9. Récits de vies

Les deux espions s’installent au bord du fleuve, sous la lumière de Mère Lune qui déjà monte dans le ciel.

 

Ayant attaché les chevaux achetés le matin dans une ferme, les garçons partagent les provisions qu’ils se sont procurées dans un village. Tandis que le jeune voleur mange avec appétit, Renard-du-désert reste perdu dans ses pensées : comment se débrouillent ses camarades chez les Malimbas ? Qui est cette jeune fille qui à la demande de Dame Arnica, a écrit pour lui une lettre de recommandation qui lui permettra de voyager sans problème en pays malimba, quand il cessera d’accompagner l’espion ? Il n’ose pas s’avouer qu’il la trouve très belle. Ses pensées vont surtout vers sa famille à Sanara. Que vont devenir les siens après un choc pareil ?

Tout en encourageant son compagnon à se restaurer, le jeune voleur l’interroge sur les circonstances qui l’ont conduit en prison. Renard-du-désert ne lui cache pas son amertume vis-à-vis de la grande prêtresse :

– Un jour, elle m’a demandé de rester après le groupe de prière. Elle m’a dit que le peuple avait besoin de héros et que j’avais tout pour être un héros. Et moi, triple idiot, j’ai tout gobé ! Je me suis mis à jouer le rôle de chef du groupe. Je me suis pris pour l’élu, celui qui allait sauver le peuple de la lune des méchants qui voulaient le détruire…

– Ce n’était pas très malin de les attaquer sans armes !

– On n’avait pas pour mission de les attaquer. On devait juste les empêcher de montrer leurs gâteaux du soleil et on a provoqué leur mort, et en plus une vengeance qui a tué tant de gens innocents.

Le jeune voleur tente de le rassurer en lui affirmant que, vu l’efficacité du massacre, ce n’était pas une vengeance improvisée, mais une attaque préméditée. Malgré la sollicitude de son compagnon, Renard-du-désert reste morose, rendu au bord des larmes par l’évocation de la mort de la boulangère.

Interrogé à son tour sur ce qui l’a amené à espionner pour le chef de la Sécurité, le jeune voleur résume sa vie avec sa mère dans une ferme du Nord, qu’il a quittée parce qu’il rêvait de voir la grande ville :

– Le jour où je suis arrivé, il y avait le marché. Je tournais autour des étalages en cherchant à  manger, mais je n’avais plus une seule pièce en poche. J’ai entendu des éclats de voix dans une boutique : c’était le propriétaire d’une boulangerie qui insultait une mendiante parce qu’elle demandait du pain pour elle et son fils, un gamin d’un ou deux ans, peut-être.

Qu’il ne veuille pas les nourrir, je peux le comprendre, il fabrique ses produits pour les vendre, pas pour les donner. Mais il n’avait pas à l’insulter comme ça, à l’humilier devant son fils, qui s’accrochait à ses jupes en pleurant. Il les a chassés violemment. J’ai profité qu’il y avait du monde dans la boutique, j’ai pris un pain sans me faire voir et j’ai couru après la mendiante pour le lui donner. C’est comme ça que je suis devenu voleur, en volant un pain pour nourrir un petit enfant. Voleur, c’est mon métier, en quelque sorte. Et quand je ne vole pas, je rends des petits services et on me nourrit en échange.

– Je vois… Et vous avez continué à aider la mendiante et son fils ?

– Pauvre femme ! La situation était intenable pour elle. Elle a fini par donner son enfant à un couple qui n’en avait pas et elle est entrée dans… un endroit où on accueille les filles comme elle, ce genre d’établissement où il y a des filles pour les hommes, vous voyez ?

Renard-du-désert rougit et répond :

– Je vois de quoi vous parlez… Mais c’est horrible, ce que vous racontez ! Ce petit garçon donné comme un chiot qu’on ne veut pas garder, et cette pauvre femme…

– Le petit a eu de la chance. Ces braves gens l’ont vraiment accueilli comme un fils. Au bout de quelques mois, il avait oublié sa mère. Maintenant, il les appelle papa et maman, il croit qu’il est vraiment leur fils.

– Et la mère, la vraie mère ?

– Elle est toujours dans cet établissement. J’espère qu’elle n’y sera plus quand son fils sera en âge de le fréquenter…

– Mais c’est de plus en plus horrible, votre histoire. Vous vous rendez compte ? Si le garçon va dans cet endroit, plus tard, il risque de faire… ça… avec sa propre mère ! Ce serait monstrueux !

– Pourquoi ?

