33. À la recherche du temps perdu

En quittant les enfants, Personne n’est pas sûr qu’ils pourront vraiment protéger Rose, mais à qui d’autre confier le secret de la petite maison ? 

Délaissant sans regret les rues animées, il se dirige tout de suite vers la falaise et ses galeries souterraines aménagées par les commerçants, qui lui permettront de regagner sa grotte en hauteur sans avoir à grimper à l’extérieur, le long du rocher vertical comme un mur. Il serre contre lui le petit cheval de bois trouvé dans la maison :

 « J’ai besoin de calme pour réfléchir. Je suis sûr que j’ai déjà vu ce jouet. La maison, je n’en suis pas si sûr, mais c’est probable. Quand je suis arrivé, je me suis tout de suite senti bien dans ce quartier-là. Je croyais que c’était parce qu’on s’y amuse, mais non, j’ai tout de suite eu un sentiment de familiarité. Ma main à couper que j’ai vécu là, il y a longtemps…

Peut-être que ma mère et moi, on est les descendants du couple de serviteurs pour lequel l’ancien roi a bâti la maison ? Non, ils n’ont pas eu d’enfants, on m’a dit. Cette maison me relie au palais… » Et tout d’un coup, il s’arrête, le cœur battant : « Au palais, oui, mais aussi au quartier rouge. Peut-être que ma mère était une de ces femmes… Non, tout le monde, au village, disait que ma mère a les manières et le langage d’une grande dame. Donc, ça me relie au palais…

Et puis zut ! Qu’il soit du palais ou du quartier rouge, de toute façon, mon père est  un salaud qui m’a abandonné. Je ne vais pas lui courir après. »  Mais l’interrogation le ronge malgré lui, et, de nouveau, la pensée du commandant Archer s’impose dans sa tête : « Est-ce que c’est lui ? C’est pour ça qu’il m’a aidé ? Non, il aide tous les jeunes qui font des bêtises. Et puis, il est tellement droit, je ne peux pas l’imaginer se comporter en salaud.

Re zut ! J’arrête avec ça. Ma priorité, c’est la sécurité de Rose. Dès que j’aurai réglé ce que j’ai à régler dans l’Est, je reviendrai à Sanara surveiller le passage secret.» Il a un pincement au cœur en pensant à son cher berger qui l’attend, mais il se dit : « La patrie passe avant tout. Et la sécurité de Rose, c’est la sécurité du Royaume. »

 

Le vingt-septième jour du mois des Fleurs, après le repas du soir, Ardent lit aux garçons du Sud la lettre que Jour leur a fait parvenir : 

Chers amis,

Cette lettre va réjouir notre cher Montagne-de-lumière. Il sera ravi d’apprendre que moi, un de ceux qu’il appelle les monseigneurs, je travaille du matin au soir sur une machine. Je rentre perclus de mal au dos et aux bras, les mains noires… mais enchanté. Oui enchanté, parce que je m’initie au plus beau métier du monde : j’imprime.

Je savais, vous savez, que les livres sont imprimés. Mais je n’avais jamais vu comment on fait. Et maintenant, je le fais moi-même ! Enfin, j’apprends. J’apprends à manier les caractères. Mais je me débrouille déjà pour le maniement de la presse. Vous ne pouvez pas imaginer l’émotion que je ressens quand je sors la feuille de la presse et que je la suspends pour la faire sécher. 

Pour l’instant, je n’imprime rien de bien extraordinaire : des affiches que le gouverneur fait clouer en divers lieux de la ville pour annoncer ses décisions, des papiers pour le courrier des avocats ou des commerçants. Il me tarde d’imprimer des livres ! Mais qui, chez nous est capable d’en écrire ? Si vous avez une idée, dites-la-moi.

Mon patron vient de Sanara. Quand il s’est installé à Tara, il pensait faire fortune, parce qu’il n’y a pas d’autre imprimeur ici. Mais il n’a pas beaucoup de travail, parce que la plupart des gens continuent à faire calligraphier à la main leur papier à en-tête. (Ce que nous pouvons être conservateurs !)

En plus, son ouvrier trouvait qu’ici, l’ambiance n’est pas gaie. Alors, du jour au lendemain, il est rentré à Sanara. Voilà pourquoi le gouverneur m’a placé en urgence dans cet atelier. Comme il savait que j’aime les livres, il a pensé que cela m’intéresserait de voir comment on les fabrique. Il tient à ce qu’il y ait une imprimerie à Tara. D’après lui, une ville de cette importance doit avoir un imprimeur.

