49. Les séparations

Informé de l’arrivée des jeunes du Sud, le ministre a quitté précipitamment une réunion pour les recevoir. Après les avoir écoutés, il envoie plusieurs de ses collaborateurs sur place, puis il donne des ordres pour faire conduire le jeune novice à l’orphelinat de la reine.

Tout d’un coup, Montagne-de-lumière s’écrie :

– Miroir-des-eaux ! C’est votre fils !

Archer répond calmement :

– Pouvez-vous expliquer à vos camarades comment vous êtes arrivé à cette brillante déduction ?

– Voilà… Je trouvais bizarre que Miroir soit si inquiet quand je lui disais que je voulais vous provoquer en duel pour venger mon honneur et la mort de notre prince. Excusez-nous, on vous appelait « notre pire ennemi ». Maintenant, Ardent nous a dit, on sait que vous n’êtes pas responsable… Et donc, Miroir voulait absolument me faire promettre que je ne me battrai jamais en duel avec vous. Je lui disais de ne pas s’inquiéter, que j’étais sûr de gagner… Excusez ma présomption…

– Peut-être qu’effectivement, vous gagneriez. Vous êtes plus jeune et plus costaud que moi, mais moins expérimenté… Alors, ne cherchons pas à savoir…

–  Et un jour, une idée m’a traversé l’esprit : ce n’était pas pour moi qu’il était si angoissé, c’était pour vous. Mais comme il refusait de parler de sa famille, je n’étais sûr de rien. Quand il n’a plus dormi à l’école, cela coïncidait avec votre retour, mais je n’en avais aucune preuve.

Quand Ardent m’a dit que vous aviez demandé à un espion de chercher les poignards, je me suis dit qu’il était le mieux placé pour fouiller dans la chambre. Et là, je viens de réaliser que Miroir a les mêmes yeux que vous. Même à Sanara, ça ne court pas les rues, des yeux bleus comme ça. 

Archer fait une mimique admirative :

– Félicitations, Messire Montagne ! Je vous prends dans mes équipes d’enquêteurs, dès que vous voulez !

– Bravo ! S’exclame Flamboyant. Enquêteur royal, c’est plus honorable que cuisinier !

Montagne exagère comiquement une mine furieuse :

– Qu’est-ce que vous racontez, vous ?! C’est très honorable, la cuisine ! Servir un bon repas, c’est le moyen le plus simple de rendre les gens heureux. Et c’est ça que je veux faire ! Je vous remercie quand même de votre proposition, Messire le Ministre.

– C’est moi qui vous remercie, tous les trois ! Quand je suis parti dans le Sud, mon épouse a décidé de m’y rejoindre pour mettre ses talents de guérisseuse au service des blessés. Pour ne pas laisser notre fils seul à Sanara, elle l’a confié à la reine qui l’a admis dans l’école royale, malgré son jeune âge. En fait, il n’a que 12 ans, et non 14 comme il vous l’a dit. Il est grand pour son âge. 

– Nous, on le trouvait petit, pour 14 ans ! 

– Je croyais qu’il serait avec des élèves de toutes les régions, sauf du Sud. Finalement, il s’est retrouvé seul avec des Guerriers du Soleil… Et il a été très heureux ! Il m’a régulièrement écrit pour me raconter sa vie et je vous assure qu’il a toujours fait sur vous tous des commentaires très amicaux. Depuis que je suis revenu à Sanara et qu’il est revenu vivre avec moi, il me parle avec nostalgie des soirées à l’école, des parties de balle au pied… Je crois que vous lui manquez.

– Lui aussi, il nous manque, dit Ardent. Il peut revenir nous voir, même s’il n’y a plus école, non ?

– Si vous lui conservez votre amitié, tout en sachant qu’il est mon fils, il sera très heureux de revenir vous voir.

Le ministre se lève :

– Messires, je vous laisse regagner le palais. Je vais aller voir où en est l’enquête sur l’incendie et je ferai directement un rapport au roi. Montagne, vous pouvez accompagner ce garçon à l’orphelinat, pour être  rassuré sur son sort !