– Mais enfin, une mère et son fils !

– Pour lui, sa mère c’est la femme qui l’a élevé, donc il ne fait rien de mal. Et elle, 18 ou 20 ans après, comment elle reconnaîtrait le bébé qu’elle a abandonné ? Elle verrait simplement en lui un homme comme tous ceux qu’elle voit passer.

– C’est quand même une histoire horrible. C’est quand même monstrueux !

– A mon avis, si on fait quelque chose en ne sachant pas que c’est mal, on ne fait pas le mal. On peut même tuer son propre père sans que ce soit mal.

– Alors ça, c’est le comble ! Vous délirez ou quoi ?

– Mais non. Reprenons le cas de ce garçon abandonné qui se croit le vrai fils de ses parents adoptifs. Supposons qu’il croise son vrai père sans savoir que c’est lui. Et qu’ils se disputent, une dispute comme on en voit tous les jours, dans les endroits où on boit. La dispute tourne vinaigre ; il y a bagarre et le jeune tue l’autre gars sans le vouloir. Il n’est pas coupable de parricide, puisqu’il ne sait pas qu’il a tué son père.

– Mais où allez-vous chercher tout ça ? Sans vouloir vous offenser, ce n’est pas ça qui m’intéresse, c’est votre vraie vie. Vous vivez de quoi ?

– Je vis de peu de chose, et par chance j’ai beaucoup d’amis qui m’aident. Pour être honnête envers vous, il faut que je vous dise quelque chose…

Le jeune voleur hésite longtemps puis se décide à raconter ce qu’il a sur le cœur :

– Un jour, j’avais mis une brioche dans ma poche en oubliant de la payer, et j’ai entendu une voix m’interpeler : c’était un soldat qui surveillait le marché, il m’avait vu voler. Alors le boulanger lui a dit qu’il me la donnait, cette brioche, et il m’en a même donné une deuxième en expliquant au surveillant que je l’avais aidé à installer son étalage. Je suis parti sans même dire merci, tellement j’étais étonné. Mais, le lendemain, j’ai fait l’effort de me lever de bonne heure et je suis allé pour de bon l’aider à s’installer. Et on est devenus amis, lui, sa femme et moi. Ils étaient tellement gentils !

La voix du garçon se brise et des larmes lui viennent aux yeux. Un doute terrible saisit Renard-du-désert, qui bafouille, d’une voix tremblante :

– Cet homme, c’était celui qui, celui que…

– Oui.

– Et le jour où… il est… mort… vous étiez là ?

– Oui, après avoir travaillé avec lui, j’avais l’habitude de grimper sur la fontaine, pour regarder les allées et venues des gens, ce spectacle m’amusait. Quand j’ai compris qu’on était en train de l’agresser, c’était trop tard, il y avait tellement de monde… impossible d’approcher.

Tandis que Renard-du-désert laisse couler des larmes, le jeune voleur continue son récit d’une voix oppressée et poings serrés :

– Vous ne pouvez pas imaginer combien je vous en ai voulu, à vous et à votre bande. Je me disais : « Si je les tiens un jour, ces salauds, je vais leur faire payer ! » Je m’imaginais en train de vous retrouver l’un après l’autre et de vous tabasser à mort.

– Hé bien, allez-y, dit Renard-du-désert, faites-le, tuez-moi, à coups de poings et de pieds, je ne me défendrai pas ! Je ne mérite pas de vivre !

Il s’allonge bras en croix, s’offrant sans résistance aux coups qui le soulageront de ses remords.

– Asseyez-vous et écoutez-moi au lieu de faire l’andouille ! répond l’espion d’une voix sévère.

D’un revers de main, il chasse une mouche qui s’était posée sur son genou et continue de sa voix naturellement douce :

– Je ne suis même pas capable de claquer une mouche qui m’embête ! Je suis bien incapable de vous frapper, vous ou n’importe qui. Non, je pensais ça sous le coup de la colère. Mais depuis, j’ai souvent revu la scène dans ma mémoire : vous avez essayé de venir à son secours. Pendant que vous vous démeniez dans la foule, votre voile s’est écarté et j’ai vu votre visage. Vous étiez réellement désespéré, alors, finalement, je vous ai pardonné, à vous, mais l’autre salaud, non, je ne lui pardonne rien. Vous pouvez bien me le dire, à moi, cet Eridan, c’était celui du groupe de prière ? Celui qui a juré sur l’honneur qu’il n’y était pas ?

