34. L’éléphant et le serpent

Quand la dernière page est tournée, Flamboyant va remettre le cahier en place, sous le fouillis d’autres cahiers, de feuilles et de livres. Ardent s’attarde à contempler sa bien-aimée à la lueur de la lampe qu’il a reposée près du lit mais les deux autres soufflent la flamme et entraînent le jeune prince vers la sortie. 

Avant d’entrer dans la chambre commune où Clair dort paisiblement, ils font le point sur leur expédition. Flamboyant exprime la question qui les habite tous les trois :

– C’est quoi, cette histoire de concubine et d’enfant royal ?

– Ce sont les divagations d’une vieille nourrice qui perd la tête, répond Ardent, d’une voix assurée. Il n’y a pas d’autre enfant royal que Rose.

– Non, rétorque son cousin. Rose a écrit qu’il en existe un autre qui vit comme un vagabond à Sanara. Qu’est-ce qu’on va faire de cette information ?

– On ne va rien en faire, répond Ardent. Il n’y a rien de sûr dans cette affaire. Par contre, on est sûr maintenant que c’est bien Rose qui a fait le discours pour nous défendre devant le Grand Conseil, vous l’avez lu de vos yeux, et tout ce qu’elle fait pour nous aider à rentrer chez nous. 

Montagne renchérit :

– Au moins, maintenant, on sait la vérité. Et la vérité, c’est qu’elle est notre amie et ça c’est bon pour le Sud, puisqu’elle est la future reine. Vous n’avez plus aucune raison de refuser le camp des Pacifistes.

Plus renfrogné que jamais, Flamboyant s’éloigne sans un mot, tandis que Montagne retient Ardent :

– Et vous, vous n’avez plus aucune raison de ne pas lui parler de vos idées de réformes. Vous avez bien vu qu’elle aussi s’intéresse à vous ! Et elle aussi, elle veut le bonheur du peuple. Vous êtes faits l’un pour l’autre ! 

– Taisez-vous ! Elle est la future reine, moi, je suis un révolté, j’ai porté les armes contre le roi et donc contre elle. Même si elle s’intéressait à moi comme vous le dites, son entourage s’y opposerait. Et ne parlez pas de réformes, des revendications politiques, c’est aussi grave qu’une révolte armée.

Ils parlent encore un peu du futur séjour de Cendres puis se glissent silencieusement dans la chambre. 

Déjà couché mais incapable de dormir, Flamboyant rumine ses pensées : « Avec cette histoire de concubine cachée et d’enfant secret, je peux provoquer un scandale énorme, mais comment faire ? Comment prendre contact avec mon père ou avec Messire Parchemin ?

Pour rendre publiques ces informations, il me faudrait dire que j’ai espionné les papiers personnels de Rose. Pas très glorieux… Et puis, le témoignage de la vieille nourrice est-il fiable ? Et puis, qu’est-ce que ça m’apporterait  de nuire à la famille royale ? C’est sûr que les deux vieux seraient ravis de salir le roi, mais moi, qu’est-ce que j’y gagnerai ? Et plus important que tout, qu’est-ce que ça apporterait au Sud ?»

 

Vers minuit, Rose est réveillée par l’agitation de Caramel et Bonbon. Ouvrant péniblement les yeux, elle demande, étonnée de voir le jeune espion près d’elle :

– C’est vous ? Où sont les garçons ?

Elle lui explique la visite des trois étudiants du Sud et ajoute :

– Je me suis endormie pendant qu’ils étaient à côté, ils sont partis sans me réveiller. Vous savez que je ne suis pas contente de vous ! 

– Je viens encore une fois vous supplier d’arrêter vos imprudences, répond le capitaine Personne. 

– Vous avez du culot de dire cela ! La dernière fois que je suis descendue, je n’ai pas trouvé la clé qui ouvre la porte entre l’escalier et la maison ! C’est vous qui l’avez prise ! Vous n’avez pas le droit ! Rendez-la moi immédiatement !

Devant son excitation, il renonce à faire appel à la raison et à la Raison d’Etat et décide d’utiliser son art de conteur : 

– Future Majesté, vous devez apprendre à écouter les conseils, au lieu de vous entêter dans votre façon personnelle de voir les choses. Vous devez apprendre que personne ne détient seul la vérité, que la vérité se construit en tenant compte de tous les points de vue ! Je vais vous le faire comprendre par une petite histoire que j’ai entendue ce matin-même de la bouche de Messire Bouche d’Or.

