48. La destruction du temple

Fermant derrière lui la porte de la chambre de la reine, le capitaine Personne s’arrête un instant dans le salon. Les serviteurs ont déjà nettoyé le sang et remplacé les tapis. Tout n’est que luxe et calme, sans nulle trace de violence et de mort.

“Je ne vais pas venir déranger leur vie, je n’ai pas ma place là-dedans” pense-t-il sans regret. Sa vie à lui n’est pas parmi  les beaux meubles, elle est ailleurs, mais où ? Décidément le Sud l’attire : son cher berger, la balle au pied… Mais avant, il veut savoir la vérité, enfin, une vérité, celle de sa mère.

 Il suit les couloirs et les escaliers pour revenir à l’appartement de Rose.

Dans sa chambre, Cendres Brûlantes dort paisiblement, allongée toute habillée. Au pied de son lit, une chaussure dorée. Pensant que Flamboyant et Ardent ont eux aussi rejoint leur chambre et n’ont pas besoin de lui, le jeune homme descend le passage secret.

Dans la petite maison, les enfants sont réunis après avoir bien profité de la fête. Certains dorment sur le lit ou les tapis, d’autres sommeillent assis à la table, la tête sur les bras. Ils sont ravis de voir arriver Personne :

– Capitaine, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? 

– Et Rose ? Elle est partie en haut, elle nous a dit de rester ici. 

– Elle n’a plus besoin de nous ?

– Cendres Brûlantes a perdu une chaussure.

– Ouais ! Quand elles ont vu que la porte de la petite maison était ouverte, elles se sont mises à courir comme des folles et après, Cendres voulait repartir la chercher mais Rose n’a pas voulu s’arrêter. 

– Heureusement, moi, je suis allé la chercher, cette chaussure ! 

Le jeune homme leur serre tour à tour la main :

– Félicitations ! Félicitations ! Félicitations ! Vous êtes tous des espions et des capitaines d’exception ! Et vous, bravo d’avoir sauvé la chaussure de demoiselle Cendres. Mettez-la dans votre poche, vous la lui rendrez plus tard. Tous, vous avez bien mérité une récompense ! En traversant le palais, j’ai senti une bonne odeur qui venait des cuisines. Suivez-moi !

Les petits capitaines réveillent leurs camarades et toute la troupe suit le jeune homme, en montant par le passage secret. Et voilà le garçon parti en sifflotant un air joyeux, entraînant à sa suite la file des enfants dans le labyrinthe du palais. Il se perd un peu, rebrousse chemin, tourne en rond.

A un moment, il descend un escalier pour suivre un couloir sombre, chichement éclairé par des soupiraux. Les enfants se regardent, un peu inquiets, car l’endroit semble effrayant, mais l’odeur est irrésistible. Ils suivent docilement la musique du garçon dans les entrailles du palais et enfin l’odeur se précise : les voilà dans les cuisines. 

Le cuisinier, ventre respectable et haute toque, est en train de sortir d’un grand four des brioches dorées à souhait. Il est très surpris de l’arrivée de la petite troupe mais le chef de l’expédition le salue joyeusement :

– Mes respects du matin, ô noble artiste des arts culinaires ! Voici des invités de la princesse. Elle vous demande de leur servir de sa part un petit déjeuner royal ! 

Et il dit aux enfants :

– Profitez de ce bon moment, c’est offert par Rose pour vous remercier de l’avoir emmenée à la fête. Vous ne reviendrez plus à la petite maison, mais je vais vous trouver un autre endroit où vous serez en sécurité. Une dame très belle et très gentille va venir vous chercher pour vous y emmener.

Après un salut de la main, il s’en va, tandis que, les yeux brillants, les petits s’installent autour de la grande table où le cuisinier dépose les brioches.

En croisant un serviteur, le jeune homme lui demande d’aller prévenir la reine qu’il y a des enfants abandonnés dans la cuisine et quand il quitte le palais par la petite maison, les soldats de garde dans l’impasse le laissent passer sans rien dire.

Le cinquième jour du mois du soleil, tandis que la ville (qui ignore tout de la tentative d’enlèvement) fait une pause au milieu des festivités, Archer et Ardent sont assis face au roi dans son bureau. 

Le roi remercie  chaleureusement le jeune homme d’avoir pris arme et uniforme pour protéger la princesse. Puis il lui demande comment lui exprimer sa reconnaissance, mais le jeune homme reste muet, l’air abattu, le regard figé.  