 

Après le repas du soir, Flamboyant est allé s’allonger sur son lit, les yeux fermés, tandis qu’Ardent et Montagne-de-lumière jouaient mollement au ballon dans la cour. Quand ils s’installent par terre, contre le mur de la chambre, pour parler, Flamboyant vient s’assoir près de la fenêtre, dans l’obscurité, pour les écouter sans qu’ils s’en doutent. 

– Je vous avoue que ça me fait bizarre de repartir sans vous, commence Ardent.

– Si vous me le demandez, je rentrerai avec vous.

– Pas question ! Je n’ai aucun droit de vous empêcher de faire votre vie ici ! Bien sûr, si vous vouliez travailler avec moi, j’en serais très heureux. Mais je suis très content que vous choisissiez le métier qui vous plaît. Et je suis sûr que vous allez très bien réussir. 

– Vous allez me manquer.

– Non, vous vous passerez très bien de moi, vous vous plaisez tellement ici ! Mais vous, vous allez vraiment me manquer. Il n’y a qu’avec vous que je peux parler. Vous êtes si intelligent, vos conseils me seraient très utiles, à Tara. Je vous avoue que ce poste de gouverneur me fait très peur. Comment je vais réussir là où deux hommes expérimentés ont échoué ?

– Ne vous inquiétez pas. A part les Monseigneurs, tout le monde va vous soutenir. Si vous voulez, mon père sera votre relais vers les petites gens, et Messire Granite et les familles de vos copains, et plein d’autres à Tara, ils vous soutiendront, ils vous aideront.

– Sans Messire Parchemin et sans le grand prêtre, le parti solaire est affaibli et ils risquent de réagir en impliquant encore plus mon oncle. Ils vont peut-être lui proposer d’être le nouveau dirigeant de la conspiration contre le Royaume… ?

– Votre oncle ne va tout de même pas entrer en guerre contre son propre fils ! Flamboyant est lieutenant de l’armée royale !

– Le parti solaire l’avait chargé d’assassiner la reine et il l’a sauvée ! Ils doivent être furieux…

– Et vous, au lieu d’assassiner le roi, vous êtes devenu son représentant !

– Nous avons librement choisi notre camp. Moi, je resterai fidèle au roi, mais Flamboyant, une fois de nouveau sous les ordres de son père…

– A mon avis, Flamboyant ne retombera pas sous la coupe de son père. Il a trop aimé les applaudissements après avoir gagné la partie de balle au pied. Il ne partira pas en guerre contre un peuple qui l’a acclamé comme cela. Et je crois que la balle au pied le passionne plus que l’armée. Mais la balle au pied, ce n’est pas un métier, alors il est content d’être dans l’armée. 

– Sauf qu’il n’y a plus d’armée à Tara. Il va s’occuper de la sécurité de la ville avec les gents d’armes qui ont en charge la prison, là-bas. 

– Parfait, il a un grade honorable qui satisfait sa fierté et s’occuper de la sécurité, ça lui laissera du temps pour être instructeur de balle au pied ! C’est ça sa vraie vocation ! Il va faire des merveilles.

– Et le capitaine Personne, vous croyez qu’il va vraiment venir à Tara ? Drôle de gars…

– Oui, il est bizarre, mais très honnête. Je suis sûr qu’il tiendra son engagement, il sera le champion dont Flamboyant rêve pour Tara… 

– C’est curieux, ce soir, Flamboyant ne nous a pas demandé de nous enfermer de bonne heure pour qu’il puisse recevoir sa mystérieuse visiteuse… 

– Peut-être qu’elle est simplement en retard, ou qu’elle attend qu’on disparaisse pour arriver. Venez, on va lui libérer le passage. 

Comme ils se lèvent, Flamboyant se précipite dans son lit et fait semblant de dormir. Ils se glissent sans bruit dans la deuxième chambre, et quelques minutes plus tard, Ardent et Montagne entendent chuchoter dans la première chambre. Montagne murmure :

– J’espère que son épaule blessée ne l’empêchera pas de faire honorablement ses adieux à son admiratrice !

