2 Raconter la guerre : Rome

Les écrits latins sur les mythes guerriers sont principalement L’Enéide et des légendes historiques notées par Pline, Tacite et d’autres historiens latins. 

Nous allons d’abord explorer L’Enéide, à partir du livre de Jacques Perret (Editions Les Belles Lettres, puis Editions Gallimard, collection Folio), et du site Bibliotheca Classica Selecta. J’ai modernisé les traductions.

Huit siècles après Homère, Virgile a donné une forme poétique aux aventures que la tradition attribuait au prince troyen Enée, ancêtre mythique des Romains. Son oeuvre fait ouvertement référence à L’Iliade et à L’Odyssée, par ses personnages, par son style et par son plan, qui est l’inverse de celui de ces deux oeuvres : ayant échappé au massacre des Troyens, Enée va d’abord errer sur la mer comme Ulysse dans L’Odyssée, puis il va faire la guerre pour conquérir un territoire, comme dans L’Iliade.

Virgile écrivant L’Enéide, sous la protection de Clio, muse de l’histoire, qui tient un parchemin et de Melpomène, qui tient un masque de théâtre. Mosaïque du IIIe siècle découverte à Sousse, aujourd’hui au musée du Bardo, Tunis. Photo David Bjorgen.

une  guerre  de  divinités

Nous avons vu dans L’Iliade (voir le thème Raconter la guerre, monde grec) que la plupart des dieux et déesses prennent parti dans la guerre entre Grecs et Troyens. Dans L’Enéide, la confrontation des pouvoirs divins concerne surtout deux déesses qui assouvissent leur amour ou leur haine d’un peuple en manipulant la conduite des humains.

L’amour d’Aphrodite (Vénus) pour Troie 

Enée est venu au monde suite à la relation amoureuse de la déesse Aphrodite avec le prince troyen Anchise. Il est un des combattants de L’Iliade, sans y jouer un rôle narratif important. Quand les Grecs s’emparent de Troie, il réussit à se réfugier dans la montagne avec d’autres Troyens, dont son vieux père et son tout jeune fils. Ayant construit des bateaux, il guide les Troyens survivants à la recherche d’une nouvelle patrie. Sa divine mère le protègera tout au long de ses errances en Méditerranée et de ses combats en Italie.

La haine d’Héra (Junon) pour Troie 

Au début de son récit, Virgile analyse les raisons pour lesquelles l’épouse de Zeus (Jupiter) poursuit de sa haine les Troyens survivants : elle aime la ville de Carthage et elle hait Troie : 

“la fille de Saturne se souvient de la guerre passée, qu’elle avait conduite au premier rang pour sa chère ville d’Argos et une haine profonde habite toujours son coeur : elle a encore en mémoire le jugement de Pâris qui méprisa sa beauté, l’enlèvement et les honneurs accordés à Ganymède.”

Enée s’enfuit de Troie en flammes en portant son vieux père, accompagné de sa femme et de son fils, par Pompéo Batoni, 1753. Galerie Subada, Turin. L’épouse disparaîtra dans le chaos de la fuite et Enée sera libre de rencontrer Didon reine de Carthage puis Lavinia, fille du roi des Latins. 

L’exemple de la haine d’Athéna

En ruminant ses projets de vengeance, Héra-Junon rappelle la méthode énergique employée par Pallas-Athéna pour détruire l’armée de la ville d’Argos qui revenait vers la Grèce après la ruine de Troie : 

“Elle a lancé du haut des nuages la foudre de Zeus, elle a dispersé leurs navires et retourné la mer sous les vents déchaînés. Et tandis qu’Ajax, de sa poitrine transpercée crachait des flammes, elle le saisit dans un tourbillon et le cloua sur un rocher pointu.”

(Je rappelle que, pendant la prise de Troie, le chef des Argiens, Ajax le Petit, a violé la princesse Cassandre alors que celle-ci embrassait la statue d’Athéna dans son temple, d’où la vengeance de la déesse.)

Ajax fracassé contre un rocher, dessin de Giovanni Bonaventura Genelli, XIXe siècle

Exalter sa puissance divine en luttant contre le destin

Admirant l’efficacité de sa divine collègue, Héra rumine sur son impuissance à détruire la descendance de Troie :

“Elle avait appris que du sang troyen naîtrait une race qui un jour renverserait Carthage, qu’un peuple, roi d’un vaste empire, intraitable à la guerre, en sortirait pour la perte de l’Afrique du nord : tel était le destin filé par les Parques.”

Les trois Parques filant le destin, gravure de Giogio Ghisi, XVIe siècle. 

Junon se sent tellement impuissante qu’elle craint de perdre son statut de déesse !

“Moi, la royale soeur et épouse de Jupiter, après tant d’années, j’en suis encore à me bagarrer contre ce peuple ! Qui donc, maintenant, va encore adorer ma puissance, ou en me suppliant, déposer ses offrandes sur mes autels ?”

Alors, elle va tout faire pour retarder ce destin qui lui fait horreur et prouver ainsi sa puissance !

Au moment où L’Enéide commence, il y a sept ans que les rescapés ont quitté Troie et tenté en vain de trouver une nouvelle patrie : partout où ils ont abordé en Méditerranée, ils ont échoué pour des raisons diverses. Comme ils sont proches de la Sicile, Junon demande à son collègue Eole, le dieu des vents, de déclencher une violente tempête. La flotte est rejetée loin de la Sicile, puis Neptune (Poséidon) apaise la tempête et les Troyens peuvent aborder en Afrique du Nord, près de Carthage. 

La promesse de Jupiter à Troie 

Inquiète pour l’avenir des Troyens, Vénus vient supplier Jupiter de les aider. Il est au courant de la situation, car, du haut de l’Olympe, il observe tout ce qui arrive aux humains. Il la rassure et lui donne des détails sur le brillant avenir qui attend les descendants de son fils Enée en Italie :

“ – Sois sans crainte, déesse de Cythère, les destinées des tiens te sont acquises, elles sont immuables. (…) Nulle pensée n’a changé ma volonté. (Jupiter prophétise l’installation d’Enée en Italie et un descendant qui s’appellera Romulus, fondera Rome et donnera naissance aux Romains qui domineront sur les villes grecques) puis, bien longtemps après, un Troyen naîtra de cette lignée bénie, César, qui étendra leur empire jusqu’à l’Océan, leur renommée jusqu’aux étoiles. Il sera Julius, nom qui lui vient du grand Iule. Ce héros, un jour, toi même dans le ciel tu l’accueilleras, l’âme en paix.”