Quand les livres arriveront, il va falloir que je choisisse : la bibliothèque ou l’imprimerie. L’imprimeur tient à me garder, ce qui fait qu’il est très aimable ! Mais travailler pour lui, ce n’est pas ce que je me suis engagé à faire. Le gouverneur dit que mon action de réparation c’est la bibliothèque, parce que c’est une action d’utilité publique. Tandis que l’imprimerie c’est une activité privée.  

Au plaisir de lire vos bonnes nouvelles et vos idées pour m’aider à sortir de cet embarras. 

Restez bien amis entre vous, et avec les autres aussi, ils ne sont pas méchants. Un bonjour tout particulier à Miroir-des-eaux. Je ne le remercierai jamais assez pour la bonne idée qu’il a eue.

Littérairement vôtre,

                                 Jour

La lecture finie, Flamboyant récrimine :

– Décidément, dès qu’ils se retrouvent au pays, ils perdent l’esprit de résistance ! Lui aussi, il veut travailler sérieusement, misère ! Comme Basalte et Obsidienne ! Moi qui espérais qu’ils allaient saboter leurs actions de réparation par de beaux actes de résistance.

– Ah ! non, s’exclame Clair, moi, j’espère qu’ils vont réussir. Ils travaillent pour les gens de chez nous et vous nous fatiguez avec vos actions de résistance qui ne mènent à rien ! 

Une fois de plus, la discussion est vive au sujet de ce que Flamboyant appelle Résistance, mais maintenant, il a contre lui Clair, en plus d’Ardent et Montagne, partisans de la paix depuis le début. Et même Miroir-des-eaux, qui d’ordinaire ne se mêle pas des débats entre garçons du Sud, intervient d’une voix décidée :

– Mais enfin, Flamboyant, vous voyez bien que votre soi-disant Résistance, ça consiste à bouder comme un petit enfant ! Tandis que si vous acceptez la réconciliation, je suis sûr que vous allez mener une magnifique action personnelle, tenace comme vous l’êtes !

Montagne éclate de rire :

– Tenace, lui ! Je dirais plutôt entêté ! Têtu comme cent mille bourriques ! 

Le débat continue autour d’un nouveau thème, la différence entre ténacité et entêtement. La conclusion en est que Flamboyant est à la fois tenace quand il veut quelque chose et entêté quand il le refuse. Miroir-des-eaux conclut tristement :

– Ça va me manquer, ces discussions, mes amis !… Il faut que je vous dise… C’est la dernière nuit que je partage avec vous. Je vais continuer les cours, mais je vais aller habiter en ville, comme les autres. 

Ils le pressent d’expliquer pourquoi il part, mais il reste vague, se contentant de discrètes explications à propos d’un membre de sa famille qui vient de s’installer à Sanara et qui va l’héberger. 

 

En ce même soir, (mais un peu plus tard, puisqu’avant de se retrouver seule dans sa chambre, elle prend le repas avec ses parents puis parle des affaires publiques avec son père), Rose colle sur son cahier la lettre de Cendres Brûlantes arrivée le matin :

Chère Rose,

Ma mère consent à me laisser partir ! Vous ne pouvez imaginer ma joie, j’en ai le vertige. Mais Mère veut que mon frère vérifie que mon lieu de résidence est conforme à ce qu’elle estime mon rang. Elle demande qu’il le visite personnellement et lui écrive que ma sécurité et mon honneur sont assurés.

Je vous remercie infiniment de supporter cette inquisition, n’y voyez surtout pas une injure à votre égard, mais simplement l’angoisse d’une veuve qui a déjà un fils absent et va bientôt voir partir sa fille. 

J’écris la même demande à Ardent. 

Moi aussi, je vous embrasse, et de tout mon cœur.

A bientôt, à Sanara !

Votre toujours dévouée

          Cendres Brûlantes

 

Sans avoir eu le temps d’écrire, Rose cache précipitamment son cahier sous le désordre de son bureau : comme on vient de frapper à la porte du salon qui donne sur le couloir d’accès au jardin, elle ne prend pas le temps d’ouvrir et de refermer le passage secret pour y déposer le cahier. Quand elle fait entrer Montagne, Flamboyant et Ardent, celui-ci lui dit :

– Je vous remercie vivement de nous permettre d’entrer chez vous. Je suis désolé de cette inspection qui vous paraît sans doute un manque de confiance.

– N’en parlons plus ! Inspectez, puisque c’est ce que nous avons convenu ! Vous pourrez rassurer madame votre mère en lui écrivant que la chambre que je destine à votre sœur est tout à fait convenable. 

Elle les guide en retenant Caramel qui aboie avec enthousiasme devant les nouveaux venus :

– Vous êtes dans le salon. Par la porte en face, vous gagnez l’intérieur du palais. De ce côté, c’est ma chambre, venez voir. 