– Oui. J’avais vu qu’il avait un poignard, je le lui ai pris, mais je n’ai pas osé le laisser traîner dans la cave de la boutique. Je l’ai emporté avec moi. Quel idiot j’ai été ! Mais quel imbécile !

– Vous avez cru bien faire et ça s’est retourné contre vous, c’est des choses qui arrivent ! dit le jeune voleur d’une voix apaisante, mais en lui-même, il vient de décider que, s’il se retrouve face à cet Eridan, il trouvera le moyen de l’empêcher définitivement de nuire…

Renard-du-désert reprend :

– Malgré votre colère contre nous, vous êtes venu témoigner au procès et vous nous avez fait sortir de prison, merci d’…

Lui coupant brusquement la parole, le jeune voleur laisse enfin exploser la colère qui le tient depuis l’assassinat de ses amis :

– Mais enfin, pourquoi eux ? Si vous vouliez supprimer de sales individus, il n’en manque pas, mais ces deux là, il n’y avait pas plus gentil !

Comme Renard-du-désert hausse les épaules d’un air impuissant, le voleur se lève en criant :

– Putain ! Quand même, on se renseigne avant d’assassiner les gens !

Il s’en va en donnant de grands coups de pieds dans les cailloux. Renard-du-désert s’allonge sur le dos et fixe la lune dans le ciel. Il lui parle à voix basse :

– Mère Lune, j’ai besoin de votre secours. Par orgueil, j’ai pris la tête d’un groupe que j’ai conduit à agresser deux personnes qui ne m’avaient rien fait. Elles sont mortes à cause de moi.

Les yeux fermés, il voit le doux visage de la lune se pencher vers lui avec tendresse. Plein d’espoir, il continue à prier :

– Mère Lune, le poids de mon péché m’empêche de dormir. Dès que je m’endors, je revois cette malheureuse en train de brûler vive et je me réveille pour ne plus me rendormir. Je vais en devenir fou. Mère Lune, vous êtes la maîtresse de la nuit et du sommeil. Mère Lune, accordez-moi le repos.

Apaisé par la tendre écoute de Mère Lune, il continue à la prier silencieusement : « Je vous promets que dès que cela sera possible, je payerai de ma vie le prix du sang versé. Je donnerai mon sang pour effacer mon péché d’orgueil, très sainte Mère Lune. »

Les yeux toujours fermés, il sent Mère Lune descendre près de lui et l’entourer d’une douce chaleur. Alors, il se laisse enfin aller au sommeil, sans réaliser que le jeune voleur, revenu près de lui, a délicatement posé sur lui une couverture, avant de s’enrouler dans sa propre couverture.

Nous voilà donc rassurés pour les deux espions. Près d’une rivière accrochant follement aux herbes des haillons d’argent, ils dorment. Nature, berce-les chaudement. Nous te les confions.

Nous, nous repartons voir comment les choses se passent à Sanara.

 

L’ambiance est étrange. Nous sommes le quinzième jour du mois de la lune, et déjà, sur la grand’place, la vie a repris son cours ordinaire. Les allées du marché sont comme autrefois pleines de monde. Dans l’allée des boulangers, d’autres artisans ont remplacé ceux qui ont été abattus : « Il faut bien manger… » commentent sobrement les passants.

Seuls indices sur le drame survenu quelques jours auparavant, des bouquets recouvrent les traces de feu sur les pavés, devant la stèle qui honore la mémoire des deux victimes solaires. Pour apaiser la colère du parti solaire suite à l’évasion des condamnés à mort, le roi a accepté leurs demandes symboliques : cette stèle et le jour de recueillement national à la date anniversaire de l’agression (que le roi a bien l’intention de faire évoluer vers un jour de célébration de la tolérance, en rappelant qu’il y a eu aussi des victimes lunaires).

Les traditionnels policiers chargés de surveiller les voleurs sont accompagnés de nombreux soldats armés d’arcs ou d’épées. Tout en rassurant le public, leur présence contribue à alourdir l’atmosphère jadis si insouciante.

Heureusement, sur la petite place adjacente, Messire Bouche d’or est fidèle à sa mission de conteur. Il a devant lui de nombreux auditeurs avides de plonger dans le merveilleux pour oublier la dureté des temps. Il commence à mimer un pêcheur et son filet quand une voix d’enfant crie :

– Une histoire de loup, pêchez une histoire de loup, qui fait très peur !

Le conteur sourit et annonce :

– Dans la grande mer des histoires, je lance mon filet ! Et je ramène une histoire de loup ! Alors un jour, une petite fille s’en alla rendre visite à…

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