41. Le serpent écrasé

Vers minuit, Rose est réveillée par Caramel. Dans l’obscurité, elle s’assied sur son lit, tandis que Personne, descendu du toit par le balcon, s’installe dans sa posture habituelle avec les deux animaux et lui dit tout bas :

– J’ai parlé à vos gars pour leur donner des idées. Qu’est-ce que ça donne ?

– Ça marche ! répond Rose à voix basse, elle aussi. Je ne sais pas comment vous remercier. Quand je serai reine, vous serez mon conseiller préféré et…

Il l’arrête d’un geste de la main :

– Ma princesse, tant que je vivrai je vous aiderai, mais je ne peux pas vous garantir que je serai encore de ce monde quand vous serez reine. Vous savez, par les temps qui courent, il ne fait pas bon être différent… Mais ne pensons pas trop loin, on a assez à faire pour le moment. Dites-moi où en sont vos galopins.

– Clair va partir réorganiser la pharmacie de l’hôpital de Tara, Montagne va ouvrir un restaurant pour les pauvres, en récupérant des marchandises auprès des commerçants, ici à Sanara. Et Flamboyant va faire un tournoi de balle au pied, ici aussi. 

– C’est superbe ! ça va faire du bien à tout le monde, ces belles actions, parce que… l’ambiance est pas terrible, en ce moment.

A sa voix tout d’un coup tremblante, elle devine qu’il est très triste. Malgré les questions qu’elle lui pose, il reste muet, les yeux pleins de larmes. Alors, elle exige qu’il partage son chagrin avec elle, comme elle a partagé ses problèmes avec lui :

– Moi aussi, je suis pour l’égalité ! ajoute-t-elle. 

En pleurant, il finit par lui avouer que les fanatiques solaires ont assassiné Messire Bouche d’Or, le vieux conteur.

– Oh ! C’est horrible ! Mais pourquoi ? Pourquoi ? gémit Rose, qui a elle aussi des larmes aux yeux. 

– Les fanatiques lui avaient ordonné d’arrêter de conter, mais il n’a pas voulu se taire. On l’a retrouvé pendu et à moitié brûlé. A moitié seulement, pour qu’on puisse l’identifier. 

– Mais ça n’a pas de sens ! Il ne faisait rien de mal, le pauvre homme !

– Il les gênait parce que ses histoires faisaient concurrence à leurs prédications. Ces fous ne veulent pas que les gens entendent d’autres récits que les leurs. C’est pour ça aussi qu’ils agressent les libraires et les imprimeurs, parce qu’ils veulent aussi décider seuls de ce qu’on peut lire. Pour les chansons et la musique, c’est plus simple encore : tout est interdit, et la mort pour ceux qui désobéissent ! C’est pour ça qu’ils ont attaqué le quartier des cafés et des salles de spectacles.

– Vous êtes sûr que ce sont des solaires qui font ces horribles choses ?

– Sûr et certain ! Archer a fait du bon travail depuis qu’il est revenu. Il a arrêté ceux qui se vantaient d’avoir tué le vieux conteur. Mais si vos gars du Sud font de belles choses, les gens verront que tous les solaires ne sont pas fous. J’en connais plein qui sont des gens superbes de gentillesse, ils sont aussi malheureux que nous de toutes ces horreurs. Et ils ont encore plus peur que nous !

Tous les deux restent silencieux un moment, communiant dans la tristesse. Puis le capitaine Personne se redresse et demande avec un entrain un peu forcé :

– Et le beau barbu ? Vous ne m’avez pas dit son idée d’action !

Rose comprend qu’il fait allusion à Ardent et comme il n’a pas de projet, elle se tait. La tête de Caramel entre ses mains, le garçon s’applique à masser les oreilles du chien, qui en bave de délectation. L’espion se concentre un moment sur son travail de massage puis dit :

– J’avoue que ce gars me gêne. Un jour qu’on était tous les deux à la pause… Il faut que je vous précise que Montagne ne vient plus beaucoup faire l’instructeur dans les écoles, trop occupé à préparer son restaurant. Alors, je le remplace pour aider Ardent. Et on discute pendant les pauses.

Hier, j’essayais de le faire parler de ce qui le passionne, mais rien ne sortait. Et tout d’un coup, il me dit, comme ça, tout cru : « C’est le gouverneur ou la princesse qui vous envoie ? » Il m’avait reconnu, ce petit malin, pourtant on ne s’était pas vus beaucoup ! Il se rappelait que je lui avais parlé de vous, le soir de la bataille. Mais il ne m’a pas demandé si je vous connais personnellement.

Caramel s’étire de tout son long, pattes avant et arrière allongées. Le garçon entreprend de lui masser le dos. Rose attend patiemment la suite des informations.

– Il a toutes les qualités, ce garçon : il est intelligent, gentil, très patient avec les enfants, organisé dans ce qu’il fait… mais… comment dire ? Il est trop lisse, trop parfait ! Pour se lancer dans quelque chose de nouveau, il faut avoir une passion, un feu… et lui, rien.

