Le travail

Le travail est rarement présenté dans les mythes. Dieux, rois et princesses existent par leur statut : ils sont, c’est tout. Dans les récits, le rôle des princesses est d’être belles et désirables, le rôle des dieux et des rois est de décider. Les activités nécessaires à la vie quotidienne sont assurées par des artisans, des serviteurs ou des esclaves dont le statut peu glorieux fait que les récits ne s’intéressent pas à eux. Cependant, quelques travailleurs occupent la fonction de héros, notamment les bergers, car les troupeaux représentent la principale richesse à l’époque où sont nés ces récits.

Mythes

L’environnement économique et social

Les mythes indo-européens nous viennent de l’époque lointaine où les seules techniques pratiquées étaient la maçonnerie, le tissage, la poterie, le travail du bois, du bronze et du fer. On connaissait aussi l’agriculture, l’élevage et la pêche.

Les métiers présents dans les récits que je présente seront en rapport avec ces techniques. Mais, sachant que les héros des mythes sont des dieux, des rois et des princesses, vous vous doutez que le travail manuel n’est pas valorisé.

Métiers sordides, métiers honorables

Au premier siècle avant notre ère, après des milliers d’années de transmission des mythes, l’avocat romain Cicéron écrit pour son fils une présentation des métiers, qu’il classe en une hiérarchie qui va de  “sordide, méprisable” à “honorable, respectable” :

“Tous les artisans s’adonnent à une activité méprisable : un atelier en effet ne peut rien comporter de noble. Les activités les moins recommandables sont celles qui servent les plaisirs : mareyeurs, bouchers, cuisiniers, charcutiers, pêcheurs, comme dit Térence. Ajoutes-y, si tu veux, les parfumeurs, les danseurs, et les spectacles licencieux.

En revanche, il est des arts qui impliquent une grande réflexion ou se révèlent fort utiles, comme la médecine, l’architecture, l’enseignement des connaissances honnêtes : les personnes dont la condition sociale l’admet peuvent les exercer en toute honnêteté.

Quant au commerce, s’il est de faible importance, on doit le considérer comme méprisable ; mais s’il est étendu et développé, fait venir de partout beaucoup de marchandises pour les distribuer à beaucoup de gens sans tromper, il n’est pas du tout à blâmer. (…)

Mais de toutes les activités dont on peut tirer quelque chose, rien n’est meilleur que l’agriculture, ni plus fécond, ni plus doux, ni plus digne d’un homme libre…”

(Cité d’après l’article “Cicéron et l’orientation professionnelle”, sur le site laviedesclassiques.fr)

Je précise que si l’agriculture est jugée honorable, c’est parce que Cicéron et son fils exerçaient cette activité en tant que propriétaires fonciers, vivant confortablement à Rome de leurs rentes, tandis qu’une foule d’esclaves assurait le travail lui-même. Même les intendants qui géraient les domaines agricoles étaient des esclaves !

Le site laviedesclassique.fr ajoute en commentaire : « Au-delà de l’agriculture sont reconnues respectables – et non sordides – toutes les activités de ceux qui n’ont pas besoin de travailler pour vivre ; car, comme le rappelle Paul Veyne, l’oisiveté (otium) est tenue pour un mérite chez les Romains : « richesse était vertu ». »

Buste antique représentant Cicéron,
photo internet sur le site du Patrimoine culturel du Québec.

Le talent reconnu 

Les Grecs avaient la même hiérarchie des métiers, mais, beaucoup plus que les Romains, ils admiraient l’habileté manuelle. Ils utilisaient le mot “areté”, qu’on peut traduire par “excellence” pour désigner le talent, l’efficacité supérieure d’une personne. En Grèce, des sculpteurs parvenaient à la gloire et à la richesse. Le plus célèbre d’entre eux, Praxitèle, (IVe siècle avant notre ère), était fils d’un sculpteur et père lui-même de deux sculpteurs. Chez les Romains, les sculpteurs étaient généralement des esclaves ou des affranchis. Paradoxalement, tout en méprisant les artisans, les nobles Romains raffolaient des oeuvres ! (Réflexion faite, les choses n’ont pas beaucoup changé : nous qui raffolons des smartphones et autres bijoux technologiques, nous soucions-nous du confort de vie de ceux qui les produisent ?)

Aux alentours de notre ère (soit l’époque de nos amis Cicéron et Ovide), même des métiers non manuels comme secrétaire, éducateur d’enfants ou lecteur à haute voix étaient assurés par des esclaves ! On était loin de la conception égyptienne de l’écriture, sacralisée au point qu’un scribe était suffisamment important pour pouvoir se payer un beau tombeau avec sa statue le représentant dans sa fonction.

Le scribe, statue de calcaire peint, entre 2600 et 2350 avant notre ère, Egypte. Musée du Louvre, photo Jean-Pierre Dalbéra.

travailleurs des récits du monde grec

Les bergers de brebis

À un moment de leur histoire (néolithique), les humains ont compris qu’il était plus simple de capturer vivantes les chèvres et les brebis sauvages qu’il chassaient, de les enfermer et de récupérer les petits qu’elles mettaient au monde. Après celui de chasseur, le premier métier a probablement été celui de berger. Il apparaît fréquemment dans les récits mythiques du bassin méditerranéen.

Un berger anthropophage

Il a forme humaine mais il est immense et n’a qu’un seul oeil au milieu du front, vous l’avez reconnu, c’est le terrible cyclope de la Mythologie grecque. Dans le Chant 9 de l’Odyssée, Ulysse raconte comment son errance l’a conduit à aborder au rivage où vit ce monstre, à qui il va naïvement demander l’hospitalité. Il nous explique d’abord comment, après avoir ramené ses troupeaux à la grotte qui lui sert d’habitation, le cyclope se livre paisiblement à la traite et à la fabrication du fromage :

“Alors il fait entrer dans cette large grotte ses troupeaux, tous ceux du moins qu’il veut traire, et laisse les mâles à l’entrée : les boucs et les béliers restent en dehors de la vaste cour. (…) S’étant assis, il trait avec le plus grand soin ses brebis, ses chèvres bêlantes, et rend ensuite les agneaux à leurs mères. Puis laissant cailler la moitié de ce lait, il le dépose dans des corbeilles tressées avec soin, et met l’autre moitié dans des vases pour se désaltérer.”

(Cité d’après le site Kulturica)

Malheureusement, ce bon berger est amateur de chair humaine. Insensible aux prières d’Ulysse, il enferme les Grecs dans sa grotte et pour commencer, en dévore deux.  Vous savez qu’Ulysse et ses compagnons s’échapperont de la grotte après avoir crevé l’oeil unique du monstre endormi et en s’accrochant sous le ventre des brebis : aveuglé, le berger tâte le dos de ses bêtes au fur et à mesure qu’il les laisse sortir, mais n’a pas l’idée d’inspecter leur ventre. Quand il comprend que sa réserve de viande extra fraîche s’est enfuie, les Grecs sont déjà loin !