 

Au soir du huitième jour du mois du Soleil, Rose se décide à informer son père que les employés des chantiers navals vont arrêter de travailler pour obliger leurs employeurs à mieux les payer :

– Je le sais par ma femme de chambre, car son père et ses frères travaillent dans un atelier de construction de bateaux. Et je vous le dis parce que suis inquiète : parmi les ouvriers, certains disent que s’ils refusent de travailler, vous allez lancer la troupe contre eux pour les y obliger.

Le roi lui répond :

– Ma fille, vous avez appris l’histoire du royaume. Vous savez que votre arrière-arrière-grand-père a aboli l’esclavage, pour libérer ceux qui par sa conversion étaient devenus ses frères de religion…

– Oui, interrompt Rose, et pour indemniser les maîtres, il a contracté une dette que le royaume n’a toujours pas fini de payer ! 

– Son fils, votre arrière-grand-père qui était très pieux, a creusé le trou financier en couvrant d’or et d’argent le temple de la lune, mais il faut lui rendre cette justice qu’il a aussi aboli la torture et toute forme de châtiment corporel. C’est là que je voulais en venir : si les ouvriers ne veulent pas travailler, personne ne peut les y obliger par la force. 

– Vous ne ferez pas intervenir les soldats ?

– Pour un arrêt du travail, non. Mais en cas d’atteinte aux biens ou de trouble de l’ordre public, la police interviendra, c’est son rôle. Quand ils arrêteront le travail, il faudra qu’un groupe d’ouvriers vienne au palais demander mon arbitrage !

Devant l’étonnement de Rose, le roi précise :

– Vous ne vous en rendez pas compte, Rose, mais je reçois tous les jours des riches qui viennent solliciter des postes, des avancements de carrière, des pensions, des privilèges de toutes sortes pour eux-mêmes ou leurs fils. Aucun travailleur n’a jamais osé venir me solliciter, alors qu’ils en ont le droit autant que les autres. C’est mon rôle d’être l’arbitre de leurs démêlés avec les employeurs. 

Rose remercie le roi d’arbitrer le conflit avec bienveillance envers les travailleurs, puis elle lui exprime l’indignation qu’elle a ressentie en lisant le rapport d’Archer sur l’enfant qui a été retiré de sous le bûcher de Messire Parchemin :

– Père, je vous le dis souvent, je vous le redis ce soir : les religieux ont trop d’importance dans notre pays. Avons-nous vraiment besoin de députés des religions ?

– A la fondation du royaume, nos ancêtres ont créé le grand conseil pour les aider à gouverner. Dans tout le royaume, chaque temple solaire déléguait un représentant. A cette époque, les adorateurs de la lune n’étaient pas représentés. Quand mon grand-père s’est converti, il a donné des députés à ses frères de religion. Et moi-même, j’en ai accordé quelques-uns aux adorateurs des étoiles, pour être équitable envers cette religion nouvellement implantée chez nous.

– Et comment êtes-vous équitable envers ceux qui n’ont aucune religion, ceux qui refusent de croire à une réalité inconnue, qui veulent seulement raisonner à partir de la réalité observable ? Pourquoi n’ont-ils aucun représentant ?!

Le roi reste muet de saisissement face au raisonnement de sa fille mais aussi face au ton assuré qu’elle a employé. « Elle parle déjà comme une reine ! » pense-t-il, mi admiratif mi-vexé dans son autorité de roi et de père. En s’efforçant de garder un ton neutre, il demande : 

– Et que suggérez-vous, princesse ? De créer un nouveau parti ? Le parti des philosophes ? 

– Oui, pourquoi pas, je vais y réfléchir, votre majesté. Mais le plus simple serait peut-être de  supprimer tous les partis religieux ! 

– Ah bon… Mais vous garderiez tout de même les représentants des métiers et des régions ?

– Les métiers… Ceux qui sont députés ne défendent que les riches entrepreneurs, pas les travailleurs. Pareil pour les régions, ce sont toujours des nobles qui les représentent. Je voudrais changer le système de la députation pour qu’elle ne soit plus réservée aux riches. 

Cette fois, le roi rit franchement en s’écriant :

– Empêcher les riches d’être députés ? Je ne vois pas qui vous allez mettre à leur place !

En guise de réponse, Rose demande : 

– Père, combien y a-t-il d’habitants dans le pays ?