Quand l’histoire est terminée, Rose embrasse le jeune conteur pour le remercier et se réconcilier avec lui :

– Merci ! Je trouve l’exemple excellent, je le partagerai avec mes amis en cours de philosophie, mais je ne changerai pas d’avis sur mon droit à la liberté ! Donc, la prochaine fois que vous viendrez, j’exige que vous me rendiez mes clés, sinon, je ne vous parle plus !

Avant de s’envoler par le toit, il lui arrache la promesse qu’elle ne tentera pas de sortir la nuit par d’autres moyens que le passage secret et il s’en va presque rassuré.

 

Le lendemain, comme à son habitude, le professeur de philosophie commence son cours en demandant qui veut choisir un thème de discussion et l’illustrer par une courte intervention. Comme d’habitude, tout le monde se tait et pour une fois, Rose demande la parole avant Ardent :

– Aujourd’hui, mes amis, je vous propose qu’on parle sur la représentation que nous nous faisons du monde. Je vais vous raconter une petite histoire bien intéressante sur ce sujet. 

Elle se lève et commence :

« Il y avait une fois, dans un pays lointain, un village où vivaient cinq aveugles. Un jour, un homme vint  au village, accompagné d’un éléphant. Tout le monde se précipita pour admirer l’animal et quand la foule des villageois se fut dispersée, les cinq aveugles furent invités à s’approcher eux aussi. Selon la coutume de ceux qui n’y voient pas, chacun d’eux tendit les mains et les posa sur la bête :

 –  L’éléphant est un pilier,  dit le premier, en touchant la patte.

– Oh, non ! C’est comme une corde, dit le second, en prenant la queue.

– Je dirais plutôt que c’est comme un grand éventail, dit le troisième, en caressant l’oreille.

– Mais non ! C’est comme la grosse branche d’un arbre, dit le quatrième, en touchant la trompe.

– Mais non voyons ! c’est comme un mur, dit le cinquième, en appuyant ses mains sur le flanc.

Ils étaient prêts à se disputer, mais le propriétaire de l’éléphant les invita à en faire le tour complet en le touchant. Alors, ils comprirent que chacun disait la vérité, mais ne disait qu’une partie de la vérité. »

Rose continue par un commentaire :

 – Cette petite histoire nous apprend que souvent on se fait une idée de quelque chose et cette idée ne correspond pas complètement à la réalité. Mais on s’accroche à son point de vue, en croyant avoir raison, alors que si on change un peu notre façon d’approcher le problème, on le voit différemment et on est plus près de la réalité. Et vous, que pensez-vous de cette histoire ? 

– Je la connaissais, votre histoire, dit Etoile-du-matin. Mon grand-père me l’a souvent racontée. Il dit toujours de chercher l’harmonie avec les autres pour trouver la vérité. Et là, on voit bien qu’en mettant en commun le morceau de l’éléphant que chacun a touché, tous ensemble, ils arrivent au plus près de la réalité. 

– Oui, approuve Flamme, sauf que cette réalité ne doit pas être facile à se représenter, pour des aveugles. Les parties de l’éléphant qu’ils décrivent sont tellement différentes les unes des autres, ce n’est pas facile de les assembler pour imaginer le véritable animal. Et c’est pareil pour des tas de choses, la réalité est bien plus compliquée que ce que une seule personne peut en voir.

– Ça montre bien qu’on peut avoir des points de vue très différents sur quelque chose, et avoir tous raison, mais en partie seulement, dit Camélia.

– Ça montre que travailler tous ensemble c’est plus efficace que se disputer, dit Aulne. C’est comme quand on joue à la balle au pied, chacun a son rôle à jouer, dans l’équipe. Si on jouait tous le même rôle, ça ne marcherait pas. 

– Moi, dit Miroir, les cinq morceaux de l’éléphant me font penser aux cinq régions du royaume : le centre avec Sanara, et les quatre autres régions. Si on enlève une région, c’est comme si on coupait la trompe ou l’oreille de l’éléphant. Tout seul, un morceau ne peut rien faire. 

Clair s’exclame :

– Décidément, ça vous marque, de vivre avec des gens qui ont voulu faire sécession !  A la moindre occasion, vous nous rappelez que le Sud n’aurait pas pu vivre hors du royaume !