Statue de l’empereur Auguste, photo Carole Raddato/flickr.

Les spécialistes s’interrogent sur l’identité réelle de ce héros divinisé : Jules César le dictateur assassiné ou un autre César ? (tous les empereurs portaient le titre de César). Selon Jacques Perret, il s’agit de l’empereur Auguste, protecteur de Virgile.

Une vision politique pan-méditerranéenne

En accueillant Enée, Didon la reine de Carthage lui demande de raconter ses aventures. Avec une grande émotion, il lui fait le récit de la nuit dramatique où Troie fut détruite par les Grecs, puis de ses tentatives pour trouver une nouvelle patrie en Méditerranée. 

Il peut nous sembler curieux que la grande épopée romaine soit pour une bonne partie consacrée à des Troyens, des Grecs, des Carthaginois…

Ce n’est pas une maladresse du poète, bien au contraire ; cette vision pan-méditerranéenne sert les visées politiques de l’Empire naissant : intégrer des “étrangers” à leur épopée nationale donne aux Romains une caution morale, les désigne comme étant destinés par les dieux eux-mêmes à gouverner toute la Méditerranée.

Des interrogations toujours actuelles

À notre époque de crises migratoires, L’Enéide est plus que jamais d’actualité, par sa réflexion sur les droits des peuples maltraités par l’histoire à se trouver une nouvelle terre…

des femmes et un enfant dans la guerre des dieux

Bien que totalement imprégnée de la vision mythique du monde, selon laquelle tout arrive par la volonté divine, L’Enéide est très moderne par la place donnée aux individus, notamment aux femmes et aux enfants. Je vais résumer le récit à travers les destins de ces personnages sensibles.

Didon l’amante étrangère

Le personnage de Didon aurait tout autant sa place dans le thème “Le désir amoureux” mais,  si Virgile lui donne une telle importance, ce n’est pas seulement parce que son époque aime les histoires d’amour, c’est aussi pour justifier les guerres romaines en Afrique du nord : Rome marche sur les traces de son ancêtre Enée…

Didon victime d’une ruse de Vénus

Quand la tempête décidée par Junon pousse Enée vers les côtes d’Afrique du nord, Vénus s’organise pour que Didon, la reine de Carthage, tombe amoureuse d’Enée, ce qui garantira un accueil bienveillant ! Elle endort le petit Iule et le dépose en lieu sûr. Puis elle ordonne à son fils Éros (Cupidon) de prendre l’apparence de l’enfant et de faire oublier à Didon son mari décédé. 

Pendant le banquet offert en l’honneur des Troyens, 

“Didon prend l’enfant dans ses bras, sans se douter qu’un puissant dieu prend possession d’elle, la malheureuse. (…) Il s’efforce de réveiller par un amour vivant des sentiments depuis longtemps en paix dans un coeur déshabitué. (En parlant avec Enée) l’infortunée Didon faisait s’allonger la nuit, elle buvait un amour qu’elle croyait durable.” (Chant 1)

Enée racontant à la reine Didon les malheurs de Troie, par Narcisse Guérin, 1815. Musée des Beaux-Arts de Bordeaux. Près de Didon, sa soeur écoute elle aussi le récit. Personne ne se doute que le fils d’Enée qui se blottit tendrement contre la reine est en réalité Cupidon.

Au chant 4, Didon confie à sa soeur l’adoration qu’elle éprouve pour Enée : “Oui, je crois, j’en suis sûre, il est de la race des dieux ! (elle clame son amour pour Enée mais aussi  sa volonté de rester fidèle à son mari défunt. Avec imprudence, elle prend le dieu suprême comme témoin de son engagement) Que le Père tout puissant, d’un trait de sa foudre, me précipite chez les ombres avant que je me libère des lois de la pudeur !”

Didon victime d’une ruse de Junon

Junon voit d’un oeil favorable l’attirance de Didon pour Enée : elle espère que le héros répondra à cet amour et restera à Carthage, au lieu d’aller fonder en Italie un royaume qui un jour détruira la ville qu’elle aime.

Comme Didon résiste de toutes ses forces à la passion qui l’entraîne vers Enée, Junon organise un moment d’amour entre eux : au cours d’une partie de chasse donnée en l’honneur des Troyens, elle déchaîne un orage terrible qui disperse tous les participants, à la recherche d’un abri. Les deux jeunes gens se trouvent seuls dans une grotte et Junon en personne s’y trouve aussi, pour veiller à ce que Didon se donne à Enée. 

“Ce jour fut la première cause de sa mort, la première cause de ses malheurs, car elle n’a eu de respect ni pour les convenances ni pour son honneur. Certes, elle ne pense pas à un amour furtif, elle parle de mariage, et sous ce nom, elle voile sa faute.”

La chasse de Didon et Enée, par Jean Raoux, vers 1725. Musée Fabre à Montpellier. La scène se situe avant l’orage qui va disperser les participants, mais on devine derrière les deux héros l’entrée de la grotte qui va abriter leur amour.

Didon abandonnée sur l’ordre de Jupiter

Installé à Carthage en tant que compagnon de la reine, Enée ne tarde pas à voir apparaître Mercure qui lui déclare solennellement : “ – Malheur sur toi, prince oublieux de ton royaume et de ta destinée. C’est le souverain des dieux lui-même qui m’envoie vers toi, lui dont la puissance fait tourner le ciel et la terre, pour te donner ce message : À quoi penses-tu ? Dans quel espoir gaspilles-tu des jours oisifs sur les terres de Carthage ? Si l’éclat d’une haute destinée ne te touche pas, pense à ton fils, à ton héritier à qui sont réservés le royaume d’Italie et la terre romaine. 