Surpris, le roi répond que personne ne les a jamais comptés. Elle est ravie de cette réponse :

– Tant de générations se sont succédé depuis la fondation du Royaume ! Et nous avons toujours le même système de députation ! Comment les députés peuvent-ils représenter des gens sans savoir leur nombre ? Je suis sûre que le peuple est beaucoup plus nombreux qu’on ne le pense. Vous ne croyez pas que les services du ministère de l’intérieur devraient organiser un comptage des habitants du royaume ?

– Un comptage ? On compte les marchandises ou le bétail, mais s’agissant des habitants, il faut parler de recensement.

– J’ignorais ce mot. Un recensement ! Je veux organiser ça ! Ce sera mon action personnelle d’utilité publique, je la ferai au ministère. 

– Et pourquoi ce recensement ?

– Pour mieux connaître les besoins du royaume en matière d’écoles et de routes. Et puis, ce sera le premier pas vers un changement du système de députation. Je voudrais reprendre pour le Grand Conseil les idées d’Ardent pour son conseil de province : on laisse tomber les notions de métier ou de religion, on ne garde que l’idée de région d’origine. On découpe les régions en unités plus petites, dans lesquelles chaque habitant désignera un député.

Le roi la regarde, cette fois mi-admiratif mi-inquiet, et finit par dire :

– Ma fille, soit vous serez une grande reine, soit vous ne serez pas reine du tout !

– ????

– Avec de telles idées, vos ennemis auront un prétexte facile pour vous faire destituer par le Grand Conseil : ils diront que vous êtes folle !

De retour dans son appartement où Cendres l’attendait en lisant, Rose est intriguée par les aboiements de Caramel sur le balcon. En s’approchant, les deux jeunes filles aperçoivent Ardent qui se promène dans le jardin. Cendres se retire dans sa chambre, laissant Rose rejoindre seule le garçon, le cœur battant : « Il veut me dire quelque chose de personnel, avant de partir… » 

Il la salue en s’inclinant sobrement :

– Merci d’être venue, Altesse.

En souriant, elle s’assied sous une tonnelle :

– L’école est finie, vous n’êtes plus tenu par le règlement, mais vous pouvez continuer à m’appeler Rose, en toute amitié. 

Faisant semblant de ne pas comprendre qu’elle l’invite à s’asseoir à ses côtés, il reste debout face à elle et répond d’une voix triste :

– Vous savez peut-être que sa Majesté m’a fait l’honneur de me nommer gouverneur de Tara.

– Oui, je le sais et je vous en félicite.

– Je ne veux pas partir sans vous avoir remerciée pour… pour tout ce que vous avez fait… et je veux aussi vous faire un aveu. Ce n’est pas facile à dire…

Son visage souriant levé vers lui, elle attend, les yeux brillants d’espoir. Il parle difficilement :

– Voilà… Altesse. Vous vous souvenez du soir où je suis venu avec mes deux camarades visiter votre appartement… Vous vous êtes endormie… et nous avons… lu votre cahier de confidences. Voilà. Je tenais à vous faire cet aveu. 

D’abord surprise, puis déçue car elle espérait un plus tendre aveu, elle rougit et se met en colère :

– Quoi ! Vous avez fouillé dans mes affaires et vous avez lu mon cahier de confidences ! Tous les trois ? Vous l’avez lu, tous les trois ? Mais c’est… c’est inqualifiable !

– Oui, Altesse. Je vous en demande pardon pour nous trois et surtout pour moi. 

Elle se tait longuement, pensive puis reprend :

– Puisque vous l’avez lu, vous savez que j’ai pour vous… de… la bienveillance. Alors pourquoi vous ne m’avez pas parlé de vos idées de réformes ? Que de fois j’ai sollicité vos avis sur mes projets pour l’avenir du Royaume, mais vous ne m’avez jamais parlé !

– Vous êtes la future reine, altesse ! Et moi, j’allais vous proposer de faire élire un conseil provincial pour limiter le pouvoir du gouverneur, représentant  du roi, ou de la reine ? Vous êtes liée par le sang ou par l’intérêt à toutes les grandes familles du royaume et moi, j’allais vous proposer de faire voter le peuple, tout le monde, même les illettrés et les mendiants ? Cela m’a semblé impossible. 

