24. Des poignards et encore du sang

Miroir-des-eaux est aussi gêné par la sollicitude d’Ardent et Montagne que par l’agressivité de Flamboyant. Soulagé de détourner l’attention de ses camarades, il   demande à Clair :

– Comment vous avez fait à midi ? Vous n’avez pas mangé ?

Le garçon répond, en attaquant son assiette avec appétit :

– Un serviteur m’a d’abord emmené chez un vieux qui a mis des huiles aux herbes sur mes écorchures. Puis il m’a ramené ici pour manger et il m’a dit que j’étais dispensé de cours pour l’après-midi. Alors, je suis revenu chez le vieux. Je me suis un peu perdu dans les couloirs mais j’ai réussi à retrouver l’endroit où il vit. 

– Et alors ? interroge Miroir.

– Et alors, j’ai parlé de plantes avec lui et c’était tellement passionnant que j’ai oublié l’heure.

Clair demande à Basalte :

– Vous en êtes où de votre projet ?

– Dame Alinéa a été adorable. Elle m’a montré des livres qui parlent d’assèchement et d’irrigation. J’ai pu copier des passages qui disent exactement ce que je veux faire, sauf que j’aurais mis des jours à l’écrire aussi bien. Et j’ai copié les dessins explicatifs aussi. Je continuerai demain et après-demain, puisque je suis dispensé de cours.

– Et après, comment vous allez faire ?

– Dame Alinéa va m’aider à calculer ce que ça va coûter. Elle a demandé une audience au roi et elle va m’y accompagner, dans trois jours.

– Déjà ! Et après ? répète Clair.

– Hé bien, après je rentrerai à Tara assécher le marais maudit ! D’après Dame Alinéa, le gouverneur sera mon tuteur, il s’occupera de me mettre des ouvriers à disposition et de les payer. Et il m’aidera à superviser la partie technique, il paraît qu’il s’y connaît en travaux publics.

Clair et Jour sont admiratifs : 

– Vous quittez l’école dans trois jours ! Vous n’aurez pas du tout assisté aux cours !

– Vous êtes le premier à rentrer chez nous,  c’est vous le plus malin !

Flamboyant ricane :

– Ils vous ont bien retourné ! Félicitations ! Vous étiez le plus révolté de nous tous et maintenant, vous allez travailler pour le roi, et aux côtés de notre pire ennemi, l’assassin de notre prince, et qui usurpe la place de prince du Sud ! 

– Je vais travailler pour les gens de chez nous, pour leur donner des terres cultivables !

– Parce que vous croyez que ce roi de la lune va laisser les terres aux gens du Sud ? Bien sûr que non ! Il va les confisquer à son profit !

Basalte fronce les sourcils puis finit par dire :

– On verra plus tard à qui appartiennent les terres. L’important c’est de les rendre cultivables !

– Et le Lac noir, vous allez aussi l’assécher ? continue Clair.

– Non. Le marécage va me donner assez de travail. Le lac, je ne vais pas y toucher.

– Quand le gouverneur viendra inspecter le chantier, débrouillez-vous pour l’amener près du lac, en lui demandant s’il faut aussi l’assécher, et profitez de l’occasion pour l’y pousser dedans ! On en sera débarrassés !

Les autres rient de la suggestion de Flamboyant, sauf Miroir-des-Eaux, devenu pâle. Ardent reprend d’un ton grave :

– Je suis très heureux pour vous, Basalte ! Mon père, qu’il vive  à jamais dans la divine lumière, vous trouvait trop jeune pour vous donner les moyens de réaliser votre projet, mais vous allez enfin pouvoir utiliser vos capacités. Et nous tous, mes amis, de quoi sommes-nous capables pour notre cher Tara ?

 

Tandis que Miroir-des-eaux s’éloigne vers la salle de tir à l’arc, Montagne va chercher le livre de botanique qu’il a emprunté à la bibliothèque et le dépose devant Clair, sans un mot. Clair comprend que c’est un moyen de faire la paix après l’altercation de midi et il commence à feuilleter le livre.