Ayant ainsi parlé, le dieu disparaît en un souffle léger. A cette vision, Enée reste muet, égaré. Ses cheveux se dressent d’horreur, sa voix reste bloquée dans sa gorge. Aussitôt, comme foudroyé par l’ordre si solennel des dieux, il brûle de partir, de fuir, de quitter ce doux pays.”

Le suicide de Didon aidé par Junon

La reine est désespérée à l’annonce que lui fait Enée de son départ. Malgré ses supplications, il organise l’embarquement des Troyens. Après une nuit de délire solitaire, Didon voit au petit jour les bateaux troyens s’éloigner. À la fois par désespoir amoureux, par honte de n’avoir pas respecté son voeu de veuvage éternel, par crainte des rois voisins dont elle avait repoussé les avances, elle décide de mourir. 

Elle fait préparer un bûcher sur lequel est déposé le lit conjugal et les armes oubliées par Enée dans leur chambre, en faisant croire à sa soeur qu’elle veut simplement brûler les souvenirs de son passé.

Après des prières et des offrandes aux dieux, elle monte sur le bûcher et se transperce avec l’épée d’Enée. La blessure n’est pas mortelle tout de suite et le poète détaille les souffrances de Didon, qui n’en finit pas d’agoniser. 

“Alors Junon toute-puissante, ayant pris en pitié sa longue douleur et sa mort difficile, envoya Iris du haut de l’Olympe, pour délivrer l’âme en lutte et dénouer les liens du corps.” 

La mort de Didon, par Sébastien Bourdon, vers 1640. Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg. Le peintre illustre les vers du poète : “Iris, comme une rosée, ses ailes safranées lançant mille couleurs changeantes à travers les rayons du soleil, descend en volant et s’arrête au dessus de la tête (…) et sa main droite coupe les cheveux ; à l’instant même, la chaleur et la vie se dissipent, emportées par les vents.”

Hélène sur les murs de Troie, par Gustave Moreau. Musée du Louvre.

Hélène, l’instrument de la malédiction des dieux

Dans le chant 2, grâce au récit qu’Enée fait à Didon, nous en savons plus sur la fin de Troie, qui n’est pas racontée dans L’Iliade. Pendant la nuit fatale, Enée est averti en rêve par l’ame d’Hector mort, qui lui conseille de fuir. Réveillé en sursaut, il se précipite au combat avec d’autres Troyens, pour tenter (en vain !) d’empêcher le pillage du palais du roi Priam. Après avoir vu celui-ci tué par Pyrrhus, fils d’Achille, Enée aperçoit Hélène : “Elle s’était cachée et se tenait assise, haïe de tous, près des autels.”

(La colère s’empare du héros à la pensée que la responsable de tant de malheur va tranquillement repartir en Grèce, escortée d’esclaves troyennes. Il décide de la tuer pour venger la chute de Troie)

 

“Je m’élançais, l’esprit en délire, lorsque s’offrit à ma vue, rayonnante d’une lumière pure dans la nuit, ma mère bénie, la déesse, aussi majestueuse que la voient les habitants du ciel. Elle me saisit le bras, me retint et me parla de ses lèvres de rose :

– Quelle grande haine excite donc cette colère sauvage ? Quel est ce délire ? (Elle lui parle de sa famille en danger puis d’Hélène)

“Ce n’est pas la beauté détestée de cette Grecque, ni Pâris, qui détruisent cet empire et font chuter Troie de toute sa grandeur, ce sont les dieux, oui, les dieux.” 

(La déesse modifie magiquement la vision d’Enée pour lui permettre de voir les dieux invisibles, en train de s’acharner sur la ville, et elle les lui décrit.) 

“Ici, où tu vois des blocs ruinés, des pierres arrachées à des pierres, c’est Neptune qui secoue les murs avec son énorme trident et arrache la ville de ses fondations.” 

Neptune et son trident, par Antoine Coysevox, 1705. Musée du Louvre. Le dieu des mers était surnommé “L’ébranleur” car on lui attribuait les tremblements de terre et les raz-de-marée.

“Ici, près des portes Scées, se tient Junon l’implacable, habillée de fer ; transportée de haine, elle appelle de leurs navires la troupe de ses alliés. Regarde, déjà, Pallas-Athéna s’est assise au sommet de la citadelle. Au milieu d’une nuée, l’implacable Gorgone lance des éclairs. Le Père lui-même soutient le courage et les forces triomphantes des Grecs, lui-même il excite les dieux contre les Troyens.”

(La déesse lui ordonne de revenir près des siens et de les emmener en sécurité.) Elle lui  promet : “Nulle part, je ne te ferai défaut et je t’installerai en sécurité sur le seuil de tes pères.”

Iule, le fils béni des dieux

Obéissant à la déesse, Enée revient à la maison familiale, mais son père Anchise refuse de s’enfuir avec lui. Désespéré, il veut repartir au combat pour mourir les armes à la main, mais son épouse Créuse le supplie de ne pas les abandonner. Elle crie et pleure en tenant dans ses bras leur fils Iule : 

“Les cris et les pleurs de Créuse remplissaient toute notre maison, quand soudain apparaît un merveilleux prodige. Dans nos bras, sous nos yeux de parents désolés, une aigrette légère, lumineuse, apparaît au sommet de la tête d’Iule. Comme une flamme aux douces caresses, elle léchait sa chevelure.”

(Affolés, Enée et Créuse tentent d’éteindre la flamme qui caresse la tête de leur fils : impossible, elle est surnaturelle. Le vieil Anchise voit dans ce prodige un signe des dieux et implore Jupiter de les aider ;  et soudain…)

“Le tonnerre retentit alors dans un grand bruit ; une étoile glissa du ciel, en traînant après elle un flambeau d’une vive lumière. Nous la voyons glisser au dessus du toit de la maison et disparaître, éclatante, dans la forêt de l’Ida en marquant une route : elle laisse derrière elle un long sillage de lumière.” 

