5. La dernière nuit d’épreuve

Et voilà, le Seigneur Temps est passé et le soir est arrivé.  Pour en savoir un peu plus sur le projet de cérémonie d’union, lisons les notes de Rose :

– La grande prêtresse de la lune refuse la cérémonie d’union. Dans sa colère, elle a brisé tous les vases qui étaient sur la table au milieu de la salle où elle me recevait. Elle a hurlé qu’il n’était pas question qu’elle laisse entrer des « impies » dans « son » temple et qu’elle fera appel à ses fidèles si on veut les lui imposer de force. Pour la perle aussi, elle est furieuse de devoir se passer du cortège. Elle n’a pas l’air de réaliser que le peuple de la lune est en deuil autant que les solaires et même plus ! Mais elle n’a pas le choix, elle viendra chercher son fétiche sans chichis. « Tiens, ça sonne bien », se dit-elle, et en souriant malgré elle, elle ajoute : cette fichue chipie. 

– Le grand maître du soleil : il pense accepter l’invitation, mais il veut d’abord en parler aux autres moines. Le temple est tout simple, entièrement en bois, avec uniquement des sculptures géométriques, sans animaux ni personnages. Il paraît qu’il est très vieux, ce doit être vrai, vu la taille extraordinaire des arbres dans le parc qui l’entoure.

– Le temple des étoiles ne ressemble pas à un temple. Il n’a presque pas de murs, c’est une succession de terrasses reliées par des escaliers, avec des bassins pleins de nénuphars et de poissons rouges. Dans la dernière cour, un vieux moine ratissait des graviers blancs. Les dents du râteau créaient des ondulations sur les petits cailloux, autour de rochers noirs. C’était encore plus beau que les bassins aux nénuphars. C’était lui le responsable et il a tout de suite dit que cette cérémonie d’union était une bonne idée, et qu’il viendrait avec plaisir.

Il nous a raccompagnés lui-même à la sortie, en commentant l’agencement des cours et des terrasses : c’est un reflet, une image, de certaines constellations du ciel. J’en ai retenu que d’après lui, le but de la vie humaine est de créer sur terre autant d’harmonie qu’il y en a dans le ciel. C’est pour ça qu’ils prennent bien soin des poissons et des nénuphars et même des graviers, pour que cela dégage une impression d’harmonie. Il nous a invités à revenir une nuit de nouvelle lune. Quand il fait nuit noire, les étoiles sont magnifiques à observer. Paraît-il qu’en les contemplant, on comprend pourquoi l’harmonie est la première chose à chercher, en soi-même, et dans nos relations avec les autres et avec la nature.

Pour ne pas contrarier la prêtresse, Père a décidé de faire construire une estrade devant le temple de la lune. Les invités des autres religions y prendront place et comme les portes du temple restent ouvertes, ils seront quand même associés à la cérémonie. Il espère qu’après cette démonstration publique de  cohabitation entre nos diverses religions, les tensions vont se calmer.

Satisfaite du rôle unitaire qu’elle a joué, elle cède à la fatigue sans attendre la visite du voleur ; et elle fait bien, car, cette nuit-là, il ne viendra pas, trop occupé à faire la tournée des maisons de thé et des cabarets du quartier chaud de Sanara, avec un groupe d’amis qui s’inquiétaient de ses absences, lui qui est un véritable oiseau de nuit.

Le lendemain, au soir du septième jour du mois de la lune, seule dans sa chambre, Rose caresse nerveusement son petit chien pour tenter d’apaiser son angoisse : plus qu’un jour avant l’exposition publique de la perle ! Elle doit absolument la reconquérir cette nuit. Mais, pour sa troisième nuit d’épreuve, qu’est-ce que ce garçon fantasque va exiger d’elle ?

Elle est d’autant plus inquiète que son amie Béryl lui a rendu visite dans l’après-midi et lui a confié un drame étrange, entre deux sanglots :

– Mon cousin. Il m’a obligée à coucher avec lui. J’ai eu beau me débattre et le supplier, il l’a fait quand même.

– Votre cousin dont vous parliez si souvent ?

– Oui. Je le voyais souvent, j’avais confiance en lui.

– Vous disiez même que vous espériez vous marier avec lui.

– Je voudrais bien encore, mais lui, il ne veut plus ! Il me méprise maintenant.

– Pourquoi ?

– Parce que je ne suis plus vierge.

– Quoi ! Il ose vous reprocher ce qu’il a lui-même fait !