Le cyclope, par Odilon Redon, vers 1900, Kröller-Müller Museum, Otterlo, Pays-Bas.

Les gardiens de porcs

Le divin porcher Eumée (Eumaios)

Dans le chant XIV de l’Odyssée, après 10 ans de guerre et 10 ans d’errance, Ulysse est enfin de retour chez lui. Sans se faire reconnaître, il va d’abord observer la situation de son domaine, pour organiser sa vengeance. Il commence par rendre visite à son esclave Eumée, chef des gardiens de porcs.

“Ulysse s’éloigna du port, par un âpre sentier, à travers les bois et les hauteurs, vers le lieu où Athéna lui avait dit qu’il trouverait son divin porcher, qui prenait soin de ses biens plus que tous les serviteurs qu’il avait achetés, lui, le divin Ulysse.

Et il le trouva assis sous le portique, en un lieu découvert où il avait construit de belles et grandes étables autour desquelles on pouvait marcher. Et il les avait construites, pour ses porcs, de pierres superposées et entourées d’une haie épineuse, en l’absence du Roi, sans l’aide de sa maîtresse et du vieux Laërte. Et il avait planté au dehors des pieux épais et nombreux, en coeur noir de chêne ; et, dans l’intérieur, il avait fait douze parcs à porcs. Dans chacun étaient couchées cinquante femelles pleines ; et les mâles couchaient dehors ; et ceux-ci étaient beaucoup moins nombreux, car les Prétendants en diminuaient le nombre en les mangeant, et le porcher leur envoyait toujours le plus gras et le meilleur de tous ; et il n’y en avait plus que trois cent soixante. Quatre chiens, semblables à des bêtes fauves, et que le prince des porchers nourrissait, veillaient toujours sur les porcs.

(Le porcher accueille avec bonté Ulysse, en le prenant pour un vieux mendiant. Le soir, les autres serviteurs qui étaient dans les prés ramènent les troupeaux aux enclos. Puis Eumée leur ordonne d’amener un porc.)

– Amenez-moi un porc excellent, afin que je le tue pour cet hôte qui vient de loin, et nous nous en délecterons aussi, nous qui souffrons beaucoup, et qui surveillons les porcs aux dents blanches, tandis que d’autres mangent impunément le fruit de notre travail.

(Après un bon repas, Ulysse et les autres porchers se couchent, mais pas Eumée) :

“Il ne plut point à Eumée de reposer dans son lit loin de ses porcs, et il sortit, armé. Et Ulysse se réjouissait qu’il prît tant de soin de ses biens pendant son absence. Et, d’abord, Eumée  mit une épée aiguë autour de ses robustes épaules ; puis, il se couvrit d’un épais manteau qui garantissait du vent ; et il prit aussi la peau d’une grande chèvre, et il saisit une lance aiguë pour se défendre des chiens et des hommes ; et il alla dormir où dormaient ses porcs, sous une pierre creuse, à l’abri du vent du nord.”

(Texte cité d’après le site mediterranee.net.)

Deux porcs, gravure de Charles-Emile Jacque, XIXe siècle,
Bibliothèque publique de New York, photo Picryl.

Tout travail mérite une récompense

En accueillant le vieux mendiant, Eumée lui a tout de suite parlé de la longue absence d’Ulysse et des Prétendants qui pillent son domaine : ”Je reste ici, gémissant, et pleurant un Roi divin, et je nourris ses porcs gras, pour que d’autres que lui les mangent. (…)  

(Le porcher est persuadé que son maître ne reviendra pas et que donc, il n’aura aucune récompense malgré tout le mal qu’il se donne.)

“ Certes, les Dieux s’opposent au retour de celui qui m’aimait ; lui, il m’aurait donné un grand domaine comme un bon roi a coutume d’en donner à son serviteur qui a beaucoup travaillé pour lui et dont un Dieu a fait fructifier le labeur ; et, aussi, une maison, une part de ses biens et une femme désirable. Ainsi mon travail a prospéré, et le Roi m’aurait grandement récompensé, s’il était devenu vieux ici ; mais il est mort !”

(Comme le mendiant l’interroge sur l’épouse d’Ulysse, Eumée lui explique que les Prétendants l’empêchent de la voir.)

“Il m’est amer de ne plus entendre les paroles de ma maîtresse ; car le malheur et des hommes insolents sont entrés dans sa demeure, et les serviteurs sont privés de parler ouvertement à leur maîtresse, de l’interroger, de manger et de boire avec elle et de rapporter aux champs les cadeaux qui réjouissent l’âme des serviteurs.”(Texte cité d’après le site mediterranee.net)

Ces quelques extraits du récit d’Homère montrent la conception antique des rapports de force autour du travail : le serviteur mérite une récompense, elle lui est remise en nature, sous forme de terres, de cadeaux qui peuvent être des vêtements, des objets, de la nourriture… Le maître récompense son serviteur comme il le juge bon et quand il le juge bon. Il n’y a aucune notion de contrat, d’obligation réciproque. Si le maître, comme ici les Prétendants, ne veulent pas récompenser le travail, rien ne peut les y obliger. Je reparlerai de l’importance des cadeaux à propos du thème “L’impôt et l’aumône”.

Berger contemporain en Grèce, photo Georgioupolis. 

La tisserande

Le deuxième travailleur que je peux vous présenter à partir de récits mythologiques est en fait une travailleuse, car, à l’époque des mythes, les femmes avaient comme domaine privilégié celui du travail de la laine. La répartition des tâches se faisait ainsi : les hommes veillaient sur les brebis, ce qui impliquait de dormir dehors et de se battre contre les voleurs ou les chiens errants, et les femmes, à l’abri de la tente ou de la maison, se chargeaient de valoriser la laine : cardage, filage, tissage, couture, broderie…

Arachné, le tissage trop beau

C’est notre ami Ovide qui nous parle d’Arachné, dans le livre 6 des Métamorphoses. Bien que Romain, il reprend à son compte la notion d’arèté des Grecs, l’excellence dans l’efficacité :

“Arachné s’était fait, par son travail, un nom célèbre dans les villes de la Lydie, malgré son humble origine, et quoique retirée dans les murs de l’obscure Hypépa. (…) On aimait à voir les toiles qu’elle avait achevées et celles qu’elle était en train de réaliser : il y avait tant de grâce et de charmes dans son travail !