Suite à l’apparition de la flamme et de l’étoile, Anchise accepte de partir, rassuré par la protection des dieux. Enée rassemble des Troyens et leur propose de fuir avec lui dans la montagne, en suivant la route marquée par l’astre. Il leur donne rendez-vous près d’un temple à l’extérieur de la ville. Lui-même part en portant son vieux père sur son dos et en tenant la main de son fils.

Je n’ai pas trouvé de représentations de cette intervention divine en faveur des Troyens. Pour l’illustrer, je vous propose deux représentations d’événements chrétiens dont le récit est postérieur de quelques décennies à L’Enéïde : la descente de l’Esprit Saint sur la Vierge et les apôtres le jour de Pentecôte, sous la forme d’une flamme qui se pose sur leurs têtes, (scène racontée dans les Actes des Apôtres, chapitre 2) et l’étoile qui a guidé les rois mages et s’est arrêtée au dessus de l’endroit où se trouvait l’enfant Jésus (Evangile de Matthieu, chapitre 2).

La flamme sur la tête de Marie au milieu des apôtres. Détail d’un vitrail représentant la Pentecôte. Photo Pixabay.

Apparition d’une étoile. Détail d’une enluminure de Jean Fouquet dans le livre d’heures d’Etienne Chevalier, vers 1460. Musée Condé, Chantilly : au dessus du toit de la maison, l’étoile qui a conduit les rois mages.

Créuse tentant de fuir avec Enée, détail du tableau Enée fuyant Troie, par Barocci, 1598.  Villa Borghèse, Rome.

Créuse l’épouse d’Enée, gardienne céleste de Troie

Enée croit que sa femme les suit, mais arrivé au lieu de rendez-vous, il ne la trouve pas. Comme un fou, il repart la chercher dans Troie en flammes. Après de durs moments d’angoisse durant lesquels il voit les guerriers morts, les objets sacrés arrachés aux temples, les maisons en flammes et la longue file des femmes prisonnières et des enfants terrorisés, l’ombre de son épouse lui apparaît, plus grande qu’elle n’était de son vivant.  Elle lui dit de plus la chercher, de ne plus la pleurer :

“Emmener ta femme avec toi, ce n’est pas l’ordre du destin, non, le Père du céleste Olympe ne le permet pas. Tu as devant toi un long exil, la vaste plaine de la mer à labourer, mais tu parviendras enfin à la terre d’Italie, où le Tibre coule d’un flot paisible dans la riche campagne. Là bas t’attendent la prospérité, un royaume, une épouse royale. Renonce à pleurer sur ta chère Créuse. (…) car la Grande Mère des dieux me retient sur ces rivages. Et maintenant, adieu ; conserve ton amour à notre enfant.”

Par trois fois, il tente de l’embrasser, mais elle lui échappe et disparaît.

Cette scène est aussi émouvante par son humanité que mystérieuse par son évocation de la Grande Mère des dieux. Créuse n’a pas été tuée par les Grecs, elle a été emportée au ciel par la déesse Cybèle, importante divinité locale dont le culte avait été adopté à Rome. 

Selon une note du site bibliotheca classica selecta,  “L’intérêt d’Auguste pour cette divinité pourrait expliquer l’importance que Virgile lui donne dans l’Énéide”, car elle est évoquée à de nombreuses reprises.

Dans une note, Jacques Perret souligne lui aussi l’intention politique de ce passage étrange à nos yeux : “La présence de Créuse, héroïsée auprès de la Grande Mère des dieux, sa permanence en Troade (région de Troie), assurera aux Romains, descendants d’Enée, qu’en Asie ils ne retrouvent pas seulement des souvenirs éteints, mais une protection divine et des droits toujours actuels.”

La conquête de la terre promise

Suite des persécutions de Junon contre Enée

Ayant renoncé à vivre dans le doux pays de Didon, Enée reprend son voyage vers la terre promise par Zeus, l’Italie. Le chant 7 raconte ses difficiles débuts.

Junon appelle Alecto, déesse de la haine

Les navires troyens abordent à l’embouchure du Tibre, dans la région appelée le Latium. Ils sont bien accueillis par Latinus, le roi local, qui offre même la main de sa fille Lavinia à Enée et une terre pour fonder un village. 

Ne pouvant supporter cet heureux dénouement, Héra demande l’intervention d’Alecto, une des violentes déesses appelées les Furies, ou Erynies, trois soeurs qui habitent le Tartare. Elles ont pour rôle de poursuivre les criminels et de les rendre fous. Leurs armes magiques ont la forme de serpents et de torches.

Assise sur un magnifique trône d’or, Junon convoque Alecto. Plaque d’émail de Limoges, vers 1530. Metropolitan Museum de New York. Photo Picryl. La déesse de la haine sort de la bouche d’un monstre qui personnifie le Tartare.

Alecto sème la haine chez les Italiens

Alecto fait glisser un de ses serpents près du coeur d’Amata, femme de Latinus. Le venin la rend folle de haine contre les étrangers : elle part cacher sa fille dans les montagnes, pour briser les fiançailles avec Enée. Avant l’arrivée de celui-ci, le roi Latinus envisageait de marier sa fille au roi voisin Turnus, chef du peuple des Rutules et son épouse ne veut pas changer le fiancé de sa fille. 

Puis Alecto prend l’apparence d’une vieille femme prêtresse de Junon et apparaît durant son sommeil à Turnus, l’ex fiancé de Lavinia. Comme il rit de son incitation à la guerre contre les étrangers, elle se montre à lui avec des serpents dressés dans ses cheveux, et dit, la bouche écumante :

“- Regarde-moi, je viens du séjour des sinistres soeurs. Les guerres, la mort, c’est mon métier.

Sur ces paroles, elle lance une torche sur le jeune homme, lui enfonce dans la poitrine une braise fumant d’un éclat sombre.

(Réveillé en sursaut, Turnus prend ses armes) 

L’amour des armes se déchaîne en lui, la folie scélérate de la guerre, la colère aussi. (…) Il ordonne qu’on prépare des armes, qu’on défende l’Italie, qu’on chasse l’ennemi des frontières. (Son peuple le suit avec enthousiasme.) L’un se laisse toucher par l’éclat de sa jeunesse et sa prestance, l’autre par son origine royale, l’autre par sa vaillance et ses prouesses.”