Le ministre de l’Intérieur s’adresse à lui aimablement :

– Je crois que vous êtes fâché à cause de la discussion de l’autre jour, au ministère. Excusez-moi de ne pas vous avoir présenté votre interlocuteur ! Si je vous avais dit que vous alliez parler de vos idées de réformes avec le roi lui-même, vous n’auriez pas osé vous exprimer si librement. 

Ardent est soulagé de pouvoir exprimer sa colère rentrée : 

– Tout de même ! Vous vous êtes moqué de moi ! Vous m’avez fait croire que c’était un « collègue » à vous ! De quoi j’ai l’air, maintenant, face au roi ?

– C’était mon idée, intervient celui-ci, n’en faites pas reproche au ministre. Dans la mesure où je suis le premier serviteur de l’Etat, les fonctionnaires sont mes collègues. Donc, vous et moi avons été collègues quand vous étiez au ministère de l’Intérieur, pour votre dossier sur les réformes. 

– Mon fameux dossier ! Je l’ai remis il y a plus d’une décade et je n’ai pas eu de nouvelles depuis.

– Il faut laisser du temps au temps, continue le roi, ce genre d’affaire ne se juge pas en quelques heures ! Nous en avons parlé en Petit Conseil. Tout le monde a jugé votre rapport remarquable. Mais est-ce que écrire un rapport constitue une action de réparation ? 

– J’en suis bien conscient, Majesté, murmure tristement Ardent. Un rapport, c’est tout ce que j’ai fait, une fois de plus ! Des feuilles noircies de mon écriture, qui vont dormir dans un tiroir du ministère et qui ne serviront à rien !

– Il ne faut pas laisser dormir ce rapport au fond d’un tiroir. Il faut le mettre en pratique. Le Petit Conseil propose de faire l’expérience de ces méthodes d’administration sur une province, et au vu des résultats, nous appliquerons ces réformes dans les autres régions. 

Quelle province choisir pour une première expérience ? Le Sud me paraît un excellent laboratoire. Mais à qui confier la réalisation de ces réformes ? L’actuel gouverneur se plaint de difficultés à se faire obéir. Ce n’est plus la révolte ouverte mais tout un tas de petites actions sournoises qui l’empêchent d’être efficace.

 Je vais me fâcher ! J’en ai assez de nommer un nouveau gouverneur tous les deux mois ! Donc, le prochain, ce sera vous. Officiellement, ce travail va compléter votre action de réparation, en punition de votre participation à la révolte du Sud. En réalité, je veux ainsi vous récompenser de votre dévouement envers la future reine.

Ardent est assommé par ce retournement de situation. Il balbutie :

– Majesté, je n’ai que dix-huit ans. Je suis trop jeune. 

– Vous me l’avez dit vous-même, vous n’étiez pas trop jeune pour aller au combat, donc vous n’êtes pas trop jeune pour travailler. Moi-même, j’avais dix-neuf ans quand je suis devenu roi. 

– L’administration locale vous sera toute dévouée, insiste Archer, et vos anciens collègues du ministère de l’Intérieur vous aideront aussi. 

– Le ministre de l’Intérieur, ici présent, n’a pas la patience d’attendre une loi sur les routes, reprend le roi. Il a décidé de prendre un décret. L’élargissement des routes sera votre première mission. Vous direz aux grands propriétaires que cela fait partie de votre action de réparation, et de la leur.

Le ministre précise :

– Vous allez aussi organiser les réformes que vous prescrivez sur les écoles, sur l’aide aux pauvres, sur le futur conseil provincial… Vous direz aux monseigneurs qu’ils ne peuvent pas y échapper, que cela fait partie de la réparation après leur révolte. 

Le roi commente, un peu ironique :

– J’ose espérer qu’ils trouveront la punition plus douce qu’une amende de guerre… Après tout, comme vous me le disiez vous-même, une amélioration des routes et des services publics leur profitera aussi.

Sans laisser à Ardent le temps d’exprimer ses doutes sur ses compétences, le roi reprend :

– Mais d’abord, j’ai une autre mission pour vous et votre cousin : demain, vous me représenterez aux obsèques de Messire Parchemin. 

Ardent est stupéfait :

– Messire Parchemin est mort ? 