Soit qu’elle dévide en pelotons arrondis la laine encore informe ; soit que, pressé sous sa main, le fil y prenne en s’allongeant la mollesse et la ténuité des nuages ; soit que le fuseau rapide tourne entre ses doigts effilés, ou que son aiguille peigne sur la trame, on la prendrait pour l’élève d’Athéna ; cependant Arachné repousse ce titre, et se défend, comme d’une honte, d’avoir reçu les leçons d’une immortelle : « Qu’elle vienne se mesurer avec moi, dit-elle ; vaincue, je me soumets à tout ».

Aussitôt, prenant place vis-à-vis l’une de l’autre, elles tendent les fils légers qui forment une double série, et les attachent au métier ; un roseau sépare les fils. Au milieu d’eux glisse la trame qui, conduite par la navette affilée, se déroule sous leurs doigts, s’entrelace à la chaîne et s’unit avec elle sous les coups du peigne aux dents aiguës. L’une et l’autre se hâtent, et, la robe repliée autour de leur sein, les habiles ouvrières pressent le mouvement rapide de leurs mains ; le désir de vaincre les rend insensibles à la fatigue.”

J’ai raconté la fin du concours de tissage dans le thème “Les jugements” : la pauvre Arachnée, coupable de trop d’habileté, est transformée en araignée par la déesse.

Pénélope ou le tissage interminable

Je cite le travail de Pénélope pour mémoire, puisque j’ai déjà raconté, dans le thème “Les Femmes fortes” comment elle rusait avec les prétendants qui voulaient l’épouser pour prendre le trône d’Ulysse, en défaisant pendant la nuit la tapisserie qu’elle tissait le jour.

Femme au métier à tisser traditionnel, photo Pixabay.

Le forgeron

Héphaïstos (Vulcain chez les Romains)

Il faut croire qu’il n’y a pas plus de justice sociale dans le monde des dieux que dans celui des hommes. Le seul dieu qui travaillait vraiment (car peut-on considérer que Hermès, messager et complice de son divin père Zeus travaillait ?) n’avait pas une vie heureuse.

À sa naissance, sa mère l’orgueilleuse Héra le trouva si laid qu’elle le rejeta sans ménagement, le lançant loin d’elle, dans le cosmos. Par chance, il tomba dans la mer, sans dommage corporel, et fut recueilli par des divinités marines qui l’élevèrent avec soin.

Nul ne précise comment il fit son apprentissage de forgeron, toujours est-il qu’il devint un brillant métallurgiste et orfèvre, sachant travailler aussi bien le fer que le cuivre, le bronze, l’or ou l’argent.

À la suite d’une dispute avec Zeus, celui-ci le rejeta loin de lui. À nouveau catapulté dans le vide, il eut moins de chance que la première fois, et se brisa les jambes en tombant sur l’île de Lemnos. Etant immortel, il survécut à cette chute qui aurait pulvérisé un humain, mais resta boiteux. Alors, il se fabriqua deux automates semblables à deux belles jeunes filles, qui le soutenaient pour l’aider à marcher. Ces automates avaient l’air vivantes, elle parlaient même. Pour un observateur, la seule différence visible avec de vraies humaines, c’est qu’elles ne respiraient pas…

De son atelier où les ouvriers étaient des cyclopes, sortirent les armes et les emblèmes de tous les dieux, et tous leurs objets magiques : les flèches d’Eros qui rendent amoureux, le casque d’Hadès qui rend invisible, les foudres de Zeus, la ceinture magique d’Aphrodite, et tant d’autres objets, mais sa création la plus remarquable fut sans conteste Pandore, la première femme !

Pour se venger de son abandon, il offrit à sa mère un trône magnifique sur lequel elle prit place avec fierté, sans se méfier, mais quand elle voulut se lever… impossible ! Aucun dieu ne parvint à la délivrer des liens invisibles qui l’enchaînaient.

Alors Zeus eut l’idée de promettre la main d’Aphrodite, déesse de la beauté et de l’amour, au dieu qui parviendrait à convaincre Héphaïstos de délivrer sa mère. La déesse de l’amour accepta ce projet car elle pensait que son cher Arès, le bouillonnant dieu de la guerre, réussirait… mais il échoua.

Dionysos alla trouver Héphaïstos et, pour le décider, lui promit la main d’Aphrodite. Ravi de l’aubaine, le divin forgeron libéra enfin Héra, mais Aphrodite fut obligée d’accomplir la promesse que Zeus et Dionysos avaient faite en son nom, sans vraiment la consulter. Grâce à de nombreux amants, elle se consola d’un mariage si mal assorti.

Dans cette vie tout entière consacrée au travail, deux mésaventures d’Héphaïstos retiendront notre attention :

– Dans le thème “Paternités et maternités merveilleuses”, vous verrez dans quelles étranges circonstances il engendra involontairement un enfant avec Gaïa, la terre-mère.

– Dans le thème “Se moquer, humilier”, vous le verrez emprisonner Aphrodite et Arès dans le lit où ils sont amants et les exposer aux moqueries des dieux.

Apollon dans la forge d’Héphaïstos, par Diégo Vélasquez, 1630, Musée du Prado, Madrid.

Le bel Apollon vient informer Héphaïstos que son épouse Aphrodite le trompe avec le dieu Arès (Mars) pour qui il est en train de forger des armes. Rendez donc service aux copains !

Le travail punition divine

À part Héphaïstos qui s’épanouissait en exécutant les commandes de ses collègues, pour les divinités, l’idée même de travail c’est à dire d’exécution d’une tâche déterminée par quelqu’un d’autre qu’eux-mêmes,  n’avait aucun sens. Ils se voulaient totalement libres d’épanouir leur puissance dans leur domaine d’action.

Mais certains dieux furent obligés de travailler, punition suprême imposée par le maître de l’univers, Zeus lui-même !

Apollon serviteur

Apollon, le plus beau des dieux, se rendit coupable de deux méfaits qui lui valurent à deux reprises de travailler au service d’un humain. Terribles punitions pour celui qui était animé d’un “fol orgueil” !

Tout travail mérite salaire

Son premier méfait fut de comploter contre la toute puissance de Zeus avec Héra et Poséidon. Il fut condamné, avec Poséidon, à travailler pendant un an pour Laomédon, roi de Troie. Selon les auteurs, il s’occupa de construire des murs (je reviendrai sur cette activité dans le thème “Les constructions magiques”) ou de garder les troupeaux.