– Mais si ! Je suis sûre qu’il a une passion, mais il est tellement discret !

– Je l’ai un peu fait parler sur ce qu’il faisait quand il était chez lui. Là, il s’est un peu excité. Mais vous devinerez jamais ce qui lui plaisait !

– Hé bien, dites-le moi ! s’exclame Rose, jalouse des confidences qu’a obtenu le garçon, alors que depuis deux mois, elle n’arrive pas à dépouiller Ardent de son armure de silence.

– Son truc, c’était d’aider son père à administrer leur patelin ! L’administration ! C’est ça qui le fait saliver ! J’espère que vous n’avez pas un projet de vie à deux avec lui ! Vous allez mourir d’ennui avec ce macaron !

– De quoi vous vous mêlez ? Je ferai ma vie avec qui je voudrai et je me passerai de votre avis ! Franchement, vous n’êtes pas bien placé, pour parler de vie de couple !

Il  se lève, sans égard pour le chien brusquement chassé du paradis terrestre, et sans un mot, il sort sur le balcon puis saute sur le toit et disparaît. 

 

Il est blessé de cette allusion à sa vie amoureuse, puisque, elle a raison, la vie en couple lui est interdite, mais il est surtout fâché contre lui-même : « Je n’aurais pas dû lui parler de la mort du vieux conteur, elle est encore fragile, il ne faudrait pas qu’elle rechute.

Encore heureux que je ne lui ai pas dit que les coupables vont être pendus demain. C’est la première fois que le roi ne gracie pas des condamnés. Il a fait proclamer que puisqu’ils veulent la guerre, ceux qui assassinent lâchement des innocents seront traités en ennemis. » 

 

Au bout d’un moment, Rose se lève, allume sa lampe et récupère son cahier en haut du passage secret pour écrire :

 

Je me suis mise en colère, c’est signe que je suis plus vive qu’il y a quelques jours. Mais je le regrette tellement ! 

Mon  frère m’aide mais je l’ai blessé par une allusion à sa vie privée et il est parti fâché. 

Réflexion faite, elle souligne les mots « mon frère » : « Pourquoi je ne fais rien pour savoir si ce garçon est vraiment mon frère ? Archer est revenu à Sanara. Il faudrait que je lui parle du petit garçon dont il assurait la sécurité en même temps que celle de la reine, il y a 15 ans. Et lui dire que je crois que ce petit garçon était le fils caché du roi et qu’il est devenu un jeune vagabond qui vient me voir la nuit en cachette !!!

Non ! je ne peux pas aller raconter ça au Ministre ! Il va me croire folle ! Je ne me sens pas encore assez forte pour chercher la vérité. J’en ai honte, mais la vérité attendra. » 

Il me tarde qu’il revienne pour lui demander pardon de ma bêtise et le remercier de me donner des informations sur ce qui se passe hors du palais. 

« Je savais que Père ne me disait pas tout, et depuis que je suis fatiguée, c’est encore pire, ils veulent tous me protéger de la réalité ! Même Flamme ne m’a rien dit, alors que je suis sûre qu’elle savait pour le vieux conteur ; ça ne peut plus durer de jouer la princesse malade qui attend que le beau jeune homme l’embrasse pour guérir !

Ça se passe comme ça dans les contes, pas dans la vraie vie. Je ne suis pas fragile, j’étais juste énervée après ces garçons, parce que je n’en tirais rien, mais c’est réglé, ils vont faire leurs actions de réparation et rentrer chez eux.

Et après, fini de jouer les écolières appliquées, je veux exister en travaillant. Je veux la vraie vie. Chercher la vérité, cerner la réalité au plus près, c’est ce que je m’étais promis ! Ce n’est pas en restant la tête sur l’oreiller que je vais y arriver.»

Prenant une feuille, elle rédige de mémoire le texte du conte « Les cinq aveugles et l’éléphant ».

« Demain, je demanderai à Mère de le faire imprimer et de le distribuer dans toutes les écoles. Je veux que tous les enfants le recopient, le lisent, le racontent. C’est par là qu’il faut commencer : l’éducation à la tolérance, la volonté de chercher la vérité tous ensemble. Père et Archer s’occupent de la génération actuelle, c’est leur rôle.

Moi, je vais agir auprès des enfants et des jeunes, c’est eux qui seront mes administrés, plus tard. Dans quelques jours, je demanderai à Mère de me prendre avec elle visiter les écoles et les dispensaires où on soigne des enfants.

Je vais leur montrer un visage amical et joyeux, pour leur donner le goût de vivre en paix. C’est la meilleure façon de préparer mon règne.»

 

Dans sa poitrine, l’horrible serpent « A quoi bon ? » a tenté de siffler sa romance empoisonnée mais il n’a pas trouvé d’objection au raisonnement de la princesse.

Ça y est, elle a donné un coup de pied au fond de l’eau pour remonter et par la même occasion, elle a écrasé le serpent sous son talon !  Qu’il reste à jamais noyé dans la vase…

 

Avant de dormir, elle feuillette encore un peu un cahier que Tourmaline, (qui explore méthodiquement la bibliothèque, après avoir vite expédié ses quelques tâches de femme de chambre), a trouvé dans un coffre au fond d’un placard.

