31. Encore le feu et le sang

Le seizième matin du mois des Fleurs, convoquée par le roi à une réunion d’urgence, Rose est horrifiée d’apprendre que, pendant la nuit, un groupe armé a attaqué les lieux de plaisir de Sanara.

La patrouille de nuit les a combattus mais le bilan est lourd : soixante morts ! Une dizaine d’assaillants, deux policiers et des passants, des serveurs de thé, des prostituées, des danseuses de cabaret, un chanteur… Les assassins ont crié à plusieurs reprises des louanges au soleil. Capturé, l’un des assaillants a expliqué que le but de ces miliciens solaires était de purifier Sanara, car ils considèrent comme impures toutes les formes de distraction.

En écoutant le rapport du capitaine Paddock, responsable de la lutte contre les fanatiques en l’absence d’Archer, Rose a des sueurs froides : « Si j’étais sortie comme les autres soirs, je serais peut-être parmi les victimes… et le Royaume en pleine anarchie… »

Comme le capitaine Paddock s’avoue dépassé par les événements, le roi décide de chercher rapidement un nouveau gouverneur pour le Sud et de faire revenir Archer : il dirigera la lutte contre les fanatiques, en tant que ministre de l’Intérieur, poste vacant depuis la fuite de Messire Coffre-fort.

Cette décision rassure Rose pour ce qui est de la sécurité à Sanara, mais l’angoisse un peu : va-t-elle oser interroger le commandant sur la véritable identité du jeune vagabond ? A-t-elle vraiment envie de savoir s’il est son frère aîné et donc le prince héritier ? Et d’abord, où est passé ce garçon ? Un doute terrible l’envahit : s’il est parmi les victimes, comment le saura-t-elle ? 

 

Après la réunion, c’est très troublée que Rose rejoint la classe. La fatigue des nuits sans sommeil, la tristesse à cause du massacre, l’angoisse à propos du sort funeste qui a peut-être été celui du jeune vagabond, marquent son visage. Devinant que le drame l’affecte encore plus qu’elles-mêmes, ses amies s’empressent de venir l’embrasser et Flamme lui dit :

– Rose, nous avons parlé de cette attaque tous ensemble. Nos amis du Sud sont aussi choqués que nous. Nous sommes d’accord sur le fait que nous devons donner l’exemple de l’union, plus que jamais. Ardent nous propose de rédiger tous ensemble un communiqué pour les crieurs, pour assurer les victimes de notre solidarité et proclamer qu’il est possible de vivre unis, avec nos différences.

Pendant le débat sur le communiqué public, Rose reste un peu à l’écart, pour observer discrètement les élèves du Sud. Il lui semble que seul Montagne-de-lumière est vraiment chagriné : surmontant sa retenue habituelle envers celle qu’il considère déjà comme la reine, il lui adresse des sourires compatissants.

Remarquant que Jour est absent, elle pense qu’il est en train de travailler à son projet, mais ce n’est pas le cas : complètement abattu par le massacre commis au nom de son Divin Père, il s’est précipité sur la petite terrasse de l’ancien temple, pour supplier son dieu de manifester sa désapprobation.

Ardent a l’air grave mais ne lui montre pas de compassion particulière. Il a pris la tête du groupe de  rédaction du communiqué et argumente mot à mot avec Eridan qui ne veut pas laisser passer une telle occasion d’affirmer sa vivacité intellectuelle, affichant une mine concentrée, en accord avec l’ambiance du groupe.

En réalité, le garçon bout d’impatience de rejoindre la meute des agresseurs : il se voit déjà à leur tête, en train de conquérir, dans le sang et les cris de terreur, sa brillante place dans le « tripode du pouvoir solaire ». 

Flamboyant et Clair ne participent pas aux discussions, ils semblent absents, ce qui choque profondément Rose. Elle se demande : « Comment peuvent-ils être indifférents à un tel massacre d’innocents ?  Ils ont donc encore tant de haine contre la capitale du Royaume ? »

Elle ne peut pas deviner qu’en réalité ils sont tous les deux touchés en profondeur par l’événement.

Flamboyant avait presque oublié qu’il cache dans une de ses poches le petit poignard remis par Messire Parchemin. Le massacre lui remet violemment en mémoire la mission dont il est chargé par son propre père, Monseigneur Bouillonnant, et les chefs de la conspiration : supprimer la famille royale. Il sait qu’il ne pourra jamais s’approcher de la reine pour la tuer, mais la princesse est à deux pas de lui et, comme lui, un peu en retrait du groupe de travail. 