L’année terminée, Laomédon refusa de payer le salaire convenu. Chaque dieu se vengea selon sa méthode favorite : Apollon en lançant ses flèches qui répandirent la peste dans le pays, et Poséidon en envoyant un monstre marin qui dévora les humains. Une punition collective en réponse au méfait d’un individu, nous avons déjà vu que cela correspondait à la justice de ces époques lointaines…

 

Apollon, château de Champs-sur-Marne, photo All-free-photos.com

Un gardien peu attentif

Sa seconde condamnation au travail, Apollon la subit en punition d’avoir tué des Cyclopes. Pourquoi ces meurtres ? Zeus avait foudroyé l’un des fils d’Apollon, le trop habile médecin Asclépios (Esculape) qui ressuscitait les morts. Les foudres avaient été forgés par les cyclopes ouvriers de Héphaïstos. Comme il ne pouvait rien contre Zeus, Apollon s’était vengé en supprimant les ouvriers. “Très mauvaise façon de gérer le personnel”, s’était dit Zeus en colère. Et pour l’initier à la valeur travail, il condamna son fils à servir le roi Admète, qui l’envoya poliment garder veaux, vaches et taureaux, car les bovidés étaient les animaux les plus prestigieux.

 

Un jour, pendant que le dieu des poètes et des musiciens bavardait avec un ami, un voleur profita de son inattention pour voler les boeufs. Pas de panique, le coupable était son petit frère qui venait de naître, Hermès, dont j’ai parlé à propos du “Fin voleur”.

Ayant finalement récupéré ses bêtes (sauf celles que le brave petit avait sacrifiées à leur papa) Apollon prit conscience de ses responsabilités. À partir de ce moment, il fit  prospérer divinement le troupeau d’Admète : toutes les vaches mettaient au monde deux veaux au lieu d’un et aucun prédateur ne montrait le bout de son museau. Dévoué à son maître, il l’aida même à réussir l’épreuve qui lui permit d’épouser celle qu’il aimait. Il alla jusqu’à trouver une ruse pour lui épargner la mort, mais, ça, c’était un cadeau empoisonné, comme nous le verrons dans le thème “La vie après la mort”.

Héraclès, serviteur de nuit et de jour

Les héros aussi pouvaient être condamnés au travail. Après avoir accompli ses douze travaux, en punition du meurtre de ses enfants pendant son coup de folie, Héraclès aspirait légitimement à la liberté et au repos, mais injustement accusé d’un vol de juments et de mules, il tua son accusateur, sous le coup d’une violente colère (inspirée là encore, selon certains, par Héra toujours à l’affût d’un mauvais tour à jouer au héros).

Tourmenté par le remords, en proie à de mauvais rêves, il alla consulter l’oracle de Delphes qui lui dit que les dieux le condamnaient à être vendu comme esclave pour une durée de trois ans, l’argent de la vente servant à payer le prix du sang à la famille de sa victime.

Hermès lui même se chargea de la vente, et l’heureuse acheteuse fut Omphale, une reine d’Asie mineure. Les auteurs qui nous ont transmis les mythes ne sont pas d’accord sur la façon dont la reine traita Héraclès esclave. Certains affirment qu’elle l’humilia en le forçant à s’habiller de vêtements féminins et à filer la laine comme une femme.

D’autres affirment qu’elle fit de lui son amant : il travailla si bien qu’elle mit au monde trois enfants en trois ans, et ses suivantes en engendrèrent également quelques uns, grâce à son action !

Selon les auteurs qui défendent la virilité du héros, une nuit, la reine et Héraclès ne dormirent pas dans le même lit, car ils voulaient être en état de pureté le lendemain pour une cérémonie religieuse.

Il se trouve que, cette nuit-là, le satyre Pan, qui était amoureux d’Omphale, tenta de se glisser dans son lit pour abuser d’elle. Manque de chance, il se glissa dans le lit occupé par Héraclès, qui l’envoya bouler loin, d’un coup de pied bien appliqué ! Réveillée par le bruit, la reine se moqua de l’intrus qui s’enfuyait honteusement.

Héraclès chasse Pan du lit d’Omphale, par Abraham Janssens, 1607,
Musée national des Beaux-Arts, Copenhague.

Pour se venger, Pan fit courir de méchantes rumeurs, racontant que le héros avait perdu tout sens de l’honneur, qu’il acceptait de s’habiller en femme et même de filer la laine, comme une servante.

(J’ai trouvé une seule peinture de la honte de Pan, tandis qu’Héraclès travesti en femme a fait l’objet de plusieurs dizaines de représentations, de la Renaissance au XIXe siècle. Pour expliquer le succès de ce thème, je rappelle que, du Moyen Âge jusqu’au début du XXe siècle, s’habiller en femme quand on était un homme ou en homme quand on était une femme était sévèrement puni. Ce fut la principale accusation portée contre Jeanne d’Arc ! Georges Sand elle-même avait dû solliciter une autorisation officielle pour pouvoir s’habiller en homme. Ce thème dit “le travestissement d’Héraclès” était donc hautement subversif, alors que dès la Renaissance, la nudité des dieux et des héros  était admise sans problème dans les représentations artistiques.)

Les trois ans de servitude accomplis, la reine renvoya le héros, avec de somptueux cadeaux.

Héraclès habillé en femme par  Omphale, Lucas Cranach l’ancien, XVIe siècle,
Musée national de Varsovie.

mythologie de l’Inde

Le travail comme déguisement

Dans le Mahabharata, nous avons vu que l’aîné des Pandava a  perdu sa part du royaume dans une partie de dés contre l’aîné de ses cousins, puis il a perdu ses quatre frères et leur épouse commune. Mais le dieu Krishna a empêché un des Kaurava de dérouler le sari de Draupadi et donc d’humilier définitivement les Pandava. Sur la prière de Draupadi, les cinq frères ont obtenu la liberté. Toujours privés de leur part du royaume, ils ont été forcés de s’exiler dans la forêt pendant 12 ans.

Ils doivent maintenant vivre un an hors de la forêt, dans un lieu de leur choix, mais sans se faire découvrir par les espions des Kaurava. S’ils sont identifiés, ils devront repartir pour un nouvel exil de 12 ans dans la forêt. S’ils réussissent à passer l’année sans être identifiés, ils reprendront possession de leur part du royaume.

Comme les espions des Kauravas vont les chercher en tant que guerriers, l’aîné Yudhisthira décide de se faire passer pour un brahmane ; les autres décident de se déguiser en travailleurs et de prendre de faux noms pour demander un emploi à la cour du roi voisin :  le second frère Bhimasena sera cuisinier, les deux plus jeunes seront respectivement écuyer et bouvier.

Quand on se rappelle l’importance de la division de la société en castes sévèrement séparées, on mesure la dureté de la situation pour ces fils de roi. Et les quatre frères s’interrogent sur l’emploi que sollicitera leur troisième frère Arjuna, “lui qui au milieu des mortels ressemble à l’Himalaya parmi les montagnes”.

Durant les cinq ans passés au ciel de son père le dieu Indra, le héros avait appris à jouer de la musique et à danser. Il décide donc de s’habiller en femme et de se faire passer pour un eunuque maître de danse. 