– Oui, hier, brutalement, pendant la partie de balle au pied qui a vu le triomphe des couleurs du Sud. Le grand-maître m’a fait porter une invitation à assister aux obsèques. 

Archer intervient :

– Je reconnais bien là l’esprit tortueux du grand maître ! Si le roi ne répond pas à l’invitation, il passe pour un grossier personnage aux yeux des solaires, et s’il répond, il passe pour un traître aux yeux des adorateurs de la lune ! 

– Vous êtes de la religion solaire, vous pouvez assister à la cérémonie sans problème. Son Excellence Archer vous accompagnera pour vous présenter officiellement en tant que nouveau gouverneur de la région du Sud et votre cousin, en tant que lieutenant de l’armée royale. 

– Flamboyant ? dans l’armée royale ?

– C’est une idée de la reine ! Elle tient à lui donner une compensation pour la blessure qu’il a reçue en la défendant et elle est persuadée qu’il sera ravi d’entrer dans l’armée. Vous aussi, en combattant, vous avez prouvé votre loyauté.

– Contre qui avons-nous combattu, Sire ? C’est le parti solaire qui est derrière ces attaques ?

– Je ne le pense pas. Il me semble que l’attaque d’hier prouve la culpabilité de l’ancien ministre de l’intérieur, celui qui a détourné des impôts de votre région : en tant que compagnon de mon père dans sa jeunesse, il connaissait le passage secret, il a dû l’emprunter avec lui les soirs de fête. Et par ses espions, il devait savoir que la princesse avait déménagé dans l’appartement du prince héritier.

– Ce que moi je ne savais pas… dit Archer, d’un ton de reproche. 

– Je suis grandement coupable d’avoir négligé de faire condamner cette porte. C’est chose faite maintenant, enfin. Je n’ai pas besoin de vous recommander la plus grande discrétion sur cette attaque, n’est-ce pas ?

– Et c’est aussi l’ancien ministre qui était derrière la première tentative d’enlèvement ? continue Ardent.

– Probablement, dit Archer.

– Mais pourquoi ? Pour tuer Rose ?

– Non. Sans doute pour l’épouser et accéder ainsi à la royauté.

– Jamais le Grand Conseil n’autoriserait ce mariage ! s’écrie Ardent, indigné.

– Le Grand Conseil se plierait à toutes les volontés de celui qui serait le plus fort, soupire Archer. Il a détourné beaucoup d’argent, vous le savez. Il peut tout acheter.

– Non, affirme Ardent, tout ne peut pas s’acheter. L’honneur ça ne peut pas s’acheter. L’amour non plus…

Gêné par ces mots trop personnels, le jeune homme se lève, s’incline en saluant poliment et se retire. 

Pour démêler le tourbillon de sentiments et d’idées contradictoires qui l’agite, il s’en va marcher au hasard des rues. Il est en train de vivre un renversement de valeurs équivalent à celui qu’il a connu en apprenant le suicide de son père.

De même que le ministre n’est pas “son pire ennemi”, ce roi qu’il haïssait parce qu’on lui avait appris à le haïr, n’est pas “l’ennemi du peuple du Sud”. C’est un progressiste qui va faire de la province du Sud un laboratoire d’expériences de réformes. 

Ardent se rappelle avec amertume que son père bien-aimé trouvait belles ses idées sur les routes et les écoles, mais n’osait pas affronter les grands propriétaires pour leur donner réalité. Quant à créer un conseil dans lequel  même des gens du peuple pourraient siéger, c’était pure folie, selon lui : “C’est contraire à l’ordre naturel du monde, disait-il. De même que le ciel est au-dessus de la terre, les nobles sont au-dessus du peuple. Il ne faut pas les mélanger.” 

Pendant ce temps, dans le bureau du roi, Archer tente d’apaiser les inquiétudes du roi sur la deuxième tentative d’enlèvement :

– Je suis d’accord avec vous, Sire, les envoyés de l’ancien ministre ont fait preuve d’une audace folle. En voyant que Rose ne dormait pas dans sa chambre et que, en plus, ils étaient attendus par des soldats, ils auraient dû s’enfuir pour se mettre à l’abri. Mais ils savaient que l’ancien ministre ne leur pardonnerait pas un second échec. Ils se savaient condamnés à mort s’il revenaient sans elle, alors, perdu pour perdu, ils se sont lancés à sa recherche dans le palais.