L’attention générale est focalisée sur Ardent et Eridan en train de discuter la teneur de chaque phrase, Il pourrait en profiter pour frapper l’Héritière d’un coup fatal et s’enfuir. Avant qu’on réalise ce qu’il a fait, il pourrait être hors du palais et aurait de bonnes chances de se cacher quelque part en ville, puisque toutes les forces de police enquêtent dans le quartier où l’attaque a eu lieu. 

Il se rappelle qu’un mois auparavant, dans le fracas de la bataille qui a vu l’échec du Sud, il a rendu coup pour coup, il a lutté avec passion, mais aujourd’hui, dans le cocon douillet de l’école, s’il fixe Rose d’un air farouche, c’est que l’ordre d’égorger cette jeune fille lui fait horreur.

Une vague de colère commence à le soulever : contre son père, qui ne lui a pas écrit une seule fois depuis qu’il est otage et a même interdit à sa mère et ses sœurs de le faire, parce qu’il ne veut aucun contact avec l’administration royale, contre Messire Parchemin, qui faisait des courbettes à la reine quand elle l’a présenté aux élèves avant sa conférence et qui a vanté les institutions qu’il veut en réalité détruire.

« Espèces de vieux hypocrites ! Ardent a raison quand il dit que vous voulez vous servir de nous pour votre profit. Nous, nous aurions la punition, c’est-à-dire la mort, et vous le pouvoir ! Ne comptez pas sur moi… »

Il se sent des fourmis dans les jambes, la seule chose qui lui semble désirable à cet instant, c’est de taper dans le ballon avec ses copains. « Vivement qu’ils en finissent de leurs parlottes et qu’on parte jouer ! « 

De son côté, Clair est très perturbé car il venait de décider de rester à Sanara pour y travailler chez un herboriste : tant pis pour la famille, les amis, le domaine, et même Braise, qui de toute façon, ne lui a jamais manifesté d’intérêt.

“Je  peux réussir ma vie dans la capitale”, se disait-il. Mais le massacre le pousse à revenir vers la sécurité du déjà connu, vers sa mère et ses sœurs, qui lui écrivent de longues lettres pour l’inciter à accepter la paix. Et peut-être, vers Braise : puisqu’elle travaille à l’hôpital, il peut suivre son exemple sans déroger à sa position d’aristocrate ?

Tandis qu’une partie des élèves se passionne pour des mots qui lui semblent dérisoires face à l’ampleur du drame et que l’autre se terre dans un mutisme qu’elle croit agressif, Rose se sent terriblement seule : pour la première fois depuis qu’elle a été nommée Héritière, le doute sur sa capacité à assumer sa charge s’insinue en elle. Et, comme une insignifiante petite chenille, la plus terrible phrase du langage humain se met en chemin vers son cœur : « A quoi bon ? »

 

En ce même matin, à Tara, ça ne va pas fort non plus pour son amie Cendres Brûlantes qui pleure dans le bureau du gouverneur. Elle a osé braver l’interdiction de sa mère d’approcher le représentant du roi, car elle se sent dans une situation sans issue.

Entre deux sanglots, elle explique à Archer que son oncle Monseigneur Bouillonnant a organisé son mariage avec un petit-neveu de l’ancien grand-prêtre de Sanara. Mentalement, Archer passe en revue les petits-neveux de l’ancien grand-maître. « Le garçon dont l’âge correspond à celui de Cendres est…

– Jour-de-lumière ! C’est lui ? demande-t-il, inquiet.

– Oui ! Il est ici, et ma mère veut que je le rencontre cette après-midi ! Mais je ne veux pas me marier, je veux aller à Sanara, dans l’école où est Ardent. Rose m’y a invitée, voyez sa lettre.

Archer parcourt la lettre que son interlocutrice lui tend. Il est désolé de voir ses jolis yeux rougis et son nez gonflé par les larmes, mais il se retient de lui exprimer la tendresse paternelle qu’elle lui inspire. Il se contente de lui dire d’un ton apaisant :

– Ne pleurez plus, Demoiselle, calmez-vous. Pour ne pas contrarier votre mère, vous allez accepter de rencontrer ce garçon. Je le connais et je peux vous assurer que lui non plus ne veut pas cette union. Mettez-vous d’accord tous les deux pour refuser le mariage et envoyez-le moi. Je vais l’aider à trouver un autre projet de vie, loin de vous. Et vous serez tranquille, parce que pour se marier il faut être deux ! 

