le jeune voleur va d’étonnement en étonnement. Flatté de la confiance que le commandant lui manifeste, il se concentre pour écouter ses explications :  

–  Depuis quelques jours, les boutiques regorgent de vêtements et d’objets Malimbas. Et il y a un afflux de femmes de ce pays dans les maisons de prostitution. C’était le sort destiné à la jeune fille dont je vous ai parlé, mais elle a réussi à échapper à ses ravisseurs. Je pense que nos soldats basés sur la frontière Est s’introduisent chez nos voisins pour commettre des pillages et des enlèvements. Au contraire, le chef de nos armées prétend que les Malimbas viennent dévaster nos campagnes. Pour observer la réalité de tout cela, vous vous ferez passer pour le représentant d’un marchand qui veut investir dans le commerce des oranges, parce que c’est la spécialité de cette région. Un des jeunes prisonniers vous accompagnera, pour votre sécurité.

Archer pose sur le bureau une bourse pleine de pièces et une lettre cachetée du sceau royal :

– Le roi vous rend la bourse que vous avez refusée quand vous avez ramené la perle, et vous donne cette lettre de sauvegarde. Il a écrit de sa main cette phrase : « C’est par mon ordre et pour le bien du royaume que le porteur de cette lettre a fait ce qu’il a fait. » C’est assez vague pour correspondre à n’importe quelle situation embarrassante, si jamais vous étiez  arrêté.

– Pourquoi voulez-vous sauver ces gars ? demande le jeune voleur.

– Les témoins ont manifestement été achetés ou menacés : ne pas se souvenir d’une scène aussi marquante, c’est invraisemblable ! Les garçons du groupe de prière mentent pour se mettre à l’abri, surtout le dénommé Eridan, qui dans sa déposition écrite a chargé au maximum le dénommé Renard-du-désert.

Je ne peux pas laisser exécuter ces gamins qui n’ont rien fait, alors que les miliciens solaires qui ont égorgé dix-sept personnes de religion lunaire ne seront jamais inquiétés, parce qu’ils ont été assez malins pour ne pas se faire prendre.

– Les solaires ne vous pardonneront pas d’avoir sauvé ces jeunes, fait remarquer gravement le jeune voleur. Le roi non plus, peut-être…

Archer hausse les épaules d’un air fataliste. Le garçon est près de poser la question qui lui brûle les lèvres devant cette preuve supplémentaire de la confiance du chef de la police : « Est-ce que vous êtes mon père ? » mais il comprend que ce n’est pas le moment de parler de sa petite personne, alors que le Royaume déjà déchiré par les conflits religieux est peut-être menacé d’une invasion. Il met silencieusement la bourse et la lettre dans sa poche et s’en va pour accomplir la mission qu’il a acceptée, en se disant : « La patrie en  premier ».

 

Tout va se passer comme le chef de la Sécurité l’a annoncé : la petite entrée sur l’arrière de la forteresse, les portes des cellules non fermées à clé, l’évasion, l’embarquement avec la jeune fille Malimba et Dame Arnica et le départ sur le fleuve. Laissons les voguer sous la lumière de la lune, nous les retrouverons plus tard.

Pour le moment, restons près d’Archer qui rumine sa colère et sa déception : « La pire enquête de ma vie ! Non seulement je n’ai pas réussi à prouver l’innocence de ces garçons, mais les coupables de dix-sept assassinats se promènent tranquillement, prêts à recommencer à la première occasion. »

La réunion qu’il a convoquée pour ce soir vise justement à renforcer la lutte contre les milices solaires : « Jusqu’à la tuerie du marché, il n’y avait eu que des assassinats isolés, impossibles à relier avec certitude à des questions religieuses. Les milices solaires ne sont plus une rumeur. C’est un fait : ces tueurs sont parmi nous. Et je n’ai que quelques heures pour organiser la lutte. »

Le responsable de la Sécurité sait que dès la découverte de l’évasion, le roi sera obligé de lui retirer ses fonctions. Mais ce soir, il va finaliser avec ses hommes des méthodes d’enquête sur les fanatiques religieux, et il est sûr que, même sans lui, ils feront leur travail de leur mieux.