Quant à Draupadi, elle sollicitera une place de servante, qu’elle aura d’ailleurs un peu de mal à obtenir, tant il est évident qu’elle n’est pas une femme de basse caste.

Les cinq frères font tous ensemble une solennelle prière à Durga-Devi, la Grande Déesse, qui leur promet son soutien. Les Pandava sont donc tous engagés à la cour d’un  roi voisin, Virata, comme le résume Serge Demetrian dans “Le Mahabharata conté selon la tradition orale” :

“Par la grâce de la Grande Déesse, même le vaillant Arjuna fut accepté comme eunuque. On l’introduisit dans le harem de Virata, en tant que maître de danse pour la fille du roi.”

Le fait que Arjuna le héros invincible s’abaisse à s’habiller en femme et à se faire passer pour un eunuque rappelle la situation d’Héraclès lui aussi forcé de s’habiller en femme et de travailler comme une femme esclave.

Mais, comme on l’a vu, certains Grecs racontaient que cet avilissement n’était qu’une rumeur mensongère et que Héraclès avait brillamment affirmé sa virilité en faisant plusieurs enfants à la reine Omphale et à ses suivantes. Tandis que, pour tous les hindous, la chaste présence d’Arjuna dans l’appartement des femmes du roi Virata montre la force d’âme du héros, qui résiste aux tentations de ses sens.

Dans notre conception moderne, cette épreuve subie par Héraclès et Arjuna ajoute au mépris de classe un mépris sexiste : il ne peut pas y avoir plus basse condition que d’être femme et esclave ! Mais, pour la mentalité mythique, plus l’humiliation a été forte, plus le retournement de situation est glorieux : le moment venu, les deux héros reprendront leur place d’invincibles guerriers.

Arjuna sur son char de guerre conduit par le dieu Krishna,
Infinite eyes, photo Flickr.

Le travail dans les récits hébraïques

Le travail punition

Le premier livre de la Bible, la Genèse, dit clairement que, à cause de sa désobéissance, Dieu interdit à Adam de se nourrir sans efforts. Chassé du paradis originel, l’homme est condamné à travailler durement :

“Le sol sera maudit à cause de toi. C’est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie, il te produira des épines et des ronces, et tu mangeras l’herbe des champs. C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre, d’où tu as été pris ; car tu es poussière, et tu retourneras à la poussière.” (Chapitre 3)

Au chapitre suivant, Dieu renouvelle sa punition, à cause du crime de Caïn :

“Maintenant, tu seras maudit de la terre qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère. Quand tu cultiveras le sol, il ne te donnera plus sa richesse. Tu seras errant et vagabond sur la terre.”

 

Le travail sécurité et fierté

Vis-à-vis du travail, la Bible a une opinion tout à fait différente de celle des Grecs ou des Romains, telle que la résume Cicéron. Loin de mépriser le travail manuel, la Bible le valorise à de nombreuses occasions, car il procure la sécurité matérielle et la bonne renommée. Voici quelques versets du chapitre 31 du livre des Proverbes, qui fait l’éloge de la femme “vaillante” :

“Comment trouver une femme vaillante ? Elle a bien plus de valeur que les perles.(…) Elle se procure de la laine et du lin, et travaille avec ardeur. Comme un navire marchand, elle amène de loin sa nourriture. Elle se lève lorsqu’il fait encore nuit ; elle prépare la nourriture de sa famille et distribue à ses servantes leur travail. Elle pense à un champ, elle l’achète et elle plante une vigne grâce à l’argent qu’elle a gagné. Elle se met au travail avec énergie et ne laisse pas ses bras inactifs. Elle constate que ce qu’elle gagne est bon ; elle travaille même la nuit à la lumière de sa lampe. Ses mains filent la laine, et ses doigts tissent les vêtements. Elle tend la main au malheureux, elle est généreuse envers les pauvres.

Elle ne craint pas le froid pour sa famille, car toute sa famille a double manteau. Elle est revêtue de force et de grâce, elle sourit au lendemain. Elle ouvre la bouche avec sagesse, et des instructions aimables sont sur sa langue. Récompensez-la du fruit de son travail, et que ses actions proclament sa valeur aux portes de la ville.”

Les bergers de brebis

Dans le livre de la Genèse, les héros sont tous conducteurs de troupeaux : Abraham, son fils Isaac, son petit-fils Jacob, ce qui nous permet de connaître de nombreux détails sur ce métier. Je vous propose ci-dessous un passage amusant concernant Jacob.

La ruse de Jacob

Il a travaillé comme berger pour son oncle Laban, frère de sa mère, pendant 14 ans. Dans le chapitre 30 de la Genèse, il demande à son oncle et patron le droit de partir en emmenant ses épouses, Rebecca et Léa, filles de Laban. En guise de salaire, Jacob propose que lui soient donnés tous les agneaux noirs ou rayés ou tachetés de noir qui naîtront. Laban accepte de lui donner tous les petits à naître qui auront ces particularités. Mais Laban trouve une ruse pour ne pas tenir son engagement…

“Ce même jour, Laban mit à part les boucs rayés et marquetés, toutes les chèvres tachetées et marquetées, et tout ce qui était noir parmi les brebis. Il les remit entre les mains de ses fils. Puis il mit l’espace de trois journées de chemin entre lui et Jacob.”

Puisque Laban et ses fils ont gardé les animaux noirs ou tachetés, Jacob ne pourra pas faire naître des petits qui auront ces caractéristiques. Il n’aura aucun salaire ! Mais, à malin, malin et demi…

“Jacob prit des branches vertes de peuplier, d’amandier et de platane ; il y pela des bandes blanches, mettant à nu le blanc qui était sur les branches. Puis il plaça les branches qu’il avait pelées dans les auges, dans les abreuvoirs, sous les yeux des brebis qui venaient boire, pour qu’elles entrassent en chaleur en venant boire. Les brebis entraient en chaleur près des branches, et elles faisaient des petits rayés, tachetés et marquetés.

Toutes les fois que les brebis vigoureuses entraient en chaleur, Jacob plaçait les branches dans les auges, sous les yeux des brebis, pour que l’accouplement se fît près des branches.”

Influencées par les baguettes tachetées qu’elles regardent en s’accouplant, les brebis ne mettent au monde que des petits tachetés. Ainsi que convenu avec Laban, Jacob garde ces animaux pour lui. Au bout de six ans, le berger est riche !

(Dans le thème “Paternités et maternités merveilleuses”, nous verrons que chez les humains aussi, les circonstances dans lesquelles les femmes se font féconder influencent l’enfant à naître…)

Jacob et Rebecca au puits avec le troupeau, illustration de la Bible Foster, 1897, USA.