– Ils ne voulaient pas m’assassiner, ni assassiner la reine ?

– Je ne pense pas, Sire. Votre disparition brutale exciterait les rivalités entre le parti solaire et le parti lunaire, il y aurait probablement des combats entre milices armées et l’ancien ministre n’a aucun intérêt à ce genre de désordre.

Il lui suffit d’épouser Rose pour devenir prince héritier. Ensuite, dans son calcul, un accident vous arriverait, qui lui permettrait de prendre rapidement votre place. Mais il n’a aucune raison de vous tuer tant qu’il n’est pas prince héritier.

Dans le bureau royal, l’ambiance s’est alourdie tout d’un coup. Chacun des deux interlocuteurs sait que l’ancien ministre n’a aucun scrupule, qu’il ne fait aucun cas de la dignité humaine. Pour lui, Rose n’est qu’une marche sur laquelle il veut poser le pied pour accéder au trône. Quel père accepterait un tel destin pour sa fille unique ? Quel roi accepterait un monstre pareil pour héritier ? 

Le roi finit par rompre le silence :

– Cet homme a l’âge de mon père. S’il veut profiter longtemps du pouvoir, il faut qu’il s’en empare vite. Tant que Rose reste dans le palais, elle est en sécurité. Mais elle va partir faire des visites officielles dans les provinces…

– Je le sais, Sire, c’est la première obligation du prince héritier. Cette tournée a été retardée par l’affaire du Sud, mais elle ne peut pas être ajournée plus longtemps. Je vais organiser la protection de la princesse en tenant compte des menaces religieuses autant que de celle que représente l’ancien ministre. Si je peux me permettre, Sire, une solution serait que Rose se marie rapidement. Ainsi la place d’époux de l’héritière serait prise.

– C’est une solution, en effet. Mais Rose est bien jeune pour s’engager dans le mariage. Et puis, le ministre ne reculerait pas devant un assassinat pour libérer la place d’époux…

Le sixième jour du mois du Soleil, dans la cour d’entrée du temple solaire, Ardent et Flamboyant se mêlent aux personnes qui vont assister aux obsèques de Messire Parchemin. Montagne-de-Lumière est présent à titre personnel, mais reste discrètement en retrait, car il n’est ni notable, ni représentant du roi. 

La mine encore plus sévère que d’habitude et le teint blêmi par les jeûnes qu’il s’impose, le grand-maître conduit la famille du défunt, les notables et les envoyés du roi dans la cour d’honneur qui, à l’arrière du temple, ouvre sur le bois sacré. Il est encore tôt dans la matinée, mais la chaleur est déjà lourde. Le vent qui agite les branches des arbres ne parvient pas à rafraîchir l’atmosphère. 

Les trois jeunes du Sud, qui n’étaient jamais entrés dans le temple, perçoivent quelques mots des remarques discrètes échangées par les notables. Ils comprennent ainsi que des aménagements ont eu lieu très récemment : les deux premières rangées des arbres du bois sacré ont été abattues, troncs et branches évacués.

Les souches des arbres ont été soigneusement rabotées et couvertes de terre bien ratissée. Au milieu de la cour ainsi agrandie, se dresse le bûcher au sommet duquel est déposé le corps de Messire Parchemin.

Hormis quelques femmes voilées de noir dans la famille du défunt, l’assemblée est exclusivement masculine et plutôt âgée, à l’exception des petits-fils de Messire Parchemin et des trois jeunes du Sud.

Tout le monde s’entasse entre le bûcher et le temple pour écouter l’éloge funèbre ; les officiels, parmi lesquels Flamboyant et Ardent, étant au premier rang. Relégué au dernier rang des sans-grades, Montagne se retrouve coincé contre le mur du temple.

Lentement, délicatement, il se glisse sur le côté pour échapper à la pression et passe derrière le bûcher, où il est seul. Il s’absorbe dans la contemplation des morceaux de bois, écoutant vaguement les propos du grand maître :

– Mes amis, nous sommes réunis dans ce lieu sacré pour accompagner notre regretté Maître Parchemin, qui va rejoindre la gloire divine. Nous allons vivre un moment exceptionnel de foi. J’ai tenu à ce que son voyage vers la gloire divine se fasse dans cette enceinte sacrée, car jamais personne n’a autant que lui soutenu la religion solaire.