 

Un mariage ! Voilà un événement amusant à vous raconter ! Enfin, pas quand ni l’un ni l’autre des intéressés ne sont consentants… Nous verrons comment se passe la rencontre des fiancés malgré eux cet après-midi, mais pour le moment, revenons à Sanara, pour en savoir plus sur le communiqué des élèves de l’Ecole.

Zut ! Nous arrivons trop tard ! Il est midi et le communiqué est déjà sur le bureau d’Harmonie-du-ciel qui se chargera de le faire valider par la reine et de le donner aux crieurs. 

 

Mais que manigance Eridan ? Il a prétexté un besoin urgent pour ne pas aller à la salle de repas en même temps que ses camarades. Il a fait semblant d’aller du côté des toilettes, mais en réalité, il est dans les anciennes cuisines, au milieu de vieux meubles rangés là.

Il se déshabille et remet sur lui ses habits, à l’envers. Il entre dans une cheminée et se met à grimper lentement en s’accrochant aux pierres. Ah ! Oui, c’est vrai, grimper dans les cheminées fait partie de son entraînement de guerrier de l’ombre. Visiblement, il n’en est pas à sa première tentative. Il se débrouille bien, le salaud !

Arrivé tout en haut, il sort sur la terrasse et s’approche du bord. Caché derrière une cheminée, il observe la cour qui sert de terrain pour le jeu de balle au pied : « Parfait comme rapidité d’accès et parfait comme point de vue. Ce ne sera pas difficile de venir ici pendant que les filles regardent les autres jouer. Personne ne devinera comment le sacrifice a été accompli. Après, je répandrais la légende que la flèche purificatrice a été tirée par un ange venu du ciel. Voyons le temps que je mets pour rentrer… »

Il traverse la terrasse et saute sur le toit voisin. De là, il gagne un autre toit, puis saute sur un balcon. Il descend agilement du balcon pour atterrir dans une petite cour, d’où il gagne un couloir et finit par rejoindre l’école.

De retour dans la partie réservée à l’école, il se lave soigneusement le visage et les mains dans les toilettes, tout en réfléchissant aux serviteurs qu’il a croisés sur le chemin du retour : « Ils n’ont aucune raison d’aller raconter qu’ils m’ont vu. En tant qu’élève, je peux circuler dans cette partie du palais. Donc l’accès par la cheminée est le plus sûr, absolument insoupçonnable, sauf pour un guerrier d’élite… » Fier de sa prouesse, il remet ses habits maculés de suie à l’endroit, avant d’aller s’asseoir devant le plateau qui l’attend à une table.

Comme Rose en sortant dans la cour lui souhaite un bon appétit, il lui fait son plus beau sourire en la remerciant. Les autres n’ont pas l’air d’avoir remarqué son absence, mais il a l’habitude que personne ne lui parle, à part la princesse et Etoile-du-matin, qui le croient toujours adepte de la religion des étoiles.

 

A Tara, l’après-midi, un serviteur introduit Dame Étincelles et son fils Jour-de-lumière auprès de Cendres Brûlantes et de sa mère. Après les salutations d’usage, Dame Tournesol propose une promenade dans une des cours qui bordent l’appartement. Là, les deux femmes s’éloignent des jeunes et Dame Étincelles commence à faire l’éloge de son fils :

– C’est un garçon tellement gentil et si sérieux ! Rendez-vous compte, chère Dame ! Au lieu de s’amuser à Sanara comme les jeunes de son âge, il a demandé à aller travailler à la campagne, pour apprendre auprès de notre intendant comment gérer le domaine ! Il sera un époux et un père exemplaire ! 

  De leur côté, les deux jeunes se découvrent du regard. Jour-de-lumière est bien fait de sa personne, il a des traits réguliers mais un peu mous. Le regard fuyant, il ne cesse de surveiller les allées et venues de sa mère qui se promène en parlant avec Dame Tournesol. Comme Cendres Brûlantes lui dit durement qu’elle ne veut pas l’épouser, il lui rétorque que lui non plus ne veut pas de ce mariage.

– De toute façon, le gouverneur Archer a dit très clairement qu’il s’opposera à ce mariage, ajoute la fiancée malgré elle. Il veut vous voir le plus tôt possible.

– Archer ! Vous me sauvez la vie en me disant qu’il va empêcher le mariage. J’étais décidé à accepter pour satisfaire mes parents et à me suicider ensuite. 

– Je vais dire la même chose à ma mère ! Venez, dit Cendres en le prenant par la main pour l’entraîner, car elle a tout de suite eu l’intuition que c’est un indécis.