Jusqu’au retour de Miroir-des-eaux, la discussion se poursuit entre les garçons sur les actions qu’ils peuvent mener, mais rien de concret ne se dégage. « Je vais demander à mes sœurs de quoi on a besoin en ce moment à Tara, ça nous donnera des idées d’actions » conclut Ardent.

 

Quand ils se couchent, Jour se promet de rester éveillé pour surveiller Miroir, mais la fatigue a raison de lui dès qu’il pose la tête sur l’oreiller et il ne verra pas son camarade se lever pour aller à la rencontre de sa mystérieuse visiteuse à plumes. 

 

Mais moi, je l’ai bien vu, il s’est blotti contre elle et lui a parlé tendrement. 

Est-ce que ses contacts avec un oiseau nocturne signifient que ce gentil garçon est un affreux sorcier ? Non, bien sûr. Vous et moi nous sommes trop rationnels pour croire à la sorcellerie.

Mais ce n’est pas pour rien qu’il s’appelle Miroir-des-eaux : il est aussi impénétrable qu’un plan d’eau qui miroite au soleil, je n’arrive pas à lire dans ses pensées pour pouvoir vous expliquer ce qui se passe !

Je sais bien que cela vous agace d’attendre, mais, encore une fois, laissons le seigneur Temps faire son travail. Ne le bousculons pas !

 

A vouloir suivre de près les démêlés des élèves de l’école de l’Union, il ne faudrait pas perdre de vue les affaires religieuses du Royaume de Tolérance ! 

Vous vous doutez que l’échec de la révolte du Sud n’a pas découragé le Grand Maître solaire. Avant la prière du soleil couchant, nous le retrouvons dans le temple de Sanara, comme une araignée au milieu de sa toile, face à Messire Parchemin qui lui raconte la mort du troisième prétendant au tripode du pouvoir suprême, le maréchal Nous-voilà :

– Mes hommes l’ont forcé à se rendre devant la stèle à la mémoire de nos martyrs, ils l’ont arrosé d’huile chauffée, puis ils y ont mis le feu, mais le feu a eu du mal à prendre. Des passants ont alerté la patrouille et quand elle est arrivée, il n’était pas tout à fait mort.

– J’espère qu’il n’a pas eu le temps de parler.

– Non, rassurez-vous. Il était en si mauvais état que les soldats l’ont achevé tout de suite pour abréger ses souffrances.

– Les imbéciles ! Aucune souffrance n’est suffisante pour expier sa faute ! A cause de lui, l’armée du Sud s’est retrouvée face à un nombre…

– Je sais, je sais, interrompt l’avocat. Le principal, c’est que les crieurs proclament partout qu’il s’est suicidé en hommage à nos martyrs. Ne perdons plus de temps à parler de cet incapable. La bonne nouvelle, c’est que notre père Soleil a entendu nos prières : j’ai reçu un courrier de la reine m’invitant à donner une conférence sur nos institutions dans cette fameuse école où les jeunes du Sud sont otages. Je vais pouvoir leur faire un joli cadeau.

Il sort d’un sac trois petits poignards, très fins, très courts, avec des soleils gravés sur le manche. Il montre au grand maître comment il peut en cacher un dans sa poche et même dans sa main. 

– Il suffit de l’approcher de l’artère du cou et d’appuyer. C’est tellement pointu que ça doit rentrer tout seul, comme une aiguille dans de la soie. Ensuite, il suffit de laisser couler la rivière pourpre. Trois  beaux sacrifices.

– Allons prier notre père Soleil de nous aider dans ce projet pour sa gloire ! Et nous allons aussi lui demander de nous guider dans la recherche du guerrier qui remplacera le maréchal Nous-voilà. Il voit tout, il est le dieu de vérité, il conduira vers nous le guerrier qui nous donnera la puissance totale.