Alecto provoque la guerre

Puis la déesse de la haine va dans le village construit par les Troyens avec l’accord du roi Latinus. Iule, le fils d’Enée, encore enfant, essayait de chasser.  Profitant de l’occasion, Alecto pousse ses chiens contre un cerf apprivoisé appartenant à un serviteur du roi.

Cerf aux abois par François Desportes, XVIIIe siècle.

L’animal était libre de se promener dans la nature et rentrait de lui-même dans son abri, près de la maison de ses maîtres. Alecto guide la flèche maladroite de Iule pour qu’il blesse le cerf. 

“Le pauvre animal, blessé, se réfugia en gémissant sous son abri. Plein de sang, il remplissait toute la maison de ses plaintes, comme s’il implorait.”

Furieux de la blessure du cerf, les bergers et les paysans se battent avec les Troyens. 

L’armée des Latins poussés par la reine Amata et celle des Rutules commandés par Turnus viennent en renfort aux paysans, en attaquant la citadelle des Troyens ;  les Latins reçoivent le renfort du peuple des Volsques, sous la forme d’une troupe de cavaliers conduite par la princesse Camille.

Secours humains et divins pour les Troyens

Enée part chercher de l’aide auprès d’autres peuples locaux. Le roi voisin Evandre lui donne des troupes dirigées par son propre fils Pallas et les Etrusques acceptent eux aussi de combattre à ses côtés. 

De leur côté, les divinités s’activent en faveur d’Enée. La Grande Déesse Cybèle (celle qui a enlevé Créuse auprès d’elle) empêche les Latins d’incendier les navires troyens et Vulcain accepte de fabriquer pour Enée des armes invulnérables.

Aphrodite donne des armes à Enée, par Nicolas Poussin, 1639, Musée de Rouen. Photo Jean-Louis Mazières/flickr. Comme la déesse Thétis avait demandé à Vulcain (Héphaïstos) de fabriquer des armes invincibles pour son fils Achille, Aphrodite offre à son fils des armes du même fabricant, avec cette différence que le dieu forgeron est son époux légitime, pas rancunier pour les infidélités qu’elle commet…

Combats et deuils jusqu’à la victoire

Enfin de retour avec les navires étrusques, Enée combat vaillamment et  fait reculer l’armée des Latins et des Rutules mais les pertes sont nombreuses des deux côtés : Pallas, le fils du roi allié des Troyens est tué par Turnus qui le dépouille de ses armes magnifiques ; à la tête de son bataillon de Volsques, Camille est tuée par un Troyen.

Camille la vierge guerrière

Dans le chant 11, la vierge guerrière Camille a droit à un récit développé en plus de 300 vers. 

Camille bébé est consacrée à Diane

Le poète nous emmène d’abord au royaume des dieux où la déesse Diane (Artémis) raconte à une de ses suivantes la vie de Camille. 

Son père Métabus a été chassé de son royaume à cause de son orgueil et de sa violence. Dans sa fuite, il emmène sa fille encore bébé. Poursuivi par ses ennemis, il est arrêté par une rivière en crue à cause d’un orage. Il peut traverser à la nage, mais que faire du bébé ? Il se saisit de sa lance, 

“il y attache sa fille, enveloppée dans une écorce de liège sylvestre, il balance l’arme et tourné vers le ciel, dit : – Bienfaisante fille de Latone, hôtesse de ces bois, voici ta servante, je te la consacre, moi, son père ; tenant tes armes, en suppliante, elle est la première à fuir un ennemi à travers les airs. Ô déesse, je t’en prie, reçois celle que je confie maintenant au caprice des vents.”

La lance va se planter de l’autre côté du fleuve, sans dommage pour le précieux paquet qu’elle transporte et le père la récupère après avoir plongé dans l’eau. 

Camille sauvée par son père, illustration du XVe siècle pour une édition allemande du livre “Les femmes célèbres” du poète italien Boccace.

Trop orgueilleux pour solliciter l’asile près d’un autre roi, Métabus va vivre comme un sauvage dans les montagnes, nourrissant sa fille de lait de jument. 

Dès qu’elle sait marcher, Camille apprend à manier les armes. Elle voue un culte exclusif à Diane, déesse vierge et chasseresse, et elle refuse de se marier :

“Nombreuses furent les mères, dans les cités voisines, à l’avoir, en vain, souhaitée pour bru ! Comblée par la seule Diane, elle a voué un amour définitif aux armes et à la virginité, et elle est restée pure.”

Diane chasseresse à l’arc, par un peintre de l’Ecole de Fontainebleau. Musée du Louvre. Datant d’environ 1550, cette oeuvre donne de la femme une image libre et sportive !

La force de Camille

Le poète décrit la violence des combats entre Troyens et Latins, puis il se concentre sur les exploits de Camille et ses amies :

“Mais au milieu des massacres bondit une Amazone, le côté découvert pour mieux combattre ; c’est Camille avec son carquois.Tantôt son bras répand de souples javelots en une pluie serrée, tantôt sa main droite infatigable brandit une forte hache à deux tranchants. Sur son épaule, sonnent l’arc d’or et les armes de Diane. Et quand, repoussée et le dos tourné, elle se replie et fuit, elle retourne encore son arc et lance ses flèches rapides. Elle est entourée de ses compagnes préférées, la jeune Larina, et Tulla, et Tarpéia qui brandissent une hache de bronze ; ce sont des filles d’Italie que s’est choisies la divine Camille pour être honorée et servie dans la paix et dans la guerre.” 

Les noms que le poète attribue aux compagnes de Camille sont typiquement romains. Elles incarnent la vaillance dont même les jeunes filles faisaient preuve dans l’ancienne Italie !

Camille au combat, illustration d’une image publicitaire, XXe siècle.

La faiblesse de Camille

Le poète détaille longuement le courage, l’agilité, la force de Camille, en nommant tous les hommes qu’elle tue. Puis il s’attarde à décrire les magnifiques armes d’un nommé Chlorée,  entièrement faites d’or. 