En apprenant que leur rêve de brillante alliance ne se réalisera pas, les deux mères réagissent très différemment : Dame Étincelles pousse des cris d’horreur en menaçant son fils de la colère paternelle, Dame Tournesol prend sa fille dans ses bras et la supplie en pleurant de ne jamais penser au suicide.

Gêné par cet étalage d’émotions, Jour-de-lumière s’enfuit au hasard des couloirs du château et sa mère n’ose pas le poursuivre. Au premier garde rencontré, il demande à être conduit auprès d’Archer qui l’interroge aimablement sur ce qu’il peut faire pour l’aider. Jour-de-lumière répond : 

– Je ne vois pas d’autre solution que la fuite. Ils renonceront à ce mariage, mais ils vont m’en proposer un autre et vous savez bien que je ne peux pas. Je ne veux pas imposer à une innocente jeune fille de passer sa vie avec quelqu’un qui n’aura que de l’aversion pour elle.

– Où voulez-vous aller ?

– Loin de ma famille.

– Vaste projet, mais de quoi allez-vous vivre ? demande Archer qui considère Jour-de-lumière  comme un enfant gâté, amolli par le luxe et les plaisirs faciles. Il est surpris de l’entendre répondre fermement : 

– Je vais travailler. Dans le commerce ou l’administration si possible ou n’importe quoi d’autre,  pourvu que je sois libre de vivre comme je veux ! 

En disant ces mots, Jour-de-lumière a l’air d’être un autre homme, ses yeux sont plus vifs, son visage est plus expressif.

– Soit ! dit le commandant. Mais décidément, tout marche à l’envers, dans cette histoire ! D’ordinaire les candidats à une vie meilleure paient fort cher le passage vers la liberté, et moi, je vais vous faire cadeau d’un cheval et d’un peu d’argent, aux frais du Royaume !

– Merci infiniment. De quel côté me conseillez-vous de partir ?

– Vous pourriez partir vers le sud et passer la frontière. D’après mes informations, nos voisins d’au-delà les montagnes qui fument sont assez libres de mœurs et les gens qui ont vos goûts ne les indisposent pas outre mesure. Restez discret, tout de même, par prudence. Et pour votre sécurité, ne parlez pas de vos origines prestigieuses. Un enlèvement pour rançon est vite arrivé, de nos jours !

Archer prend des pièces dans un coffret et les range dans une bourse qu’il tend au garçon. Puis il écrit un sauf-conduit, le marque du sceau royal et le lui donne, avec une feuille de papier vierge :

– Je vous remercie d’informer votre famille de votre départ volontaire. Et de lui faire parvenir des nouvelles quand vous serez loin. Ici, on m’accuse d’avoir traîtreusement assassiné l’ancien prince-gouverneur. Je ne veux pas qu’en plus on m’accuse de vous avoir fait disparaître, vous.

Le cœur gonflé de joie autant que d’angoisse, le garçon commence à écrire la lettre d’adieu :

« Mes chers parents,

Je pars, je vous aime mais je pars. Vous n’aurez plus d’enfant ce soir. Je ne m’enfuis pas, je vole, comprenez bien je vole… »

Le courrier terminé, il demande :

– Pourquoi m’aidez-vous ?

– Je suis archer, c’est mon nom et c’était mon premier emploi dans l’armée. C’est toujours ma passion. J’aime contrôler la trajectoire de la flèche. Il en faut si peu pour qu’elle rate son but : un souffle de vent, une pensée qui vous distrait, un geste trop fort ou trop léger…

Alors quand je vois des trajectoires humaines qui me paraissent mal engagées, je m’applique à les rectifier, pour qu’elles atteignent vraiment leur but. C’est à vous de choisir votre destin, pas à Monseigneur Bouillonnant ! Maintenant, dit-il en se levant, venez, nous allons vous choisir un cheval ! 

– Si vous pouviez continuer à protéger mon éphémère fiancée… la pauvre, j’imagine qu’ils vont encore lui organiser un mariage à leur façon…

– Ne vous inquiétez pas, je veillerai à ce qu’elle fasse un mariage à sa façon ! Mais pour le moment, cette demoiselle veut s’instruire. Sa mère l’aime tendrement et je pense qu’elle cèdera bientôt. 

– Merci encore, commandant. Je n’oublierai jamais que c’est le Royaume qui me donne ce passage vers la liberté, vers la vraie vie. Et dès que je pourrai, je lui prouverai ma reconnaissance. 

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