Un peu calmée, elle reprend, avec amertume :

– Au début, vous ne me connaissiez pas, vous avez gardé vos idées pour vous. Je peux le comprendre. Mais, justement, après avoir lu mon cahier de confidences, vous saviez qui je suis vraiment. Et vous n’avez pas eu confiance en moi ! Il a fallu qu’Archer débusque vos idées de réformes à travers vos papiers de Tara ! S’il ne vous y avait pas obligé, vous ne nous auriez pas fait profiter de vos idées ! 

– Je pensais que vous ne voudriez pas de ces idées… que vous y verriez une autre forme de révolte, non pas militaire mais politique. 

Désespérée, Rose crie : 

– Vous n’avez pas confiance en moi ! 

Il balbutie que si, mais elle est déjà partie, en courant, le visage plein de larmes. 

Il repart vers les chambres, en ruminant tristement : « J’ai tellement confiance en elle que je me jetterais dans le feu si elle me disait de le faire, je croirais tout, d’elle, tout ! Mais c’est fini, on ne se verra plus. Elle à Sanara, moi à Tara. C’est mieux comme ça… En faisant cet aveu, je savais que je la perdais, mais je préfère la perdre en lui disant la vérité que conserver son amour grâce à un mensonge. Maintenant, je sais qu’elle aussi m’aimait. »

De retour dans sa chambre, Rose se met fébrilement à relire son cahier de confidences, en arrachant rageusement les pages au fur et à mesure. Puis elle reprend chaque page et la déchire en petits morceaux, furieuse contre elle-même : « Mais qu’est-ce que j’avais besoin d’écrire tout ça ! Tant de détails sans intérêt  sur mes petits sentiments et tant de choses graves qui concernent l’Etat ! plus que l’Etat, des secrets d’Etat ! Et moi je mets tout ça noir sur blanc, sans chercher à le protéger ! Enfin, si rien ne parvient aux crieurs, ça prouvera bien que ces trois là me sont fidèles, même Flamboyant. » 

 

DIXIEME JOUR DU MOIS DU SOLEIL TRIOMPHANT

 

C’est le dernier jour des fêtes du solstice. 

D’ordinaire, l’écho des joyeux moments de cette décade résonne encore dans les têtes, mais l’incendie du temple a brutalement tout interrompu.

Pour couper court aux rumeurs d’une agression commise par les lunaires, le roi multiplie les proclamations assurant qu’il s’agit d’un accident et que le temple sera rapidement reconstruit.

En attendant, les moines sont hébergés dans la grande et belle maison de Messire Tourbillon-de-chaleur, député et nouveau chef de la conjuration solaire depuis la mort de Parchemin et du grand maître. 

Du côté lunaire aussi, l’heure est à la recomposition des alliances : certains veulent profiter de l’affaiblissement du parti adverse pour imposer au roi des mesures en faveur du temple de la lune, tandis que d’autres veulent la conciliation. 

Pendant qu’on s’agite chez les députés, la majorité des habitants de Sanara reprend le labeur quotidien. Dans cette ambiance dominée par les conflits religieux, l’arrêt de travail des ouvriers des chantiers et la visite de leurs délégués auprès du roi passent presque inaperçus.

Quelques crieurs s’en font tout de même l’écho, en insistant sur le côté comique de cette situation inouïe : « Des travailleurs qui refusent de travailler, on n’a jamais vu cela ! S’ils ne travaillent pas, ils ne seront pas payés. Ils veulent mourir de faim ou quoi ? »

Comme tous les établissements scolaires, l’Ecole Royale de l’Union a fermé ses portes pour l’été (et pour toujours, se dit Rose), mais les élèves doivent encore accomplir leur action personnelle d’utilité publique. Aulne se prépare donc à partir au royaume malimba et les élèves du Sud à regagner Tara.

 

Dans leur logement, les deux élèves en partance pour le Sud ont terminé leurs bagages qui sont nettement plus volumineux qu’à leur arrivée ! 