Camille a remarqué cet équipement. Et elle brûle “d’un désir bien féminin” de s’en emparer !

“La vierge voulait-elle accrocher dans un temple ces armes troyennes, ou désirait-elle parader à la chasse couverte de l’or qu’elle aurait pris ? En tout cas, dans tous ses combats, elle ne poursuivait que Chlorée ; aveuglément, sans prudence, à travers toute la ligne de bataille, elle brûlait d’un désir bien féminin pour la proie et le butin, quand soudain, après avoir pris son temps, tapi en embuscade, Arruns lance enfin son javelot, en invoquant à haute voix les dieux du ciel.”

La prière du Troyen Arruns est entendue par le dieu Apollon, qui décide de l’aider à tuer Camille. Je détaille la mort de l’héroïne dans le thème “La mort des héros”. Peu de temps après, Arruns est lui-même tué par la flèche d’une suivante de Diane, venue spécialement sur terre pour exercer la vengeance, sur ordre de la déesse.

Mort de Camille. Illustration publicitaire pour les produits Liebig.

Trêve funéraire et duel

Après la mort de Camille et d’Arruns, le chant 12 voit la fin de L’Enéide. Il va y avoir encore des manigances de Junon et d’Alecto pour prolonger la guerre, par exemple une blessure infligée à Enée (magiquement guérie par Vénus) et le suicide de la reine Amata,  mais la lassitude gagne les deux camps.

Comme dans L’Iliade, une trêve est décidée pour rendre les honneurs funèbres aux nombreux morts. Énée propose à Turnus un duel qui réglera définitivement la guerre et décidera de qui épousera Lavinia. Le lendemain, à l’instigation de Junon, les Latins rompent la trêve. Au cours de la bataille, Enée tue Mézence, un méchant roi allié des Latins. Malgré les interventions de Junon pour écarter Turnus des combats, le duel décisif va avoir lieu. 

Le combat entre Enée et Turnus, gravure de Wenceslas Hollar, XVIIe siècle. Bibliothèque de livres rares de Thomas Fisher, collection numérique. En bas à droite, Aphrodite se tient près de son fils. Dans le ciel, Jupiter et son aigle, Junon et son paon commentent le spectacle. 

La décision définitive de Jupiter

“À ce moment, le tout puissant roi de l’Olympe interpelle Junon qui, dans un nuage obscur, observait les combats : – Quand donc en finira-t-on, chère épouse ? Qu’allons nous encore attendre ? Tu le sais bien qu’Énée est un dieu attendu au ciel et que  les destins l’élèveront jusqu’aux astres. Que prépares-tu ? Qu’espères-tu à rester sur ces nuages glacés ? Convenait-il qu’un mortel outrage un dieu en le blessant ? (…) Le moment suprême est arrivé. Tu as pu persécuter les Troyens à travers les terres et la mer, allumer une guerre abominable, déshonorer une famille et répandre le deuil sur un mariage : je t’interdis de tenter d’aller plus loin ». (Le déshonneur est celui provoqué par le suicide de la reine Amata.)

Junon négocie avec son mari ; elle lui demande que les peuples italiens ne soient pas entièrement supplantés par les nouveaux arrivants : “(…) Que le Latium vive, que ses rois règnent durant des siècles, que vive la lignée des Romains forte de la valeur italienne : Troie est tombée, permets que son nom soit mort avec elle.”

Le dieu suprême accorde à son épouse la victoire symbolique qu’elle souhaite : les descendants de la fusion des Troyens et des Latins porteront le nom de Latins et garderont les lois, les coutumes, les habits et la langue de ce peuple. Et il lui promet qu’aucune nation n’aura davantage de piété envers elle que les Latins du futur ! Satisfaite, elle quitte son poste d’observation et abandonne Turnus à son destin.

Temple de Junon Moneta à Rome, reconstitution. Photo publiée sur le site italien romanoimpero.com. Pour accomplir la prophétie de Jupiter, (ou peut-être pour apaiser son caractère rancunier !) Junon était honorée de nombreux temples et de nombreuses fêtes à Rome.

La mort de Turnus

Jupiter envoie l’une des Furies faire peur à Turnus. Ayant pris l’apparence d’un hibou,

 “sous les yeux de Turnus, elle frappe son bouclier de ses ailes. Une torpeur inconnue gagne le corps du héros paralysé de crainte ; ses cheveux se dressent d’effroi et sa voix s’étrangle dans sa gorge. (Comme Enée se moque de ses hésitations, il répond 🙂 

– Tes provocations ne ne me font pas peur, barbare ; les dieux, eux, me font peur et Jupiter est mon ennemi.

Hibou déployant ses ailes, photo Pixabay.

(Le Latin saisit un énorme rocher et) “le fait rouler vers son ennemi. Mais qu’il coure ou marche, que sa main soulève l’épée ou déplace l’énorme rocher, il ne se reconnaît pas ; ses genoux vacillent, son sang se glace et se fige de froid. (…) si vaillant soit-il pour chercher une issue, partout la cruelle déesse lui refuse le succès. ”

Enée le transperce d’un javelot à la cuisse. Turnus implore la vie sauve et Enée est presque touché de pitié mais il reconnaît sur l’épaule de son adversaire le carquois de Pallas, le fils du roi allié Evandre, que Turnus a tué et dépouillé. Cet objet lui rappelle qu’il a promis de venger la mort du jeune homme.

“Énée, excité par les Furies, plein de colère, devient sans pitié : -Toi qui porte une dépouille  de mon ami, tu pourrais maintenant être épargné ? C’est Pallas, oui, c’est Pallas, qui par ce coup te tue et se venge en répandant ton sang impie.  

Sur ces mots, fiévreusement, il enfonce son épée dans le coeur de son ennemi ; les membres de Turnus fléchissent, gagnés par le froid, et, dans un gémissement, sa vie s’enfuit, indignée,  chez les ombres.”

Le duel entre Enée et Turnus, par Lucas Giordano, fin du XVIIe siècle.