 

Le lendemain après-midi, dans la caserne où il est consigné, rétrogradé au rang de simple sergent en punition de l’évasion des condamnés à mort, l’ancien commandant Archer reçoit la visite inattendue d’un jeune homme venu lui présenter ce qu’il appelle « des informations importantes ». A l’interrogation du militaire, le garçon répond :

– Je m’appelle Petit Dauphin. Je travaille au Ministère de l’Intérieur et j’ai trouvé des choses bizarres dans la comptabilité. Je vous les ai amenées…

Spontanément, Archer a éprouvé de la sympathie pour cet adolescent aux cheveux ébouriffés et aux yeux vifs, mais il demande froidement, sans prendre la liasse de papiers que le garçon lui tend :

– Quel intérêt personnel avez-vous à me communiquer des informations ?

Le garçon n’ose pas dire qu’il rêve de travailler avec lui pour devenir enquêteur royal, il se contente de sa motivation la plus profonde, qui est parfaitement sincère :

– Je suis d’une famille très modeste. J’ai pu aller à l’école parce que la reine a fait des écoles gratuites. Je veux protéger la reine. Je sais bien que ce n’est pas vrai qu’elle dépense de l’argent comme ces factures voudraient le faire croire. Mais si vous n’avez pas confiance…

Comme il fait mine de partir, Archer l’arrête d’un geste :

– Montrez-moi tout de même ce que vous apportez. Excusez-moi si je vous ai semblé méfiant, réflexe professionnel de policier…

– Vous ne me connaissez pas, je comprends votre méfiance. Au ministère, je suis comptable. Je reçois les factures et je les enregistre sur un grand livre avant de les passer au secrétaire du ministre, qui signe l’ordre de payer. Après, j’archive les factures.

J’ai été étonné par certaines factures et comme vous vous occupez de la sécurité de la reine, je vous les ai amenées. Et puis, je connais votre réputation d’enquêteur ! Regardez, là, on a visiblement rajouté un zéro qui est un peu étroit, pour le coller contre les deux autres, et en bas, le total a été modifié également.

– Vous avez l’œil, jeune homme ! dit Archer, après avoir examiné la feuille. A première vue, tout semble normal, mais il s’agit bien d’une facture maquillée. Elle vient du bijoutier de la reine, pour des boucles d’oreilles. Avec la modification que vous avez relevée, la facture est dix fois plus élevée que l’original.

Au fur et à mesure qu’il lit les factures, Archer fait la liste des références qu’elles portent. Puis il réfléchit un moment et dit :

– Il est de tradition que les grandes familles viennent présenter leurs filles à la reine quand elles vont se marier. La reine les félicite et leur offre un bijou en cadeau de mariage. Mais ces cadeaux n’ont jamais la valeur qui est portée sur ces factures. Vous vous doutez bien que les commerçants ont reçu la somme conforme à leur facture originale. La différence, qui va du double à dix fois plus élevé que la réalité, est allée dans la poche de quelqu’un d’autre, vous devinez qui…

– Oui, bien sûr, le ministre lui-même, et probablement son secrétaire, dit Petit Dauphin. Il y a autre chose… Un ami des renseignements intérieurs m’a donné copie de ces rapports qui semblent parler d’événements graves, mais ils sont codés.

Après lecture, Archer dit :

– Pour interpréter correctement ces rapports, j’ai besoin de faire une enquête complémentaire. Remettez en place les factures, mais je garde les copies des rapports. Soyez très prudent. Ne dites à personne, pas même à votre famille, que vous êtes venu me voir. Je suis en disgrâce et il vaut mieux m’éviter. C’est moi qui reprendrai contact avec vous, dans quelques jours.

En le raccompagnant lui-même à la sortie, le commandant dit au jeune homme :

– Merci de ce que vous faites pour le Royaume. Nous avons besoin de jeunes comme vous, courageux et loyaux !

Hors de la caserne, Petit Dauphin a l’impression de voler, tellement il est touché par les paroles d’Archer. Il se dit : « ça veut dire quoi, être en disgrâce ? je me renseignerai… Il a dit qu’il a besoin de jeunes comme moi ! Peut-être qu’il va me prendre avec lui ! Enquêteur royal, ce serait plus passionnant que comptable !»