En leur demandant de transmettre ses amitiés aux dames de leur famille, la reine leur a donné de l’argent pour acheter des tissus, des bijoux, des livres et d’autres petits cadeaux. Ils ont accomplis ces achats avec grand soin, heureux de faire plaisir à  celles qui les ont soutenus pendant leur exil à la capitale, en leur écrivant régulièrement, par l’intermédiaire des soldats qui assurent le transport des courriers administratifs .

Bientôt, l’une des responsabilités d’Ardent sera d’organiser un service de courrier entre les deux villes, un service ouvert à tous, pas seulement réservé à l’administration. Puisque la paix règne dans tout le royaume, ce n’est pas à l’armée de s’occuper du courrier, affirme le ministre de l’intérieur.

Allongé sur son lit dans son bel uniforme de lieutenant royal, Flamboyant regarde son cousin se livrer aux mains expertes du coiffeur du palais. Les belles boucles brunes et le fin collier de barbe dont le jeune homme prenait grand soin disparaissent. 

Flamboyant constate :

– Vous êtes un autre homme ! A Tara, ils ne vont pas vous reconnaître !

Ardent se regarde dans le miroir que lui tend l’homme de l’art et explique sa décision :

– Mais si, ils me reconnaîtront ! Au ministère de l’Intérieur, tout le monde a les cheveux courts, certains ont la moustache, mais pas de barbe. Je détonnais un peu, au milieu d’eux.

– Maintenant, tondu comme une brebis, c’est à Tara que vous allez détonner !

Montagne-de-lumière donne aussi son avis sur cette révolution capillaire :

– C’est bien ! Ça fait plus mature, plus sérieux. Vous n’êtes plus un jeune homme insouciant et coquet, vous êtes un haut fonctionnaire royal, maintenant ! 

Puis il fait signe au coiffeur de s’attaquer à son abondante chevelure et à sa barbe, plus abondante encore. Flamboyant ricane :

– Ah ! Vous aussi vous passez à la tonte. C’est vrai que vous aussi vous êtes fonctionnaire ! Apprenti cuisinier au palais, c’est un poste presque aussi important que gouverneur de la province du Sud !

– Nous n’avons plus que quelques minutes à nous supporter, je ne veux pas gâcher l’ambiance en me disputant avec vous. Je vous dirai tout à l’heure pourquoi je me fais tondre comme ça.

Le coiffeur parti, Montagne-de-lumière explique, en époussetant quelques cheveux accrochés à ses vêtements :

– Je suis allé à l’orphelinat voir le jeune novice que vous m’avez aidé à sortir de dessous le bûcher : il n’a pas voulu me parler. Il est resté caché derrière la directrice, je n’ai rien pu en tirer. La directrice lui a dit d’aller rejoindre les autres enfants et elle m’a expliqué qu’il a peur de moi.

Il paraît que je suis, j’étais, impressionnant, avec tous ces cheveux et cette barbe. Vous faites penser à un ogre, qu’elle m’a dit. Bon, elle rigolait, mais quand même… Alors, maintenant, il n’aura plus peur de moi.

Flamboyant est choqué :

– Vous le sauvez d’une mort horrible et il ne veut pas vous parler ! Vous êtes bien bête de vous faire raser pour lui ! Ce garçon est aussi stupide qu’ingrat !

– C’est stupide et ingrat de ne pas être poli envers qui vous sauve la vie…ouais, ouais, c’est vous qui dites ça… 

Faisant semblant de ne pas comprendre l’allusion à son propre comportement, Flamboyant bougonne :

– Oh ! moi, ce que j’en dis… c’est pour vous, pas pour moi…

En réalité, ces considérations sur les cheveux et la barbe cachent les vraies questions que ni Ardent ni Flamboyant n’osent poser ouvertement : quel accueil le peuple de Tara va-t-il leur réserver ? Seront-ils considérés comme des traîtres parce qu’ils ont accepté de se rallier au roi, ou bien la fièvre nationaliste est-elle retombée ? 

La principale question qui taraude Ardent est de savoir si le peuple chérit la mémoire de son père ou bien lui reproche d’avoir entraîné le Sud dans une guerre sans espoir. Tant d’argent investi dans l’armement et l’entraînement, tant de morts et de blessés ! Les gens ont-ils oublié les sacrifices qu’avait nécessités la révolte ? Les ont-ils acceptés ou bien, avec le recul, les jugent-ils excessifs ? Lui feront-ils payer les erreurs de son père ? 