Refoulant la colère qui l’habitait, Rose avait tenté de rassurer son amie, l’assurant que tout cela s’arrangerait, mais Béryl était partie désespérée, en lui murmurant : « Oubliez-moi, je suis une fille perdue ».

Repensant aux larmes de son amie, Rose est perplexe, car ni sa gouvernante, ni sa mère et encore moins son père ne l’ont informée de ce genre de situation : « Les garçons représentent un danger pour les filles, mais lequel ? » Elle sait que cela se passe dans l’intimité des corps, dans l’intime différence des corps. Jusqu’où peut-elle laisser ce garçon s’approcher d’elle sans danger ? « Il est bien temps de me poser la question, maintenant qu’il m’a touchée et vue nue… Qu’est-ce qu’il va demander de plus ?»

L’attente est si pénible que c’est avec soulagement qu’elle voit Caramel sauter de ses genoux pour courir vers le balcon faire la fête au jeune voleur. Il la rassure tout de suite à propos des prisonniers : du haut du toit de la prison, il les a vus marcher dans la cour, l’air triste mais sans aucune trace de mauvais traitements.

Pour prix de son travail d’espion et comme dernière condition à la restitution de la perle, il lui demande, de sa voix toujours aussi douce, de l’embrasser. Paniquée, elle le gifle de toutes ses forces pour le faire reculer. L’air surpris et déçu, mais sans aucun geste de violence, il repart par le balcon, comme il était venu.

Réalisant que tout était fini entre eux, elle s’effondre contre la barrière du balcon et pleure amèrement : « Si près du but, j’ai échoué, j’ai trahi mon engagement d’héritière du royaume, ma priorité : la protection de la perle sacrée. »

Mais tout d’un coup, le voilà qui revient, tombé du ciel devant elle, beau comme un messager des dieux dans la lumière de la lune. Comme il se penche vers elle au moment où elle lève la tête vers lui, leurs lèvres s’effleurent. Puis il s’agenouille et lui dit, son visage tout près du sien :

– Vous êtes belle entre toutes les femmes, je ne voulais pas vous  faire pleurer. Pardon. Ce n’était pas vous que je mettais à l’épreuve, c’était moi. Quand je vous ai vue dans la crypte, j’ai voulu essayer une dernière fois. Je vous ai touchée, je vous ai vue nue, je vous ai embrassée, et cela ne me fait rien. Je ne suis pas un homme qui peut désirer une femme. Vous comprenez ?

Comme elle fait signe que non, il continue à parler d’une voix fiévreuse :

– Je ne peux pas aimer une femme. Ça n’a pas marché, pas plus avec vous qu’avec les autres. Je vous jure que je n’avais aucune intention violente. Si un désir était né, je serais parti aussitôt. Mais le désir n’est pas né. Merci d’avoir été si patiente ! Grâce à vous, maintenant je sais vraiment qui je suis.

Avant de se relever, il ajoute joyeusement :

– Demain soir, je vous la ramène, cette fichue camelote de perle ! Vous la méritez, mon adorable princesse, parce que vous êtes forte, vous avez du cran, derrière votre joli sourire de petite fille !

Il saute pour s’accrocher au toit et se hisse.

Le garçon disparu dans la nuit, un carillon de joie éclate dans la tête de l’Héritière : « J’ai sauvé la perle ! J’ai sauvé la paix ! »

Puis une idée la transperce comme une flèche :

« Comment je vais la restituer ? Descendre seule à la crypte pour la remettre en place, ça va être impossible, à cause des gardes, ils préviendraient tout de suite Père ou Archer. Je ne peux pas la rendre à Père en disant que le voleur est gentiment venu me la rapporter. Comment expliquer que je l’ai en ma possession ? »

Elle gagne son lit et le sommeil la prend sans qu’elle ait résolu cette question capitale.

 

Mais, le soir suivant, alors qu’il voudrait aller chercher la perle dans sa cachette, pour l’apporter à Rose, le jeune voleur se retrouve assis sur un tabouret dans un couloir du poste de Sécurité, face à un garde qui ne le quitte pas des yeux. Il essaie longuement de négocier un moment de liberté, mais le soldat reste inflexible :

– Le patron a dit de vous garder, je vous garde. Et vous vous taisez, sinon, je vous boucle en cellule !

Vers minuit, arrivant à la Sécurité, le commandant Archer découvre le jeune homme qui dort par terre dans son bureau. Le soldat de garde lui explique :

– Vous nous aviez dit de l’arrêter et de vous le garder à disposition. On l’a trouvé qui traînait dans une maison de thé, on l’a arrêté, on l’a gardé. Il voulait absolument vous attendre dans votre bureau, pas en cellule. Il est là depuis plusieurs heures, il a fini par s’endormir.