 

Pendant que le comptable se rêve aventurier, Archer se plonge dans l’étude des rapports codés. L’un d’eux s’intitule « Les promenades de la petite chèvre. » Sous ce nom, le commandant reconnaît Rose, car les itinéraires que l’auteur du rapport a notés sont ceux des promenades à cheval que la princesse fait tous les jours, en compagnie de son amie Flamme. Celle-ci est sans doute désignée sous le terme « l’agnelle », et les « ânes » sont les soldats de l’escorte. « Le ministre de l’intérieur fait surveiller Rose. Dans quel but ? L’assassiner ? Peu probable… L’enlever ? Pourquoi ? Pour une rançon ? Le ministre est déjà l’homme le plus riche du royaume, avec tous ses commerces et ses immeubles… Qu’est-ce qu’un homme comme lui peut avoir à faire avec une jeune fille comme Rose ? »

Puis le commandant se répète la question en la modifiant un peu : « Qu’est-ce qu’un homme peut faire avec une jeune fille ? … Ce n’est pas possible, il a l’âge d’être son grand-père… Oui, mais Rose n’est pas une jeune fille ordinaire, c’est l’Héritière… la clé du pouvoir suprême… et il adore le pouvoir.»

Les deux autres rapports ne sont pas du même style. Un informateur situé à Tara, la capitale du Sud, informe le ministre que « les voleurs venus de Sanara ont subi le châtiment des voleurs de l’ancien temps, ils ont été décapités et leurs têtes exposées sur le portail de la ville. » et dans l’autre rapport, le même informateur affirme que « Les trois petits cochons de Sanara» ont été égorgés… » Qui donc est récemment parti de Sanara pour le Sud et n’en est pas revenu ? Ce doit être possible de le  savoir… »

Même si, officiellement, il n’est plus responsable de la Sécurité, il sait que ses collaborateurs lui restent fidèles.

 

Le soir, le cahier de confidences de Rose se couvre de son écriture ronde pour résumer la réunion au cours de laquelle le commandant Archer a informé le roi et le Petit Conseil de l’évasion des condamnés à mort, ce qui lui a valu d’être aussitôt consigné à la caserne par le roi en colère. Elle ajoute :

Puisque Archer n’est plus responsable de la Sécurité, le ministre de l’intérieur a demandé à s’occuper personnellement de ma sécurité. Père a dit qu’il allait réfléchir à sa proposition.

Elle pose son calame pour se souvenir de la réunion au cours de laquelle elle a côtoyé ce sinistre personnage pour la première fois, quand il a longuement baisé l’anneau royal. « Quelle sensation désagréable, ses mains moites qui tripotaient la mienne, et son souffle sur moi. J’avais l’impression qu’il me reniflait comme un chien. Et après, pendant la réunion, quand je ne le regardais pas, je sentais son regard visqueux sur moi, et quand je le regardais, il me souriait d’un air niais. J’avais l’impression d’être un insecte surveillé par un gros crapaud, prêt à lancer sa langue pour me croquer dans sa bouche baveuse ! »

Après la réunion, j’ai dit à Père que je n’ai pas envie que ce crapaud vienne rôder autour de moi. Il m’a dit que pour ne pas vexer le ministre il n’a pas refusé ouvertement sa proposition, mais il n’y donnera pas suite, parce que cet homme n’a aucune compétence en matière de sécurité.

Je lui ai dit aussi que j’étais choquée par la dureté des juges. Il m’a dit qu’il avait remplacé la condamnation à mort par les travaux forcés, qu’il voulait changer plus tard en bannissement. Il ne comprend pas que je suis également choquée par ce fonctionnement. En quelques heures, la justice est passée du châtiment le plus terrible à un moins dur, avec un projet de châtiment très léger. Ce n’est pas sérieux, une justice si variable !  Soit ils sont coupables, soit ils ne le sont pas.

C’est la même chose pour Archer : officiellement, il est sévèrement puni pour l’évasion des condamnés, mais il est juste mis à l’écart. Je suis sûre que Père va le reprendre dès qu’il pourra, quand les choses se seront tassées.

Je suppose que c’est cela la politique : on soigne les apparences mais on ne fait rien de concret. Moi, je crois que les apparences doivent être le reflet de la réalité, mais je suis trop naïve…

Lune-de-mai est partie se reposer chez son fils. La condamnation à mort de Renard-du-désert la terrifie et lui fait honte. Elle n’arrive pas à croire qu’il ne risque plus rien maintenant.

La princesse a-t-elle raison de croire son ami à l’abri ?

C’est aussi la question que vous vous posez, gentils lecteurs, bienveillantes lectrices. Alors, partons dans l’Est, pour retrouver les évadés et l’espion missionné par Archer.

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