Moïse aide une bergère puis l’épouse

Moïse lui-même, le grand prophète, fut berger quand il quitta l’Egypte où il avait rang de prince (livre de L’Exode, chapitre 2) :

“Moïse s’enfuit de devant Pharaon, et il se retira dans le pays de Madian, où il s’arrêta près d’un puits. Le prêtre de Madian avait sept filles. Elle vinrent puiser de l’eau, et elles remplirent les auges pour abreuver le troupeau de leur père. Les bergers arrivèrent, et les chassèrent. Alors Moïse se leva, prit leur défense, et fit boire leur troupeau. Quand elles furent de retour auprès de leur père, il dit : – Pourquoi revenez-vous si tôt aujourd’hui?

Elles répondirent : – Un Égyptien nous a délivrées de la main des bergers, et même il nous a puisé de l’eau, et a fait boire le troupeau. Et il dit à ses filles : – Où est-il ? Pourquoi avez-vous laissé cet homme ? Appelez-le, pour qu’il prenne quelque nourriture.

Moïse se décida à demeurer chez cet homme, qui lui donna pour femme Séphora, sa fille. (…)  Moïse faisait paître le troupeau de Jéthro, son beau-père, prêtre de Madian; et il mena le troupeau derrière le désert, et vint à la montagne de Dieu, à Horeb.”

Et c’est là que Moïse va rencontrer le dieu d’Abraham et recevoir la mission qui va changer tant de choses pour l’humanité…

Moïse défend les filles de Jéthro, par Rosso Fiorentino, vers 1523, Galerie des Offices, Florence, photo Jean-Louis Mazières.

David, le berger qui deviendra roi

L’autre berger célèbre de la Bible, c’est David, mais je ne détaille pas ce point, parce que j’ai déjà parlé de lui à propos de son adultère avec Bethsabée (dans le thème Voir une femme nue) et que je reparlerai de lui à propos de son combat contre Goliath, dans le thème “Raconter la guerre”.

David joue de la harpe en gardant les brebis de son père, illustration biblique américaine, début des années 1900. La tradition fait de David un grand musicien et l’auteur  compositeur de nombreux psaumes, des “tubes” chantés encore aujourd’hui…

les travailleurs dans les récits chrétiens

Les récits chrétiens venant en droite ligne de la tradition hébraïque, nous y trouvons sans surprise des bergers.

Les bergers premiers informés de la Bonne Nouvelle

Dans le deuxième chapitre de son Evangile, Luc nous raconte que des bergers furent les premiers à connaître la venue au monde de jésus, et les premiers à diffuser cette bonne nouvelle :

“Il y avait, dans cette même contrée, des bergers qui passaient dans les champs les veilles de la nuit pour garder leurs troupeaux. Et voici, un ange du Seigneur leur apparut, et la gloire du Seigneur resplendit autour d’eux. Ils furent saisis d’une grande frayeur. Mais l’ange leur dit: Ne craignez point ; car je vous annonce une bonne nouvelle, qui sera pour tout le peuple un sujet de grande joie : c’est qu’aujourd’hui, dans la ville de David, un sauveur vous est né, c’est le Christ, le Seigneur. Et voici à quel signe vous le reconnaîtrez : vous trouverez un enfant emmailloté et couché dans une crèche.

Et soudain il se joignit à l’ange une multitude de l’armée céleste, louant Dieu en disant: Gloire à Dieu dans les lieux très hauts, Et paix sur la terre parmi les hommes qu’il bénit !

Lorsque les anges les eurent quittés pour retourner au ciel, les bergers se dirent les uns aux autres : – Allons jusqu’à Bethléhem, et voyons ce qui est arrivé, ce que le Seigneur nous a fait connaître.

Ils y allèrent en hâte, et ils trouvèrent Marie et Joseph, et le petit enfant couché dans la crèche. Après l’avoir vu, ils racontèrent ce qui leur avait été dit au sujet de ce petit enfant.

Tous ceux qui les entendirent furent dans l’étonnement de ce que leur disaient les bergers. Marie gardait toutes ces choses, et les repassait dans son coeur. Et les bergers s’en retournèrent, glorifiant et louant Dieu pour tout ce qu’ils avaient entendu et vu, et qui était conforme à ce qui leur avait été annoncé.”

L’adoration des bergers, par Juan Ribalta, vers 1620, Musée de Bilbao.

Le Bon Pasteur, par Philippe de Champaigne,1650, Musée des Beaux Arts de Tours.
Photo Jean-Louis Mazières.
Dans cette image symbolique, Jésus lui-même est représenté en  berger portant la brebis égarée.

Le bon berger chrétien

Dans sa prédication, Jésus a souvent utilisé des symboles liés à l’agropastoralisme. L’évangile de Luc (chapitre 15) nous rapporte une parabole comparant le pécheur à une brebis égarée que son berger est heureux de retrouver :

“Quel homme d’entre vous, s’il a cent brebis, et qu’il en perde une, ne laisse les quatre-vingt-dix-neuf autres dans le désert pour aller après celle qui est perdue, jusqu’à ce qu’il la retrouve ? Lorsqu’il l’a retrouvée, il la met avec joie sur ses épaules, et, de retour à la maison, il appelle ses amis et ses voisins, et leur dit : – Réjouissez-vous avec moi, car j’ai retrouvé ma brebis qui était perdue.

De même, je vous le dis, il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent, que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de repentance.”

Le fils prodigue, gardien de porcs

Après la brebis égarée, nous trouvons un gardien de porcs dans le chapitre 15 de l’Evangile de Luc. Vous vous doutez que, en tant que Juif s’adressant à des Juifs, Jésus ne va pas donner une bonne image du gardien de porcs, animaux impurs.

La situation de départ : un jeune homme orgueilleux a eu le culot de réclamer sa part d’héritage, alors que son père est encore vivant ! Ce brave homme de père la lui a accordée et il s’est empressé de partir loin, pour aller tout dépenser avec des femmes de mauvaise vie. Mais….

“Lorsqu’il eut tout dépensé, une grande famine survint dans ce pays, et il commença à se trouver dans le besoin. Il alla se mettre au service d’un des habitants du pays, qui l’envoya dans ses champs garder les porcs. Il aurait bien voulu se rassasier des gousses que mangeaient les pourceaux, mais personne ne lui donnait rien.

Étant rentré en lui-même, il se dit : Combien d’ouvriers chez mon père ont du pain en abondance, et moi, ici, je meurs de faim ! Je me lèverai, j’irai vers mon père, et je lui dirai : – Mon père, j’ai péché contre le ciel et contre toi, je ne suis plus digne d’être appelé ton fils ; traite-moi comme l’un de tes ouvriers.”