– Je vais dormir ici moi aussi. Réveillez-moi au petit jour.

 

Sans s’étonner de l’absence de réaction de son chef devant le spectacle insolite d’un vagabond endormi dans son bureau, le soldat se retire dans le couloir, en prenant soin de laisser la porte du bureau ouverte. C’est la première fois que le chef de la Sécurité laisse un vagabond dormir dans son bureau, mais il interroge souvent des prévenus de mauvaise réputation et toujours porte ouverte, au su et au vu de tous.  Il agit ainsi pour donner à ses subordonnés l’exemple d’interrogatoires toujours courtois, et pour que sa réputation ne soit entachée d’aucune rumeur de corruption ou de relations immorales.

Toujours aussi calme, avec même comme une expression de tendresse sur le visage, le chef de la Sécurité s’approche pour regarder le garçon. Dans sa tête, les souvenirs affluent, avec de nombreuses interrogations : « Il a un visage extrêmement mobile, qui change tout le temps d’expression, mais quand il dort, c’est le portrait de sa mère, sauf les quelques poils de barbe qui signalent que c’est un garçon… »

Il s’installe dans son fauteuil, la tête appuyée sur le mur, ses longues jambes sur le bureau et ferme les yeux. Des questions tournent longtemps dans sa tête : « Que faire de lui ? Comment en parler au roi sans trahir Rose et tout ce que le roi a programmé ? Où est le bien pour le Royaume ? Ou est le bien pour ce garçon ? Et la reine, comment lui dire ? »

 

Le lendemain, au huitième jour du mois de la lune, dès le lever du soleil, les coups de marteaux et les appels des ouvriers qui montent l’estrade devant le temple réveillent le quartier : ils se dépêchent de terminer l’installation de l’estrade pour la grande cérémonie unitaire du lendemain.

Le commandant Archer va secouer le garde assoupi sur une chaise dans l’entrée :   

– Allez au Joyeux Sanglier chercher quelques unes de leurs spécialités, pour deux personnes.

Quand le soldat revient poser un plateau chargé de nourriture sur le bureau, le commandant touche doucement le jeune homme du bout de son soulier en disant :

– Le petit déjeuner de sa Seigneurie est servi !

Le garçon se réveille, s’étire en baillant exagérément :

– Quelle mauvaise auberge ! Le lit est très dur et la servante très moustachue !

– Mais le petit déjeuner est copieux, répond le commandant.

Le garçon admire le plateau :

– Ho ! Ho ! Je dirais même plus ! C’est un petit déjeuner princier ! Et en quel honneur ?

– C’est pour me faire pardonner cette arrestation arbitraire. J’avais absolument besoin de vous parler mais j’ai été retenu au palais plus longtemps que prévu. Quand je suis arrivé, vous dormiez si bien que je vous ai laissé tranquille.

– J’ai bien dormi. Votre plancher n’est pas plus dur que le sol de ma grotte ! Et pourquoi vouliez-vous me parler ?

Le garçon connaît Archer depuis un an, depuis le moment où on l’a arrêté pour un premier chapardage sur le marché. Le commandant l’avait longuement et courtoisement interrogé sur son passé, sur sa famille. Le jeune voleur avait sobrement dit la vérité : il venait d’arriver à Sanara où il ne connaissait personne. « Il fallait bien que je mange, alors j’ai pris à manger ». Il venait d’une ferme du nord, où il vivait avec sa mère. Il n’avait jamais connu son père et ne savait même pas son nom. « Ma mère m’appelait Fils, et les gens chez qui on vivait, ils m’appelaient Garçon. »

Le commandant n’avait pas donné suite à l’arrestation, se contentant de conseiller au jeune voleur de travailler pour gagner sa nourriture, au lieu de la voler. Conseil que le garçon avait mis en application, même s’il ne pouvait pas toujours résister au plaisir de voler, pour se prouver à lui-même son habileté et son agilité, ou parfois, pour punir une personne agressive ou grossière. Il avait aussi subi une arrestation pour « atteinte aux bonnes mœurs », quand des agents l’avaient surpris en compagnie d’un amant. Là non plus, le chef de la Sécurité n’avait pas transmis un dossier aux juges, car il considérait qu’il n’y avait pas délit. Il avait seulement conseillé aux deux garçons d’être plus discrets.

