30. Au service de la Connaissance

Le onzième jour du mois des Fleurs, une lettre vient rassurer Flamboyant et le remplir de fierté, même si, officiellement, il est fâché que son ami Obsidienne ne sabote pas l’action publique imposée par Rose :

Vaillants Résistants et vous aussi, valeureux Pacifistes, à vous tous, gloire et prospérité !

Je vous écris dès le soir de mon arrivée pour vous rassurer : tout va bien pour moi.  Je suis rentré en urgence parce que le gouverneur fait restaurer le temple. Il réalise les travaux prévus par notre regretté Prince Vaillant. Vous vous rappelez que quand on est partis pour la bataille, les échafaudages étaient déjà en place. 

Mon action de réparation va être de participer à la décoration de la façade. C’est une idée de Rose, mais comme je ne l’ai pas écoutée chaque fois qu’elle a voulu me parler, elle m’a  fait partir sans que j’aie rédigé de projet. Parce que sinon, ils auraient fait le travail sans moi, quel dommage de se passer d’un artiste tel que moi !

Pour m’évaluer, l’architecte m’a mis dans une salle vide et m’a demandé de reproduire sur les murs des motifs qu’il avait préparés. J’ai demandé à être dispensé de modèle et j’ai pris les pinceaux ! J’ai fait le même décor que dans notre salle d’étude, très vite, sans dessin préparatoire, parce que tout était frais dans ma tête. 

Ça les a tous épatés. L’architecte m’a tout de suite nommé chef de l’équipe qui décore la façade ouest. Je sais me diriger moi-même, et diriger d’autres personnes, je vais apprendre. Mes collègues ont l’air de braves types. Je vous tiendrai au courant. 

Amitiés à tous, surtout Ardent, je regrette d’être parti en étant en froid avec lui. Je regrette ce dessin stupide. Je lui demande de l’oublier. En réparation, quand il rentrera à Tara, je peindrai un beau décor dans sa chambre, gratuitement. 

Et vous, les copains, je vous ferai des prix d’ami, pour décorer les manoirs de vos familles ! 

Les travaux du temple seront terminés pour les fêtes du solstice, et après je serai libre ! Libre ! Libre ! Dépêchez-vous de revenir, il me tarde de jouer à nouveau à la balle au pied.

Artistiquement vôtre,   

                      Obsidienne

Pendant que les otages passent leur soirée à mettre au point une belle réponse à leur ami, Rose fait sagement ses devoirs, puis renonçant à noter quoi que ce soit d’une journée banale, assortie des habituelles railleries des Résistants, elle descend par le passage secret.

 

Dès qu’elle se met à marcher dans l’impasse, et malgré l’obscurité complète, il lui semble qu’elle respire mieux. Elle est consciente que les odeurs, les bruits et les lueurs des petites rues animées l’attirent comme une flamme attire les papillons de nuit. Cette image du papillon qui erre librement lui plaît, c’est si différent de ce qu’elle s’applique toute la journée à incarner : la parfaite jeune fille, travailleuse, toujours calme et souriante. 

Toutes sortes de papillons errent dans ces rues. Parmi eux, il y a Jour-de-lumière, petit-neveu de l’ancien grand maître du temple solaire. En tant que rejeton d’une des plus grandes familles solaires du royaume, il ne devrait pas fréquenter des lieux aussi mal famés, mais il y fait des rencontres qu’il ne peut faire ailleurs : d’autres garçons qui, comme lui, ne peuvent avouer à leur famille leur orientation amoureuse. 

Dès la première nuit où Rose est sortie, Jour-de-lumière a remarqué la fine silhouette et les beaux yeux de cet inconnu disparu aussi mystérieusement qu’il était apparu. Et ce soir, constatant une fois de plus que l’inconnu ne répond pas aux sollicitations des prostituées, il décide de tenter sa chance.

Quand Rose retourne dans l’impasse, il la suit. L’obscurité l’arrête un instant, puis se guidant sur le bruit des pas, il s’approche de la fine silhouette et la retient par la taille. De sa voix la plus charmeuse, il susurre :

– N’ayez pas peur, Bel inconnu. Vous avez bien choisi l’endroit pour une rencontre discrète. C’est ce que vous cherchez vous aussi, n’est-ce pas ?

L’embrassant dans le cou, il fait glisser sa main vers le cœur, en murmurant : 

– Je voudrais tant que ce cœur s’intéresse à moi, bel ami.

Rose se dégage vivement, en criant : 

– Fichez-moi la paix !

Charmé par la féminité de la voix, qu’il attribue au jeune âge du bel inconnu, Jour-de-lumière tente à nouveau une caresse, en disant tendrement :

– Mon amour, il faut faire vite, on nous a peut-être vus venir ici. 

Sa main glisse rapidement de la poitrine vers le ventre, puis plus bas. Et tout d’un coup, il s’enfuit en courant vers les rues.

La rencontre a été si brève que Rose a l’impression qu’elle n’a pas eu peur, qu’elle a juste été surprise par ce contact si léger de la main de cet homme.