Modèle d’amour et de générosité, le père accueille son fils repenti à bras ouverts…

Le fils prodigue, par Pierre-Paul Rubens, 1618, Musée royal des Beaux-Arts d’Anvers. Moins souvent représentée que le moment où il revient chez son père, la période où le fils prodigue vit sa dure expérience de travailleur a l’intérêt de montrer l’environnement des ouvriers agricoles de l’époque du peintre, ici, le XVIIe siècle.

Le charpentier

Né dans des conditions que nous qualifirions aujourd’hui de précaires, Jésus a grandi dans un milieu modeste. La tradition fait de son père Joseph un charpentier. De nombreux tableaux le représentent, car il était le saint patron de ce corps de métier. Et bien sûr, les artisans considéraient que Jésus lui-même avait pratiqué ce métier pour aider son père. C’était la plus prestigieuse des références !

Saint Joseph charpentier, par Georges de La Tour,
entre 1638 et 1645, Musée du Louvre

Les pêcheurs

Les évangiles valorisent le métier de pêcheur, car la prédication de Jésus se déroule dans la région du lac de Tibériade (appelé aussi lac de Génésareth), riche en poissons.

Première pêche miraculeuse

Dans l’Evangile de Luc, c’est en s’improvisant chef de pêche que Jésus réalise son premier miracle (dit “la pêche miraculeuse ») et recrute ses premiers disciples :

« Comme Jésus se trouvait auprès du lac de Génésareth, et que la foule se pressait autour de lui pour entendre la parole de Dieu, il vit au bord du lac deux barques, d’où les pêcheurs étaient descendus pour laver leurs filets. Il monta dans l’une de ces barques, qui était à Simon, et il le pria de s’éloigner un peu de terre. Il s’assit, et depuis la barque, il enseigna la foule. Lorsqu’il eut cessé de parler, il dit à Simon : – Avancez en pleine eau, et jetez vos filets pour pêcher. Simon lui répondit : – Maître, nous avons travaillé toute la nuit sans rien prendre ; mais, sur ta parole, je jetterai le filet.

L’ayant jeté, ils prirent une si grande quantité de poissons que le filet se rompait. Ils firent signe à leurs compagnons qui étaient dans l’autre barque de venir les aider. Ils vinrent et ils remplirent de poissons les deux barques, au point qu’elles s’enfonçaient. Quand il vit cela, Simon Pierre tomba aux genoux de Jésus, et dit : – Seigneur, éloigne-toi de moi, parce que je suis un homme pécheur.

Car l’épouvante l’avait saisi, lui et tous ceux qui étaient avec lui, à cause de la pêche qu’ils avaient faite. Il en était de même de Jacques et de Jean, fils de Zébédée, les associés de Simon. Alors Jésus dit à Simon : – Ne crains point ; désormais tu seras pêcheur d’hommes.

Et, ayant ramené les barques à terre, ils laissèrent tout, et le suivirent. (Chapitre 5, versets 1 à 11)

Deuxième pêche miraculeuse

L’Evangile de Jean, chapitre 21, versets 3 à 11, nous raconte une autre pêche miraculeuse, réalisée après la mort de Jésus.

“Pierre et les autres pêcheurs sortirent et montèrent dans une barque, mais cette nuit-là ils ne prirent rien. Le matin étant venu, Jésus se trouva sur le rivage ; mais les disciples ne savaient pas que c’était Jésus.

Jésus leur dit : – Enfants, n’avez-vous rien à manger ? Ils lui répondirent : – Non. Il leur dit : – Jetez le filet du côté droit de la barque, et vous trouverez. Ils le jetèrent donc, et ils ne pouvaient plus le retirer, à cause de la grande quantité de poissons. Alors le disciple que Jésus aimait dit à Pierre : C’est le Seigneur !

Et Simon Pierre, dès qu’il eut entendu que c’était le Seigneur, mit son vêtement et sa ceinture, car il était nu, et se jeta dans la mer. Les autres disciples vinrent avec la barque, tirant le filet plein de poissons, car ils n’étaient éloignés de terre que d’environ deux cents coudées. Lorsqu’ils furent descendus à terre, ils virent là des charbons allumés, du poisson dessus, et du pain. Jésus leur dit : – Apportez des poissons que vous venez de prendre. Simon Pierre monta dans la barque, et tira à terre le filet plein de cent cinquante-trois grands poissons ; et quoiqu’il y en eût tant, le filet ne se rompit point.”

La pêche miraculeuse, par Pierre-Paul Rubens, 1610, Wallraf Richard Museum, Cologne, photo Jean-Pol Grandmont

Le travail ménager

Luc (chapitre 10, versets 38 – 42) nous montre une scène intéressante pour ceux qui n’aiment pas les travaux domestiques :

“Comme ils étaient en route, Jésus entra dans un village et une femme du nom de Marthe le reçut dans sa maison. Elle avait une soeur nommée Marie qui s’assit aux pieds du Seigneur, pour l’écouter parler.

Marthe était fort affairée par les soins du ménage. Elle survint et dit : – Seigneur, cela ne te fait rien que ma soeur me laisse faire seule tout le service ? Dis-lui donc de m’aider. Le Seigneur lui répondit : – Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et tu t’agites pour bien des choses. Une seule est nécessaire. C’est Marie qui a choisi la meilleure part ; elle ne lui sera pas enlevée.”

Les commentateurs s’interrogent encore sur la définition de cette “seule chose nécessaire”. Mon humble avis : chacun peut donner soi-même la définition de “la seule chose nécessaire” qui lui convient, se passionner pour cette chose, sans se faire du souci pour le ménage et la cuisine ! Pour la plupart des commentateurs de ce récit, le conseil de Jésus concerne toute activité humaine, pas seulement les travaux ménagers. Mais “ne pas se faire du souci”à propos d’un travail ne veut pas dire “s’en moquer complètement” !

Le Christ chez Marthe et Marie, par Joachim Beuckelaer, 1565, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles, photo R. Valette. Ce thème souvent représenté nous permet de faire une incursion dans des cuisines de l’époque du peintre, et d’admirer de magnifiques natures mortes.

Le travail obligation morale

Après avoir persécuté les chrétiens, Paul a eu une vision de Jésus, comme je l’ai évoqué dans le thème “La Rencontre avec le dieu”. Il s’est alors lancé dans des voyages autour de la Méditerranée pour faire connaître sa nouvelle foi. Il était le fils d’un tisserand qui lui avait enseigné ce métier dans sa jeunesse. Il a pratiqué cet artisanat tout au long de ses voyages missionnaires, comme il le rappelle notamment dans la deuxième lettre qu’il adresse aux chrétiens de la ville grecque de Thessalonique. Il fait allusion à son mode de vie quand il est allé vivre chez eux avec son collègue Barnabé, pour leur annoncer l’Evangile :

“Nous n’avons pas vécu parmi vous de façon désordonnée ; et le pain que nous avons mangé, nous ne l’avons pas reçu gratuitement. Au contraire, dans la peine et la fatigue, nuit et jour, nous avons travaillé pour n’être à la charge d’aucun d’entre vous. Bien sûr, nous avons le droit d’être à charge, mais nous avons voulu être pour vous un modèle à imiter.