Miroir-des-eaux a l’air gêné :

– Excusez-moi, je ne me rends pas compte que je fais cela. Je me surveillerai pour ne plus le faire. 

Même si l’histoire lui a plu et la discussion aussi, Flamboyant ne peut se retenir de dire à Rose, d’un ton sarcastique :

– Une fois de plus, vous démontrez votre habileté à parler ! Pour nous rappeler que c’est comme ça que vous nous avez sauvés, et que nous vous devons reconnaissance et soumission, votre altesse !

Rose devient pâle, elle prend une grande inspiration comme pour répondre, mais elle se tait. Ses épaules s’affaissent, sa bouche fait la grimace de celui qui se retient de pleurer. Elle tourne les talons et sort de la salle en courant.

Ardent s’élance après elle, mais Flamboyant le rattrape et le retient. Ardent se débat et lui lance un coup de poing que Flamboyant lui rend aussitôt, jusqu’à ce que les autres interviennent pour les séparer.

Ardent se dégage de ses amis et court jusqu’à la porte de l’appartement. Il frappe, en vain ; alors il se met à tambouriner des deux poings en criant le prénom de la jeune fille. 

La porte reste fermée et il rejoint les autres à pas lents. Il est furieux contre Flamboyant et pour lui exprimer son mépris, il annonce qu’il ne lui parlera plus tant qu’il n’aura pas présenté ses excuses à Rose. Ce à quoi son cousin répond, avec un ricanement et un haussement d’épaules :

– Même pas en rêve ! 

 

Ni la reine, qui lui rend visite sitôt informée de ce départ précipité, ni le médecin du palais qui vient l’examiner à la demande de la reine, ni Flamme ne parviendront à convaincre Rose de revenir en classe.

Couchée sur son lit, elle répond d’une voix lasse à toutes les sollicitations : « Laissez-moi dormir ». La reine décide donc de la laisser se reposer aussi longtemps qu’il le faudra. 

Allongée sur son lit, elle ne dort pas d’un vrai sommeil, elle est comme hébétée, assommée par une sorte de désespoir. En entendant les mots de Flamboyant, la terrible petite phrase « A quoi bon ? » qui depuis plusieurs jours et plusieurs nuits rampait vers son cœur s’est tout d’un coup déployée comme un serpent venimeux dans sa poitrine, sa gorge et jusqu’à son cerveau.

Cette fois, Rose n’a plus la force de lutter pour couper la tête de ce monstre, qui repousse sans cesse. Elle laisse la bête faire son nid en elle, tout souiller de son noir venin, lui siffler de sa voix lancinante : « A quoi bon sans cesse leur tendre la main ? Ils ne la prendront jamais. A quoi bon toujours vouloir leur parler ? Ils sont sourds. A quoi bon leur sourire ? Ils croient que c’est une morsure qui se prépare. A quoi bon ? A quoi bon ? Tout effort est inutile : Rien ne s’oppose à la nuit. »

 

Elle laisse la nuit l’engloutir. Elle glisse dans une eau noire, froide, sans fond, qui l’anesthésie. Elle ne se sent plus exister. 

Mais elle existe encore ! Moi, je ne doute pas que quand elle touchera le fond de l’eau, elle donnera un bon coup de talon et remontera ! Cela prendra peut-être du temps. Ah Seigneur Temps ! Pour une fois, je vous demande de passer vite ! Que Rose ne reste pas trop longtemps dans la nuit.

 

Pour les élèves, le repas et l’après-midi semblent se dérouler comme d’ordinaire, mais, à cause de l’absence de Rose, le malaise est palpable. Seul Clair adresse de temps en temps la parole à Flamboyant, que tous, sans le dire, considèrent comme responsable de ce que les professeurs appellent « une crise de découragement ». 

En fin de journée, la reine elle-même vient informer les élèves que l’école s’arrête quelques jours, car Rose a besoin de repos. Les étudiants sont autorisés à se retirer dans leurs familles ou familles d’accueil à Sanara. Et ceux du Sud prendront leurs vacances sur place, avec un libre accès à la bibliothèque et aux salles d’exercices physiques. 

 

Avant de partir, Miroir-des-eaux murmure « Bon courage » à Ardent et Montagne-de-lumière, car il devine que l’ambiance va être tendue entre les quatre garçons pris au piège de leur prison dorée, pour une durée indéterminée. 

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