Elle rejoint la petite maison puis sa chambre et se couche, persuadée que décidément, tout le monde la prend pour un garçon. Et les hommes qui cherchent les hommes, ce n’est pas un problème, puisqu’ils s’enfuient en constatant qu’elle n’en est pas un.

Comme à sa sortie précédente et comme elle le fera les fois suivantes, elle savoure longuement, avant de s’endormir au petit matin, les sensations nouvelles dont elle veut garder le souvenir : les odeurs de nourriture, les parfums capiteux des dames trop maquillées qui s’approchaient d’elle avec des sourires charmeurs, les cris et les rires, les notes de musique, la façon dont la lumière des lanternes sculptait l’obscurité des rues en y faisant vivre des ombres colorées sans cesse changeantes…

 

De son côté, Jour-de-lumière est véritablement paniqué par ce qui lui est arrivé. L’une des rumeurs qui agitent le monde de la nuit raconte que la Sécurité a embauché une femme et tous se demandent : pour quoi faire une femme à la Sécurité ?

Il pense qu’il a la réponse : pour piéger les gens comme lui, en se déguisant en homme. « Heureusement qu’elle n’a pas eu le temps d’alerter ses collègues qui devaient attendre dans l’impasse », se dit-il, le cœur battant encore la chamade. « Si on sait ce que je fais, mes frères m’égorgeront pour laver l’honneur de la famille », pense-t-il en tremblant.

Il est furieux de devoir se livrer à des approches furtives dans les coins obscurs, de devoir se cacher comme pour des actes honteux, alors qu’il veut juste rencontrer un garçon qui partage ses désirs. « Quel dommage qu’Archer soit reparti dans l’armée. Lui au moins, il ne nous considérait pas comme des criminels, il nous fichait la paix.» 

Il n’a pas envie de quitter sa ville natale, où sa riche famille lui assure une vie oisive et luxueuse, mais il sent que la peur ne va pas le quitter, désormais : « Avec des policiers partout, où sera le plaisir dans une vie hantée par la peur ? A la campagne, je vais m’ennuyer, mais je serai en sécurité. De toute façon, mon amour sans nom a quitté Sanara. Il a dû se réfugier à la campagne, lui aussi…»

 

Le douzième jour du mois des Fleurs, avant le cours de mathématiques qui inaugure la journée, Rose rappelle une fois de plus à ses camarades qu’elle peut les aider à préparer une action personnelle, s’ils ont un projet.

Jour prend alors la parole pour soumettre une idée dont il discute avec ses camarades depuis plusieurs soirées : ouvrir une bibliothèque publique à Tara. Au départ, l’idée est de Miroir-des-eaux, mais elle correspond exactement à ce dont rêvait le jeune otage sans oser le formuler.

Enthousiaste, Rose crée aussitôt un groupe de travail, sous la houlette de Messire Plume, professeur de mathématiques bienveillant et totalement dépassé par le sujet.

Au bout d’une heure d’échanges ponctués par les moqueries de Flamboyant qui qualifie le projet de « comble de la stupidité et de l’inutilité », les rôles se répartissent :

– Camélia, qui a  régulièrement des conversations amicales avec Jour sur des thèmes philosophiques (qui souvent sont tellement proches du religieux que la frontière entre les deux domaines est presque franchie), va l’aider à inventorier les livres que la bibliothèque de Sanara possède en double voire en triple et qui peuvent être offerts à Tara.

– Etoile-du-matin va s’inspirer du règlement de la bibliothèque du palais pour préparer celui dont Jour aura besoin. 

– Ardent va faire de mémoire un plan de la partie du château de Tara qui pourra accueillir à la fois les livres et le public, sans déranger Dame Tournesol ni les fonctionnaires. Puis il va écrire à sa mère et à ses sœurs pour leur demander leur aide : à sa mère, il demandera l’autorisation de rendre accessibles au public les livres conservés au château et à ses sœurs d’en faire l’inventaire. 

– Rose affirme qu’elle obtiendra de la reine l’autorisation d’alléger les cours de Jour et de ceux qui l’aideront à préparer son projet. 

Depuis que Miroir-des-eaux a semé cette idée en lui, Jour prie sans cesse son dieu pour qu’il favorise le projet et bénisse ceux qui l’aideront, à commencer par la princesse. Ce soir, il va prier plus intensément que jamais pour remercier le Divin Père : la protection qu’Il accordera à ce projet montrera qu’Il veut que les gens de Tara accèdent à la Connaissance.

C’est moi qu’il a choisi pour exécuter Sa volonté, transmettre la Connaissance !” Il se promet de profiter de son travail à la bibliothèque pour revenir au plus près de son dieu, sur la petite terrasse de l’ancien temple. Il n’a jamais pu y remonter, car Clair et Flamboyant, comprenant qu’il s’est passé quelque chose de particulier ce jour-là, ne l’ont jamais laissé seul chaque fois que les étudiants sont revenus à la bibliothèque. 