C’était un avocat au talent incontesté. Travailleur infatigable, toute sa vie, il n’a cessé de défendre les membres de notre religion ; mais surtout, il cherchait sans cesse de nouveaux moyens d’étendre l’influence de la religion solaire.

Récemment, il m’avait proposé de faire des distributions de pain. Il voulait en distribuer aux affamés pour les amener à la conversion, en leur disant : « Votre père soleil vous nourrit, devenez ses fils reconnaissants ». Nous n’avons pas encore eu le temps de mettre en place cette méthode de conversion, mais nous allons y travailler, en souvenir de notre cher disparu. 

Il y a quelques jours seulement, il me parlait de ce nouveau jeu qu’il venait de découvrir. Dans ce qu’il me racontait, je ne voyais qu’un jeu insignifiant, mais lui, son esprit était plus aiguisé, et j’en suis sûr, inspiré par la divinité ! Ecoutez bien, mes amis ! Lui, il voyait dans le mouvement du ballon qui roule d’un bout à l’autre du terrain, l’image du voyage de notre père soleil dans le ciel, de l’est à l’ouest ! 

A ces mots, Flamboyant qui écoutait vaguement tête baissée, relève son visage, le regard farouchement concentré sur le bûcher. Le grand maître continue :

– Il voulait modifier le nombre de joueurs, en le portant à douze, chiffre parfait puisque notre père soleil traverse, durant les douze mois de l’année, les douze signes du zodiaque…

Exaspéré,  Flamboyant chuchote à Ardent : 

– Quoi ? Rose l’avait bien dit… récupérateurs !

– … Il voulait faire de ce jeu un nouvel instrument de conversion, qui propagerait dans tout le pays les valeurs de notre religion.

– Ah non ! c’est notre jeu ! ils ne vont pas nous le voler ! 

– Chut, murmure Ardent.

Furieux, Flamboyant se dirige vers Montagne, qui, un peu plus loin, lui fait des signes discrets. Le cuisinier murmure au lieutenant :

– Venez voir derrière, c’est louche !

Sur l’arrière du bûcher, Montagne montre des morceaux de bois :

– Regardez bien ! ça bouge, là !

Flamboyant ouvre des yeux ronds face aux bûches qui frémissent. 

 

Devant le bûcher, le grand prêtre a terminé l’éloge funèbre. A ses côtés, les fils du défunt se mettent à arroser le corps avec de l’huile rouge, l’huile sacrée imprégnée d’épices. Le temple a été généreux : les flots d’huile coulent largement.

Sur l’arrière, Montagne s’agenouille et commence à démolir le bûcher : des petits pieds nus apparaissent. 

– Un autre mort ! murmure Flamboyant en s’approchant.

– Non, ce n’est pas un mort, regardez, il bouge les orteils.

Montagne continue à retirer des bûches. Des chevilles liées et des jambes apparaissent. De sa main valide, Flamboyant se met à enlever des bûches lui aussi. Ils tirent sur les jambes et font glisser vers eux un garçon couché, bâillonné, pieds et poings liés, qui les fixe de ses yeux terrifiés. Les morceaux de bois avaient été disposés de façon à lui ménager une place, sans qu’il soit écrasé par le poids du bûcher.

Sur l’avant, le prêtre a approché la torche sacrée et le bûcher a pris feu. En quelques minutes, les flammes gagnent le corps du défunt. 

Sortant un minuscule poignard de sa poche, Montagne coupe les liens du garçon. 

 

Très vite, la chaleur insoutenable fait s’éparpiller les assistants : certains entrent dans le temple, d’autres gagnent le bois sacré. Déséquilibré par le retrait des morceaux de bois, le bûcher s’affaisse. Au milieu, le corps se consume. 

Montagne soutient le garçon qui semble au bord de s’évanouir. Vêtu d’une tunique blanche qui laisse voir ses jambes et ses bras maigres, il semble âgé d’une douzaine d’années. Il est très différent des autres spectateurs, mais personne ne fait attention à cette présence insolite : tous les regards surveillent le bûcher avec inquiétude.

 

Tandis que le corps continue à brûler, le vent attise les flammes. Il tourbillonne et pousse des brindilles enflammées vers le côté de la cour. Puis il change de sens et pousse des flammèches vers le temple. Il agite de plus en plus fort les branches des arbres mais aussi les rideaux légers qui barrent l’ouverture de la porte pour empêcher les insectes d’entrer. Les rideaux se soulèvent, se tendent vers le bûcher et s’enflamment. Des rideaux, les flammes gagnent les montants de la porte. 