Et quand nous étions chez vous, nous vous donnions cet ordre : si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus. Or, nous apprenons que certains d’entre vous mènent une vie déréglée, affairés sans rien faire. À ceux-là, nous adressons dans le Seigneur Jésus Christ cet ordre et cet appel : qu’ils travaillent dans le calme pour manger le pain qu’ils auront gagné.”

Cet appel de Paul, l’Église l’entendra de façons diverses au long des siècles. Mon projet étant de donner des pistes à propos de l’imaginaire du travail et non de cerner sa réalité, je me contente de rendre hommage au plus célèbre des moines travailleurs, à travers l’image ci-dessous :

Bicentenaire de la découverte du vin effervescent par Dom Pérignon, illustration d’un magazine du XIXe siècle.

Contes

Dans les contes, il y a des rois, des princes et des princesses, mais ce ne sont pas les personnages les plus actifs.

Les héros qui mènent des quêtes, combattent des monstres ou des ogres sont souvent  des travailleurs ou des fils de travailleurs (bûcheron, tailleur, soldat, paysan…).

Le travail n’empêche pas la pauvreté

Malgré leur travail, bûcheron, tailleur, soldat… sont pauvres.

De son côté, Cendrillon  astique du matin au soir, sans oser se plaindre, précise Perrault, ce qui signifie que le travail ne la rend pas heureuse !

Dès qu’elle arrive dans la maison des nains, Blanche Neige s’improvise ménagère et se débrouille bien, mais quand sa collègue princesse veut s’initier à l’art de filer, elle manque y laisser la vie.

Bref, activité professionnelle ou ménagère,  dans les contes, le travail n’est pas gratifiant.

Les parents du Petit Poucet vus par Gustave Doré, XIXe siècle.

Les paysans du domaine de l’ogre, vus par Gustave Doré. Ils s’inclinent respectueusement devant le Chat Botté qui menace de les hacher menu comme chair à pâté pour les obliger à dire au roi que le pré qu’ils fauchent appartient à un prétendu Marquis de Carabas, son jeune maître.

Blanche Neige sert le repas aux nains, illustration de Carl Offterdinger, XIXe siècle.

La princesse future Belle au bois dormant demande à la vieille fileuse de la tour de lui apprendre à filer, par Gustave Doré.

La magie indispensable secours des travailleurs

Le héros ou l’héroïne vont faire des efforts pour se sortir de la triste situation de départ. Selon les cas, il va falloir travailler durement, résoudre des énigmes, combattre des méchants, se hisser tout en haut d’un haricot qui grimpe jusqu’au ciel… Les situations d’épreuves sont variées.

Mais à quoi serviraient tous ces efforts sans la magie ? Elle intervient de tant de façons différentes que je ne peux pas les lister ici.

Dans une série de contes dont le thème principal est un objet magique, on trouve des objets comme la bourse inépuisable ou la serviette qui, étendue sur la table, se couvre de plats appétissants dès que le héros prononce la formule magique qui convient. La pauvreté de la situation de départ est vite supprimée, oui, mais… ces objets ou ces animaux qui évitent de travailler, le héros se les fait voler. Alors, il faut des épreuves et après avoir retrouvé les objets magiques, le héros peut enfin mener une vie heureuse et oisive.

Même le Chat Botté, à la fin du conte, vit comme un grand seigneur oisif, et ne court plus après les souris que pour se distraire !  

Un cas à part : le petit Poucet, à la fin du conte, occupe un emploi ; il est messager personnel du roi, grâce aux fameuses bottes capables de franchir sept lieux à chaque pas. Mais c’est un emploi tellement prestigieux et rémunérateur qu’il est très valorisant.

L’imaginaire du travail aujourd’hui

Le sujet est si vaste qu’il échappe à mon projet. Juste quelques pistes…

Aujourd’hui, en un même moment, il y a autant de visions différentes du travail qu’il y en a eu de différentes au fil des siècles.

Sans le savoir probablement, certains reprennent à leur compte la vision qu’en avaient les Romains : activité dégradante, indigne d’un homme libre.

D’autres adoptent l’opinion de saint Paul et voient dans le travail une obligation morale vis-à-vis de la société.

On peut aussi voir dans le travail une façon de s’épanouir, d’être créatif : le Dieu des monothéistes lui-même a travaillé pour créer l’Univers.

En régime communiste, le travail a  une si haute valeur sociale que nul n’a le droit de l’interrompre ou de le refuser : interdiction du droit de grève ou d’être syndiqué…

Au Japon, avec un système économique tout à fait à l’opposé du système communiste, la représentation mentale qu’on se fait du travail amène à une telle pression sociale que les employés ne prennent que quelques jours de congés par an et restent en fonction jusqu’à un âge avancé, parfois 70 ou 80 ans.

Composition murale valorisant les travailleurs, décor d’un bâtiment administratif de Berlin-Est sous gouvernement communiste, années 1950. Photo Jean-Pierre Dalbéra.

En pays occidental, l’opinion la plus répandue est que la vie adulte doit comprendre deux parties : dans la première, chacun doit travailler ; dans la deuxième partie, chacun peut jouir d’une oisiveté plus ou moins active, selon ses goûts, son état de santé et… ses revenus.

Il y a consensus sur cette succession d’un temps consacré au travail suivi d’un temps d’oisiveté dans le parcours d’une vie, mais les opinions divergent sur le  nombre d’années que doit comporter la première partie de la vie et sur la façon dont l’oisiveté de la retraite doit être financée.

Et la partie de vie consacrée au travail est tout de même allégée de jours non travaillés, en nombre variable selon les pays, la France étant championne du nombre de jours de congés, du nombre de jours de grève et du départ à la retraite à un âge peu avancé… pour une perspective de vie qui va jusqu’à plus de quatre-vingt ans.

L’idée du travail n’a pas fini d’évoluer : certaines personnes considèrent que c’est tout au long de la vie que chacun devrait pouvoir vivre sans obligation de travail, grâce à une pension versée par l’Etat, un revenu universel… Avec l’arrivée des robots, s’annonce une nouvelle façon de concevoir le travail, qui sera réalisé par des machines, libérant ainsi les humains des contraintes. 

Allons-nous vers la fin du travail ? Alors se réaliserait la promesse du Serpent à Eve pour l’inciter à  manger le fruit interdit : « Vous serez semblables à des dieux. »

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