De son côté, Flamboyant cherche désespérément des idées pour saboter le projet, car il sait bien que si Jour s’en va, Clair ne tardera pas à rejoindre le camp majoritaire, celui des Pacifistes. 

Le soir même, le roi et la reine donnent leur bénédiction au projet, sur la foi du rapport oral de Rose.

 

Dès le lendemain, sous la direction de Dame Alinéa qui est naturellement sa tutrice et avec l’aide de Camélia et de Miroir-des-eaux, Jour commence donc à mettre de côté les livres destinés à Tara, tout en s’initiant à l’art subtil de la classification.

Au bout de plusieurs heures de travail, voyant un livre qui traite de sorcellerie, il ne peut s’empêcher de se mettre à le lire, car ses interrogations sur Miroir-des-eaux ne l’ont pas totalement quitté : il trouve le jeune garçon très gentil mais aussi très mystérieux, cachant les lettres qu’il reçoit de ses parents dans un coffret fermé par une clé toujours pendue à son cou. 

Fatigués de trier les livres, Camélia et Miroir s’accordent eux aussi un peu de repos en se plongeant l’une dans de la poésie, l’autre dans un roman de chevalerie.

Quand Dame Alinéa revient voir où les élèves en sont de leur travail, elle sourit de les voir lire, mais s’étonne du sujet qui passionne Jour. Un peu gêné, il repose le livre en disant qu’il s’intéresse à la sorcellerie pour des raisons personnelles, mais que c’est sans importance. Aussitôt, elle va dans la réserve où sont conservés les manuscrits puis revient poser sur la table un énorme dossier :

– Il y a dix-huit ans, quelqu’un a écrit le résumé de tous les livres de cette bibliothèque qui parlent de sorcellerie. Il y a passé des mois !

Elle ouvre fièrement le dossier devant les étudiants en ajoutant, d’un ton léger :

– Grâce à ce dossier, il vous suffira de quelques heures pour connaître toutes les actions extraordinaires attribuées aux sorciers ! Comment ils volent dans les airs, comment ils se transforment en animal ou en objet, comment d’un seul regard ils peuvent rendre les humains malades et le bétail stérile, et toutes ces choses invraisemblables !

– Vous avez raison, Dame Alinéa, dit Jour, d’un ton décidé. Merci de me montrer ce dossier, mais je ne vais pas perdre du temps avec ces histoires stupides. Je dois me consacrer à mon action personnelle d’utilité publique !

Avant que Dame Alinéa ne reprenne le dossier pour le ranger, Miroir-des-eaux a le temps d’examiner quelques feuillets. Il a reconnu dans cette écriture des particularités qui lui sont familières et il s’interroge sur l’identité de l’auteur, qui lui semble être son propre père.

Mais pourquoi son père aurait-il fait un inventaire de la sorcellerie ? « Et il y a passé des mois ! Donc, ça le passionnait, mais en quoi cela le concernait-il ? »  se demande-t-il, perplexe et vaguement inquiet de découvrir une facette inconnue de son père, homme rationnel et à l’esprit pratique. 

 

Vous me direz peut-être que vous vous moquez de cet inventaire de la sorcellerie, puisqu’il est vieux de presque vingt ans et que vous avez assez à faire pour suivre les événements actuels du royaume de la Tolérance. Vous vous dites : « le passé, c’est dépassé. »

Ce n’est pas tout à fait ainsi que le seigneur Temps voit les choses. Il vous dit : « Mes racines sont puissantes. Elles plongent très loin, et la sève qu’elles rapportent, empoisonnée ou bénéfique selon le cas, irrigue jusqu’à mes rameaux les plus fins, et même mes bourgeons et même les bourgeons qui naîtront la saison prochaine et celle d’après. A la petite échelle de vos vies humaines, passé, présent, avenir semblent former trois entités séparées, mais en réalité, je suis Un et indivisible.»

Merci pour cette intéressante précision, Seigneur Temps, mais à ma modeste échelle de raconteur, je vous prends en considération essentiellement quand vous enfantez des événements dans la vie de mes personnages. Pardon si, parfois, je me permets d’enjamber rapidement votre cours majestueux, mais il me tarde d’en arriver au seizième jour du mois des Fleurs. 

Auparavant, je précise juste que la correspondance échangée entre Rose et Cendres Brûlantes est si amicale que la princesse, comprenant que la sœur d’Ardent s’ennuie dans le cocon protecteur tissé par sa mère, l’a invitée à venir à Sanara ; j’ajoute  qu’elle utilise moins qu’au début le passage secret vers la « vraie vie », car ses nuits amputées de sommeil commencent à peser sur sa santé. Chaque matin, Pivoine est obligée de la secouer pour la réveiller et c’est souvent dans un état second qu’elle arrive en cours.

 

La nuit terrible dont nous allons parler, elle s’est couchée de bonne heure, en renonçant à assouvir sa forte envie d’aller écouter un musicien des rues tout en grignotant un beignet, activités banales pour vous et moi, mais le sommet de la liberté pour elle. 

 

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