De son côté, Flamboyant se demande comment Monseigneur Bouillonnant va accepter son titre de lieutenant de l’armée du roi. Son père ne lui a jamais écrit et a même interdit à sa mère et à ses sœurs de le faire, interdiction qu’elles ont contournée avec la complicité de Cendres Brûlantes. Après plus de deux mois de coupure totale, que vont-ils trouver à se dire ?

Et ses anciens amis du camp d’entraînement, comment vont-ils réagir ? 

Comment va-t-il occuper ses journées ? Il va travailler dans la police de Tara, dont le chef est un grand ami de son père. Il n’aime pas cet homme arrogant et violent, mais il devra lui obéir.

Pour économiser son modeste salaire, il va demander l’hospitalité de Dame Tournesol, et donc vivre près d’Ardent, qui occupera le poste prestigieux de gouverneur. Il sera lui aussi son supérieur hiérarchique. Comment son cousin va-t-il le traiter, après tout ce qu’il lui a fait subir quand ils étaient dans l’Ecole ? 

Sa seule consolation face à cet avenir peu brillant, c’est que la reine l’a officiellement missionné pour développer le jeu de la balle au pied dans le Sud.

Il se dit qu’il s’y consacrera corps et âme, qu’il fera tout pour entendre un jour les acclamations de son peuple, qui seront encore plus délicieuses à ses oreilles que les acclamations du public de Sanara, le jour du tournoi. Oui, il redonnera sa fierté à Tara grâce à de merveilleuses, d’héroïques parties de balle au pied. Cette pensée lui donne tous les courages.

Montagne, lui, ne doute pas du bonheur que le peuple aura à accueillir les derniers otages, surtout le fils de son prince :

– A Tara, ils doivent déjà préparer une grande fête pour votre retour ! J’imagine la joie dans toute la ville !

– Non, répond Ardent. Ils ne préparent rien du tout. J’ai demandé au roi de les informer qu’un nouveau gouverneur va arriver, sans dire que c’est moi. Je vais revenir en toute discrétion. La mort de mon père est trop  récente. Je ne veux pas de fête publique pour notre retour. 

L’arrivée d’un garde interrompt le silence gêné qui a suivi les paroles d’Ardent. Il serre Montagne dans ses bras :

– Merci pour tout. Merci, mon frère ! Soyez heureux ici !

Montagne lui rend son étreinte puis se tourne vers Flamboyant qui s’est levé, en disant d’un ton faussement bougon :

– Vous, je ne vous embrasse qu’à moitié !

Il lui passe un bras autour de l’épaule valide et lui dit gentiment :

– En tant qu’instructeur de balle au pied, vous êtes parfait ! Tâchez de ne faire que ça, au pays ! Et si vous avez d’autres choses à faire, hé bien, comportez-vous comme si vous étiez en train de faire l’instructeur de balle au pied !

– Je tâcherai de m’en souvenir, Messire l’instructeur en bonnes manières ! bougonne Flamboyant, en lui rendant sa demi-étreinte. Et bonne chance à vous ! 

Alors qu’ils commencent à s’éloigner avec leur escorte, Miroir-des-eaux arrive en courant : il savait par son père que ses amis partaient et il veut les saluer une dernière fois. Rapidement descendus de cheval, Ardent et Flamboyant serrent le garçon dans leurs bras en lui faisant promettre de venir les voir à Tara dès que possible. 

 

Et puis c’est pour de bon le départ, qui laisse Miroir-des-eaux et Montagne-de-lumière seuls côte à côte, tristes et désemparés. Pour dissiper leur émotion, Montagne propose à son camarade de venir avec lui à l’orphelinat rendre visite au garçon tiré de sous le bûcher, après le service de midi au restaurant des pauvres. 

– Je viendrai avec vous, mais pas qu’à l’orphelinat ! Je vais d’abord venir vous aider au Banquet des affamés ! répond Miroir, tout heureux d’avoir une bonne raison de sortir de l’appartement de fonction de son ministre de père, où il s’ennuie ferme depuis que l’Ecole de l’Union est en vacances.

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