Ils regardent de tous côtés, sans faire de remarques. Elle ouvre brièvement la porte du cabinet de toilette, en précisant qu’il sera commun à elle et à son invitée, puis elle leur fait traverser à nouveau le salon et :

– Voici la chambre qui sera pour Cendres Brûlantes.

Là aussi, les garçons se taisent en regardant de tous côtés. 

Pour les laisser libres d’inspecter, Rose revient dans sa chambre. Un livre à la main, elle s’assied sur son lit, calée par des oreillers, car elle est si énervée et si fatiguée qu’elle a l’impression que ses jambes ne la portent plus. Caramel et Bonbon se blottissent contre elle. Dans la deuxième chambre, les garçons parlent à voix basse :

– Drôle de décor pour une princesse ! 

– Pas de tapis, pas de bibelots, pas même de rideaux aux fenêtres ni au lit. Rien !

– On se croirait dans une chambre de nonne, j’en ai jamais vu, mais j’imagine…

– Cette chambre était donc celle de la servante… Un lit, une table et une chaise. C’est pas terrible pour votre sœur, mais on ne peut pas s’en plaindre, celle de la petite p euh, princesse, est pareille.

– Et un coffre pour les habits, tout de même.

Ils feuillettent les livres soigneusement rangés sur le bureau :

– Des contes et de la poésie, dit Ardent, c’est une délicate attention pour ma sœur, elle lit ce genre de choses. Et un vase, je suppose que Rose y mettra des fleurs pour son arrivée. Alors, Flamboyant, il vous tardait de voir le luxe dans lequel la famille royale se vautre avec l’argent de nos impôts, qu’en dites-vous ?

Flamboyant se tait, il revient au salon et furète de tous côtés, inspectant même le balcon, mais ne trouve pas de luxe à dénoncer.

Comme ses visiteurs tardent à réapparaître, Rose ferme les yeux malgré elle. La fatigue de ses nuits d’explorations l’assomme. Son livre lui glisse des mains et, sans s’en rendre compte, elle plonge dans le sommeil.

 

Trois silhouettes viennent entourer son lit : la grande, c’est Montagne-de-Lumière ; à côté de lui, Ardent ; et enfin, le plus petit en taille, Flamboyant. Rose ne remarque rien, elle dort paisiblement. Ardent la contemple, en extase :

– Comme elle est jolie ! Elle est encore plus touchante quand elle dort.

– Pauvre petite, elle est tellement fatiguée, elle travaille trop, murmure Montagne.

– Quand on a des visiteurs, on se met pas à roupiller ! maugrée Flamboyant. 

Et il chuchote à l’intention de Montagne-de-lumière :

– N’avez-vous pas dans votre poche un petit outil destiné à la gorge de cette agnelle ? Ne vous fâchez pas, je plaisantais. Je reconnais que le geste ne serait pas glorieux pour un guerrier tel que vous ! Mais ça vous entraînerait à égorger les poulets, pour votre futur métier de cuisinier.

Sans mot dire, Montagne entoure de ses bras Flamboyant, le soulève et le tient ainsi serré, en l’air, un moment. L’autre essaie de se débattre mais n’y arrive pas, les bras coincés sous ceux de Montagne. Quand il repose enfin les pieds sur le plancher de la chambre, il se contente d’un regard assassin vers son camarade. 

Ardent prend la lampe et s’approche pour mieux éclairer le lit. 

– Attention, ne faites pas tomber de l’huile sur elle, murmure Montagne, en tirant doucement son camarade vers lui.

Flamboyant, lui, s’active silencieusement à soulever le couvercle du coffre et ouvrir les tiroirs de la commode. Il inspecte les habits :

– Et ça, c’est pas du luxe, peut-être ? Un voile brodé d’or et de pierreries et des souliers dorés !

– D’accord, une tenue de cérémonie, mais rien qu’une ! le reste, ce sont les tuniques et les pantalons qu’on lui voit tous les jours. Pas de bijoux non plus.

Malgré les chuchotements, Rose dort toujours. Flamboyant fouille dans les papiers épars sur le bureau. Soudain, un cahier dans une main, la lampe dans l’autre, il se précipite au salon. Surpris, les autres l’y suivent. 

– C’est un cahier à elle ! murmure Flamboyant, tout excité. Elle a écrit des choses.

Assis sur un des fauteuils, il se met à lire, à la lumière de la lampe posée sur la table. Ardent pousse l’autre fauteuil contre le premier et s’y installe tandis que Montagne s’accroupit derrière eux, entre les deux sièges. En silence, ils lisent tous les trois, pendant que Flamboyant tourne les pages du cahier de confidences.

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