Qui a tué Turnus : Enée ? Jupiter ? Les Furies ? Pallas ? Les intervenants sont si nombreux dans cette affaire… en tout cas, c’est sur cet ultime meurtre que s’achève L’Enéide. On sait par d’autres récits que longtemps après, Enée montera en gloire au ciel et que son fils Iule fondera Albe d’où son descendant Romulus partira pour fonder Rome. Et Rome accomplira les prophéties de Jupiter en conquérant le monde…

Les  légendes  historiques  de Rome

De même qu’Enée a combattu les peuples qui étaient déjà installés dans le Latium, les Romains vont mener de multiples guerres contre leurs voisins avant de réussir à s’imposer. La tradition a pieusement conservé le souvenir de héros qui sauvèrent leur patrie. J’ai déjà évoqué ces récits où l’histoire se colore de légende, dans le thème “Le Désir amoureux”, à propos des femmes dont la mort entraîne des changements politiques. J’en ai parlé aussi à propos du thème de La Pauvreté, qui n’empêcha pas le consul Cincinnatus de se battre pour sa patrie qui l’avait ruiné.

Dans ces récits des origines de Rome, les personnages sont des humains, et non des dieux, à l’exception d’un cas douteux, celui de la bataille du lac Régille.

Des dieux dans la bataille du lac Régille ?

Cette bataille oppose la toute jeune République aux Latins confédérés qui soutiennent la famille du roi Tarquin chassé de Rome (début du Ve siècle avant notre ère). Selon les récits traditionnels, pendant la bataille, deux cavaliers d’une grande beauté arrivent et se placent devant la cavalerie romaine, qu’ils soutiennent contre les Latins. Le même soir, deux cavaliers armés viennent se laver à une fontaine de Rome. Interrogés sur la bataille, ils annoncent la victoire romaine puis s’en vont.

Par la suite, on considéra que les inconnus intervenant dans la bataille et ceux qui étaient venus à Rome apporter la bonne nouvelle étaient les mêmes et qu’il s’agissait de Castor et Pollux, les jumeaux divins appelés aussi les Dioscures.

Les Dioscures dans la bataille du lac Régille, gravure de John Reinhard Weguelin, 1880.

Ce qui est intéressant dans cette affaire, c’est que les Romains eux-mêmes, au tournant du premier siècle, s’interrogeaient sur la réalité de cette intervention divine. Les rationalistes, comme l’historien Tive-Live n’y croyaient pas, tandis que son contemporain l’historien Denys d’Halicarnasse était le principal représentant des partisans de la religion traditionnelle, qui soutenaient la réalité de l’intervention divine en faveur de Rome.

Statues colossales des Dioscures avec leurs chevaux, balustrade de la place du Capitole à Rome. Gros plan sur un des Dioscures. Cette oeuvre est datée du IVe siècle ap. J.-C, soit 9 siècles après la bataille du lac Régille.

Sans prendre parti dans ce délicat débat de la présence divine parmi les humains, nous allons continuer à visiter notre galerie de héros et héroïnes des origines de Rome.

Les Horaces et les Curiaces

Le duel des champions

Selon la tradition rapportée par l’historien Tite-Live (premier siècle), sous le règne du troisième roi de Rome, (entre moins 673 et moins 641), la Ville entra en conflit avec sa voisine Albe, où était né Romulus.

D’un commun accord, il fut décidé qu’un combat opposant trois champions de chaque côté règlerait le problème. Du côté Romain il y avait les Horaces, du côté albain, les Curiaces. 

Le jour du combat, rapidement, les trois représentants d’Albe furent blessés et deux Romains tués. Le Romain survivant prit la fuite, poursuivi par les trois Albins. Selon la gravité de leurs blessures, ils le rattrapèrent l’un après l’autre. Indemne de blessure, Publius Horatius livra donc trois duels successifs face à trois adversaires blessés. Il tua les trois Albins et s’empara de leurs armes.

Le serment des Horaces, par David, 1785. Musée du Louvre. Contrairement à beaucoup de peintres, David a choisi de ne pas représenter le combat, qui n’a rien de visuellement particulier. Il se concentre sur la préparation mentale des champions, quand ils jurent fièrement et virilement à leur vieux père de vaincre ou de mourir, tandis que le groupe des femmes s’effondre en pleurs à droite.

La douleur et la mort de Camille

Chargé des armes des vaincus, Publius Horatius rentre triomphalement dans Rome, à la tête des Romains. Tite-Live nous raconte :

“Sa sœur, qui était fiancée à l’un des Curiaces, se trouva sur son passage près de la porte Capène ; elle reconnut sur les épaules de son frère l’habit de son amoureux, qu’elle avait tissé  de ses mains. Alors, s’arrachant les cheveux, elle demanda son fiancé en l’appelant d’une voix étouffée par les sanglots. 

Indigné de voir les larmes de sa sœur insulter son triomphe et troubler la joie de Rome, Horace tira son épée, et en perça la jeune fille en lui criant durement : – Va rejoindre ton fiancé, avec ton amour insensé, toi qui oublies tes frères morts, celui qui te reste et ta patrie. Que meure ainsi toute Romaine qui osera pleurer la mort d’un ennemi ! » (Texte cité d’après Wikipédia, à l’article Combat des Horaces et des Curiaces.)

Camille tuée par son frère Horace, par Francesco de Mura, vers 1760, collection particulière.

Dura lex sed lex

La suite de l’histoire échappe au thème de la guerre mais mérite qu’on s’y arrête. Bien qu’ayant donné à Rome la domination sur Albe sans les douleurs et les destructions d’une guerre, Publius Horatius fut jugé comme un criminel ordinaire et condamné à mort. 

Il fit appel de la condamnation et son père supplia les Romains d’épargner son fils, en rappelant qu’il venait de perdre trois enfants. Le criminel fut donc pardonné mais il dut expier son crime symboliquement : “Le roi Tullus obligea le père, afin de laver la ville de toute souillure, de faire passer le fils, la tête voilée, sous une poutre qui avait été jetée par-dessus la ruelle où il avait versé le sang de sa soeur.” (Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines, sur le site de l’Université Toulouse-Jean-Jaurès) Par cette humiliation, le jeune héros montrait que désormais il se soumettait aux lois, au lieu de faire sa propre justice. En outre, la famille dut procéder à des sacrifices de purification, cette obligation se transmettant de génération en génération.