 

A la tombée de la nuit, Rose colle dans son Cahier de confidences une lettre du gouverneur de Tara qui lui propose d’entamer une correspondance avec Cendres Brûlantes, sœur d’Ardent : « De bonnes relations entre l’Héritière et celle qui, ici, a rang de princesse, me sembleraient faciliter la réconciliation. » écrit-il.

Enchantée à l’idée de devenir amie avec la sœur d’Ardent, elle prépare tout de suite une lettre qui partira le lendemain, emportée par les soldats qui font le lien entre le pouvoir central et son représentant dans le Sud.

Sans savoir qu’Ardent a fait de même de son côté, elle explique le fonctionnement de l’école et lui demande des idées d’actions que les élèves pourraient réaliser en faveur de Tara. 

Mais son gros souci est de se débarrasser d’Obsidienne, car aujourd’hui encore, quand elle s’est assise à côté de lui pour lui parler de la restauration du temple de Tara, il s’est moqué d’elle avec le dessin d’une fille qui lui ressemblait, en position obscène avec un garçon qui ressemblait au dessinateur, mais cette image n’a duré qu’un instant et a tout de suite disparu sous des traits parfaitement innocents. 

Rose est inquiète : 

« Pour m’humilier de cette façon, il faut qu’il soit vraiment enragé contre tout ce que je représente. Rien que par esprit d’opposition, il ne voudra pas rédiger un projet d’action d’intérêt public…»

En prenant une nouvelle feuille de papier, elle se dit : « Père n’ira pas vérifier qui a rédigé ce magnifique projet de décoration d’un bâtiment public de Tara. » 

 

Le troisième jour du mois des fleurs, le seigneur Temps Passé vient faire intrusion dans la vie de Rose en la personne de son amie Camélia, son ancienne camarade de classe entrée au couvent de la lune pendant les fêtes de l’équinoxe.

Rose constate au premier coup d’œil que son amie a changé : aussi étonnant que cela paraisse, elle fait beaucoup moins petite fille qu’il y a deux mois. Elle est toujours aussi jolie mais son voile soigneusement serré autour de son visage souligne des traits plus marqués ; elle a perdu ses bonnes joues et son sourire naïf.

Après les effusions des retrouvailles, Rose, impatiente de mener son enquête, l’interroge sur la brutale disparition de la grande prêtresse. 

Le regard perdu dans le vague pour mieux se concentrer, Camélia commence à raconter, à voix basse :

– Mère Eclipse m’avait dit de la rejoindre dans sa chambre, ce soir-là. 

Rose l’interrompt aussitôt, étonnée :

 – Dans sa chambre ? Et pour quoi faire ?

– Elle voulait me parler de politique. Moi, la politique ne m’intéresse pas, mais elle, ça la passionne, enfin, ça la passionnait. Il faut que je m’habitue à parler d’elle au passé… Après l’agression du marché, il n’y avait plus de groupe de garçons. Pour en monter un autre, elle voulait que les novices l’aident à attirer les garçons. 

– Et qu’est-ce qu’elle voulait que les filles fassent pour attirer les garçons ? ! ! 

Sans percevoir l’ironie que Rose a mise dans sa question, Camélia continue son récit :

– Je ne sais pas, elle n’a pas eu le temps de m’en parler. Quand je suis arrivée, elle dormait déjà. Je l’ai appelée. Sans résultat. Elle respirait paisiblement, mais elle ne réagissait pas. je lui parlais, je l’ai même secouée un peu. Rien, aucune réaction.

Et puis j’ai entendu des chuchotements, des bruits de pas. J’ai eu peur. Je me suis cachée sous le lit. Presque aussitôt, j’ai vu des pieds tout autour du lit, j’avais de plus en plus peur.

Et puis un bruit incompréhensible et puis tous les pieds sont partis en courant. Au bout d’un moment, je suis sortie de dessous le lit. J’ai poussé un cri : Mère Eclipse baignait dans son sang. 

– Quoi ? Mais qu’est-ce que c’était, ce sang ?