Habitué depuis sa jeunesse à subir les décisions arbitraires des adultes, à commencer par celles de sa mère, le garçon n’avait pas cherché d’explications à tant de générosité : « Il y a des gens à qui je n’ai rien fait mais qui me cassent la gueule. Et si ce type a décidé d’être sympa avec moi, y a rien à y comprendre non plus ! »

Profitant de l’aubaine de ce bon repas sans se poser plus de questions que d’ordinaire, le jeune voleur s’assied sur un coin du bureau et se met à manger en piochant avec les doigts dans les différents bols. Assis à sa place, Archer mange aussi, tout en parlant. Il demande au garçon s’il voudrait bien l’aider dans une affaire délicate, ce que le jeune accepte avec enthousiasme. Alors, d’une voix à peine audible, le chef de la Sécurité lui dit :

– La perle sacrée des adorateurs de la lune a disparu.

– La perle sacrée ! Mais c’est impossible ! s’exclame le garçon, avec un étonnement bien imité.

– Chut ! Pas si fort ! murmure Archer, en faisant signe que la porte est toujours ouverte. Mes hommes ne sont pas au courant. C’est une affaire ultra confidentielle, qui nous met au bord de la guerre civile.

– La guerre civile pour une perle ? Alors, là, commandant, vous y allez un peu fort, sauf votre respect ! Hum, bien croustillants, ces petits pâtés de sanglier aux groseilles !

– Je n’exagère pas. Si on ne peut pas exposer la perle, les lunaires vont croire à une action des solaires, et ils vont vouloir se venger à leur tour, quitte à mettre la ville à feu et à sang. Il faut absolument que je la retrouve !

– Et comment puis-je vous aider, commandant ? interroge le garçon, qui commence à s’inquiéter mais qui garde l’air sûr de lui.

– J’ai étudié le problème sous tous les angles, reprend le commandant. Je suis arrivé à la conclusion qu’on a marché sur le sable découvert par la grande marée d’équinoxe et qu’on a grimpé le long du mur de fortification. Mais je n’arrive pas encore à répondre à cette question : parmi tous les voleurs de Sanara, lequel est assez agile pour grimper comme une araignée et assez fou pour risquer de se rompre vingt fois le cou, pour voler une perle invendable ?

Le voleur comprend que c’est son profil qu’Archer a tracé, avec cette question. Cette fois, il est cuit ! pense-t-il. Mais le policier continue de parler tranquillement, sans la moindre menace dans la voix :

– Vous connaissez bien le milieu des voleurs et des receleurs…

– C’est ce qu’on dit… Les feuilletés de carottes au lotus, je les préfère chauds, mais je ne veux pas me montrer exigeant.

– Entendons-nous bien : je me fiche de savoir QUI a volé la perle, je veux juste la retrouver. Voici quelque chose qui vous permettra de négocier avec le voleur quand vous l’aurez identifié.

Le commandant sort du tiroir de son bureau une bourse qu’il pose devant le garçon. Celui-ci la soupèse et la repose :

– C’est ce qu’on appelle un argument de poids. Mmmm ! Ces beignets de langues de vipères, si je ne me retiens pas, je mange mes doigts avec !

– Alors c’est d’accord ? Vous enquêtez et à midi vous me rapportez la perle !

– A midi !!! ça ne me laisse pas beaucoup de temps… Je vais voir… Je ferai pour le mieux.

– VOUS ALLEZ me rapporter la perle ! insiste le commandant d’une voix ferme. J’ai suffisamment fermé les yeux sur vos chapardages et je suis toujours resté discret chaque fois qu’on vous a surpris avec un garçon. Vous savez ce que le grand maître du soleil vous ferait s’il savait que vous faites ami-ami avec son petit-neveu Jour-de-lumière ?

– Vous m’avez promis la discrétion, cher commandant. Alors je ne crois pas à votre chantage, il est incompatible avec votre sens de l’honneur. Mais je vais quand même vous aider, en échange de toutes vos bontés.

Il s’essuie soigneusement les mains avec la serviette humide fournie par le traiteur, met la bourse dans sa poche et s’avance vers la porte puis se retourne :

– Je peux poser une condition à la restitution de la perle ?

– Je crains que non.

– Voici donc ma condition : je la rapporterai moi-même au palais. En votre compagnie, bien sûr.

– Vous voulez la remettre vous-même à sa Majesté ?

– J’ai entendu parler d’une princesse héritière. Une perle, c’est à une femme qu’il faut l’offrir.

– C’est d’accord, vous l’offrirez la princesse. Soyez ici un peu avant midi ! Avec la perle.

Partagez
Partager sur print
Partager sur email
Partager sur facebook
Partager sur twitter
Partager sur linkedin
Partager sur pinterest
Fermer le menu