Horatius Coclès

Nous avons vu dans le thème “Le Désir amoureux” que les Romains ont chassé le roi Tarquin après le viol et le suicide de Lucrèce. Le roi déchu obtient le soutien de Porsenna, roi des Etrusques, qui attaque Rome pour rétablir son collègue sur le trône. 

En 507 avant notre ère, devant la Ville, l’armée romaine résiste vaillamment à une importante armée étrusque, puis décide de se replier derrière les remparts. Trois hommes restent en arrière pour défendre le pont de bois qui est le seul accès à la ville. Après une blessure, deux se retirent et il ne reste que Horatius, qui à lui tout seul va parvenir à barrer le passage, le temps que tout le monde soit en sûreté. Pendant qu’il se bat, derrière lui, on s’affaire à détruire le pont. Quand il voit qu’il va être submergé par le nombre d’assaillants, il implore le dieu Tibre de le recevoir avec bienveillance et se jette à l’eau. 

Statue du dieu Tibre, fontaine de la déesse Rome, place du Capitole. De sa main droite, le dieu offre une corne d’abondance. Sous son bras gauche, il protège Romulus et Rémus dont le berceau avait été jeté dans ses eaux et qu’il a délicatement déposés sur la rive. (Photo Galzu).

Malgré la pluie de flèches étrusques (et donc grâce à la protection du dieu Tibre), il parvient sur l’autre rive sans dommage et se réfugie à l’abri des remparts. La paix revenue, en récompense pour sa bravoure, l’Etat lui donnera toute la terre dont il pourra faire le tour avec sa charrue en 24 heures. Une statue lui sera élevée. Comme un coup de lance étrusque l’a rendu borgne, il est surnommé Coclès, “le Borgne”. Il s’agit là d’une blessure glorieuse, mais son exploit sur le pont l’a rendu boiteux : cette boiterie sera jugée dégradante et malgré tous ses mérites, il ne pourra pas obtenir une charge de grande dignité, comme le consulat. 

Horatius Coclès défendant le pont du Sublicius, par Charles Lebrun, vers 1643. Dulwich Picture Gallery, Londres. Au dessus des combattants, plane une Victoire ailée qui couronne Horatius.

Caius Mucius Scaevola

Sans se décourager après l’échec de son attaque, Porsenna met le siège devant Rome. 

Comme le siège se prolonge et que la faim commence à se faire sentir, un jeune Romain, Caius Mucius, se déguise et pénètre dans le camp étrusque avec l’intention de tuer le roi ennemi. Mais, trompé par un riche habillement, il tue le secrétaire et non le roi. Arrêté, interrogé, il révèle son intention réelle, et pour se punir lui-même de son erreur, il met la main fautive dans le feu d’un braséro qui était dans la tente du roi, en lui disant : “Le corps est peu de chose pour ceux qui ne cherchent que la gloire.” 

Impressionné par tant de détermination, le roi ordonne qu’on écarte le jeune homme du feu et pour le remercier, celui-ci le prévient qu’il y a au moins 300 jeunes Romains prêts à réussir ce qu’il n’a pu faire : tuer Porsenna. Inquiet, celui-ci envoie des ambassadeurs à Rome pour négocier la paix. 

Caius Mucius, dont la main est définitivement détruite, recevra le surnom de Saevola, (gaucher) dont ses descendants hériteront en souvenir glorieux. En remerciement de son dévouement, le jeune homme reçoit des terres. Il aura lui aussi une statue.

Mucius Scaevola devant le roi étrusque Porsenna, par Giovanni Antonio Pellegrini, vers 1708. Ca’Rezzonico, Venise.

Clélie

N’étant pas en mesure de résister à la pression des Etrusques, les Romains acceptent de garantir la paix en livrant des otages, hommes, femmes et enfants. Parmi eux, il y a la fière Clélie, qui n’accepte pas cette situation humiliante. Pour s’échapper, elle demande à aller se baigner dans le Tibre. Et une fois près de la berge, elle exige que les gardes se détournent, pour ne pas la voir nue. Elle profite de leur inattention pour se lancer dans la traversée du fleuve à la nage.

Malheureusement, elle ne profitera pas longtemps de la liberté retrouvée, car Porsenna réclame qu’elle lui soit rendue comme otage. Pour ne pas mettre en danger la paix, le consul en fonction la ramène à Porsenna, mais celui-ci, admiratif devant l’audace de la jeune fille, ne la punit pas. Au contraire, il lui rend officiellement la liberté et lui offre même de prendre avec elle qui elle voudra. Elle choisit les femmes et les enfants. 

Pour rendre hommage à son courage et à son amour de la liberté, une statue équestre lui est dressée. 

Clélie se prépare à traverser le Tibre, par Jacques Stella, vers 1645. Musée du Louvre.

Pourquoi les Romains racontaient-ils la guerre ?

J’ai souligné à plusieurs reprises le but politique de L’Enéide : montrer que la volonté des dieux était que Rome soit maîtresse de la Méditerranée. Au contraire des héros de L’Iliade, Enée  ne fait pas lui-même ses choix, il se soumet docilement à Zeus qui lui ordonne de conquérir une terre promise par le destin. Par ce comportement, l’individu s’efface au profit du groupe.

De leur côté, les personnages héroïsés des légendes historiques risquent sans hésiter leur vie au service de leur patrie. En mettant en valeur les vertus morales romaines, ces récits justifient eux aussi  l’impérialisme de Rome “mère des armes et des lois” qui apporte sa civilisation aux autres peuples. 

L’empereur Hadrien accueilli par la déesse Rome, en présence des Génies du Sénat et du peuple romains. Monument en l’honneur de l’empereur Hadrien, IIe siècle. Musées Capitolins, Rome. Photo Jean-Pol Grandmont. 

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