– Des coups de couteau, je pense, plusieurs coups de couteaux, sur tout le haut du corps.

– Mais c’est horrible ! Pauvre femme ! Je ne l’aimais pas, mais quand même, finir sa vie comme ça ! Qui a pu faire une chose pareille ?

Camélia pleure puis finit par se calmer et termine son récit :

– C’est forcément des femmes du temple, puisque personne ne peut entrer de l’extérieur. Il y a des hauts murs et des gardes tout autour.

– Des femmes ? Vous voulez dire des religieuses ?

– Oui, ça ne peut être que des religieuses. Je n’ai pas compté les pieds, vous pensez bien, mais elles étaient au moins quatre ou cinq, ou même six ou sept. 

« Comme précision dans le témoignage, il y a mieux », pense Rose déçue et un peu agacée, mais elle demande gentiment :

– Qu’est-ce que vous avez fait après ?

– J’avais si peur ! je suis partie dans ma chambre. De toute la nuit, je n’ai pas pu dormir. Au petit matin, quand on nous a annoncé le brusque décès de notre Mère, j’ai crié que j’avais trop peur pour rester et je suis partie.

– Comment était le corps de la prêtresse quand on vous a annoncé sa mort ? Il était caché dans un cercueil ?

Camélia retrouve un instant son expression de petite fille naïve pour dire :

– Le corps ? J’avoue que je n’y ai pas pensé. Dès qu’elles ont parlé de décès, j’ai crié que j’avais peur et je suis partie sans finir mon petit déjeuner et sans prendre mes affaires.

– Vous ne lui avez pas rendu un dernier hommage ?

Les yeux pleins de larmes, Camélia secoue la tête en silence, l’air coupable. Sans cacher sa contrariété, Rose dit :

– C’est bien dommage ! Car vous auriez pu me dire si elles avaient déjà caché le corps dans un cercueil fermé, pour qu’on ne voie pas les coups de couteau. Mais, alors comment vont-elles faire pour exposer la prêtresse à l’hommage des fidèles avant la cérémonie de ses obsèques ? 

Bien que fâchée de ne pouvoir résoudre cette énigme, Rose ajoute gentiment pour consoler sa camarade toujours en pleurs :

– La première chose à faire, c’est de dire tout ce que vous savez à Harmonie-du-ciel, c’est l’enquêtrice de cette affaire et c’est aussi ma professeur d’épée. Je n’ai pas cours avec elle aujourd’hui mais demain oui. Donc, demain, il faut absolument que vous reveniez pour la rencontrer. La deuxième chose, c’est : voulez-vous revenir à l’école ? 

Camélia se calme aussitôt et son visage s’éclaire : depuis son départ du couvent, elle angoisse pour son avenir, car, selon ses parents, cela ne peut être que le mariage.

Mais elle ne connaît aucun garçon qui lui plaise au point de lier sa vie à la sienne pour toujours, et elle est dégoûtée à l’idée d’être observée et interrogée par les marieuses que sa mère veut déjà convoquer pour lui trouver un époux.

Et puis, si elle est entrée au couvent, c’est qu’elle ne voulait pas se marier ni être mère. La proposition de Rose va lui donner du temps pour réfléchir à ce qu’elle veut vraiment. Pleine d’espoir, elle dit :

– Oh ! Rose ! Vous êtes tellement gentille ! Oui, moi je voudrais bien, mais est-ce que la reine sera d’accord ?

– Bien sûr, vous ferez partie de ceux qui représentent la région Centre et la religion de la lune, mais il ne faudra pas raconter que vous arrivez du couvent. Pour la sérénité des relations entre élèves, le règlement exige la discrétion quant aux pratiques religieuses de chacun. 

Rose envoie Pivoine prévenir la famille de Camélia qu’elle ne rentrera que le soir et les deux filles partent en cours.

Dès cette première heure, Camélia va avoir droit à une des disputes que les Résistants s’ingénient à organiser tout au long des journées. 

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