Sous les cris des assistants affolés, malgré des seaux d’eau versés en hâte par les moines sur la porte, le temple prend feu. Il est entièrement construit en bois.  

– Les livres sacrés ! Sauvez les livres sacrés ! hurle le grand-maître aux moines. 

Les moines se ruent vers l’aile droite, tandis que le grand maître supplie les notables de les aider. Ceux-ci refusent :

– Nous n’allons pas risquer notre vie pour des livres ! 

 

Les notables et la famille du défunt vont se mettre en sécurité dans le bois sacré. Le grand maître ordonne alors à Ardent et Flamboyant de le suivre. Croyant qu’il s’agit de sauver les livres sacrés, ils lui emboîtent le pas, suivis de Montagne-de-lumière.

Le garçon dégagé du bûcher s’accroche à son sauveur en le suppliant de ne pas y aller mais il n’a pas assez de force, ni pour le retenir ni pour le suivre. Epuisé par ses jours de jeûne, il se laisse tomber dans la poussière.

Au lieu d’aller dans la bibliothèque, le grand maître conduit les trois du Sud dans les caves du temple. Après le ronflement de l’incendie, le silence de la cave semble étrange.

Le grand maître ouvre un coffre et les trois garçons voient des épées luire dans l’ombre. Avant de louer la cave du député Salpicon, Parchemin et le prêtre avaient commencé par entasser des armes dans le sous-sol du temple, en prévision du coup d’état solaire. En caressant une arme, le grand maître se calme un peu. Avec un sourire mais d’une  voix vibrante de haine, il siffle :

– Nous allons profiter de l’incendie pour armer le peuple solaire contre ces suppôts de la lune. Nous dirons qu’ils nous ont attaqués et ont brûlé notre temple. 

Il s’arque-boute pour pousser un coffre mais sans effet. Il insiste :

– Mais qu’est-ce que vous attendez ? Aidez-moi ! Ce soir, il y aura autant de rivières pourpres dans les rues de Sanara que dans le ciel !

 

Une grande secousse accompagnée d’un bruit terrible fait vibrer les murs. Du plafond, un nuage de poussière et de toiles d’araignées tombe sur leurs têtes. Ardent crie à ses camarades :

– Le temple s’effondre ! Vite !

Ils se retournent, mais le grand maître a été plus rapide qu’eux. Il est déjà planté au milieu de l’étroit couloir qui mène à l’extérieur. Une épée dans chaque main, il les empêche de passer :

– Traîtres ! Incapables ! Vous n’avez pas rempli votre mission ! Vous allez mourir !

Montagne demande : 

– Notre mission, c’était d’utiliser le petit poignard que vous nous avez fait passer ?

– Bien sûr ! 

– Grand maître, moi, je vous obéis ! Avec votre bénédiction, j’accomplis le sacrifice !

Il sort de sa poche quelque chose qu’il lance vers l’homme. Celui-ci tombe, la gorge percée par le petit poignard. Montagne entraîne ses camarades vers la sortie, à l’instant où le plafond en feu s’écroule, ensevelissant le grand maître et les armes.

Montagne emporte dans ses bras le garçon qui les attendait dehors et ils traversent le bois sacré jusqu’au mur d’enceinte. Des habitants de Sanara aident les moines à arroser de seaux d’eau les murs du temple, mais le moine qui tournait la roue du puits s’arrête tout à coup : il n’y a plus d’eau. Rien ne pourra empêcher le temple de brûler intégralement. 

 

Portant toujours l’enfant, Montagne se fraie un passage dans la foule qui s’est accumulée dans la rue devant le temple. Ils se dirigent vers le palais, marchant à contre-courant des habitants affolés qui viennent vers l’incendie. 

Dès qu’ils sont dans une rue un peu plus calme, Ardent demande à Montagne :

– Comment avez-vous pu récupérer le poignard ?  

– Quand vous m’avez dit que vous alliez au temple, je suis allé trouver le ministre et je lui ai demandé de me rendre un poignard, pour vous protéger, si vous aviez un problème avec ce type, le grand maître. Je le savais capable d’un sale coup et j’étais loin du compte ! On va aller raconter tout ça au ministre.

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