Sur la première page, Rose reconnaît l’écriture de la bibliothécaire qui a noté : « Cahier d’apprentissage de la langue malimba, offert par Dame Arnica à la bibliothèque royale.» Sa secrétaire l’a discrètement subtilisé pour le lui donner, en lui disant : « Le docteur vous a interdit les livres, mais ça, ce n’est pas un livre, donc, vous pouvez vous distraire avec.  Mais ne vous fatiguez pas, je ne veux pas qu’on m’accuse de vous rendre malade. » 

Rose s’est aussitôt passionnée pour ce cahier dans lequel une dame inconnue a soigneusement noté tout ce qu’elle sait de la langue du peuple voisin.

Profitant de ses longs moments de solitude, elle s’est mise à apprendre le vocabulaire, la grammaire et quelques phrases simples. Il lui semble vaguement que le nom de l’auteur lui dit quelque chose, mais elle ne se rappelle pas qui lui en a parlé, ni quand. 

 

DIXIÈME JOUR DU MOIS DES HERBES

 

Après une nouvelle journée de repos, Rose se met à son Cahier de confidences, décidée à rattraper le temps perdu. 

J’ai lu le projet de Clair : il est plus ambitieux que je ne l’aurais cru. Outre réorganiser l’herboristerie de l’hôpital, il veut monter un atelier de fabrication de médicaments, non seulement pour l’hôpital mais pour toute la région. 

Messire Armoise certifie que ce garçon a beaucoup de compétences malgré son jeune âge. Il lui lègue toutes ses recettes de médicaments, Clair n’aura qu’à les appliquer. 

En plus des médicaments, Clair veut aussi mettre en place un atelier qui lui sera personnel, pour fabriquer des baumes et des parfums pour les vendre au public. J’ai accepté que Messire Armoise lui donne la recette du baume secret qu’il a créé pour moi, mais je lui ai fait signer un engagement sur l’honneur à reverser à l’hôpital la moitié des bénéfices de ce produit. 

Pour le moment, je m’oppose à ce que Messire Armoise lui donne la recette de mon parfum Rose d’Or. Après les moqueries qu’il m’a faites subir, je n’ai pas envie d’être tout de suite très gentille avec lui.  On verra plus tard si j’accepte que d’autres femmes que moi portent ce parfum. 

Tourmaline est officiellement ma secrétaire, tout en continuant quelques menus travaux de femme de chambre. Elle écrit vite et bien sous ma dictée. Elle va souvent à la bibliothèque pour ses recherches sur ce que les travailleurs ont le droit de faire ou pas, mais elle ne trouve rien. On ne parle pas d’eux dans nos lois, j’en suis moi-même surprise. 

A propos des salaires, elle m’a expliqué comment ça fonctionne pour les femmes : elles veulent toutes gagner un peu d’argent en cousant à la maison et les revendeurs en profitent pour les payer le moins possible. Si l’une demande plus que ce qu’ils accordent, ils ne la font tout simplement pas travailler ! 

Elle m’a avoué aussi qu’elle m’en voulait un peu, au début, à cause de mon voile de cérémonie : elle dit que les fabricants n’ont pas payé les femmes qui l’ont brodé, parce qu’ils ne voulaient pas le vendre mais m’en faire cadeau ! Et ils ont été très exigeants sur la qualité du travail ! 

Je lui ai juré que je ne suis pour rien dans cette histoire et qu’au contraire je trouve scandaleux de faire travailler les gens sans les payer, c’est le retour de l’esclavage. 

Et pour les hommes, ce n’est pas beaucoup mieux. Dans les ateliers, on gagne toute sa vie le même petit salaire, même quand on a des années d’expérience. C’est idiot : il me semble évident qu’un ancien travaille mieux et plus vite qu’un nouveau. Les travailleurs ne sont pas contents et cherchent comment obliger les employeurs à mieux les payer. 

 

En se couchant, elle range dans un coin de sa mémoire toutes ces informations ; ce qu’elle a appris lui paraît inacceptable, mais elle est consciente que ce ne sera pas facile à corriger. Sachant que, malgré sa bonté, son père ne fait rien pour changer la situation des travailleurs, elle s’interroge : « Comment aider les ouvriers à faire reconnaître leur valeur ?»

Mais cette interrogation s’efface vite devant une perspective excitante :  demain, elle va revoir celui que, dans le secret de son cœur, elle appelle « mon cher Ardent ».

Joie et inquiétude l’assaillent : 

« Il m’a fait dire par Flamme qu’il veut me voir le plus tôt possible. J’espère qu’il n’y a pas encore un problème avec sa mère à propos de la venue de Cendres. Il a peut-être enfin une idée d’action personnelle ? Il va partir ?» 

 

En ce début d’après-midi du onzième jour du mois des Herbes, Flamme a demandé à son père, le grand chambellan, de venir les rejoindre, elle, Rose et Ardent dans la salle de cours de l’école :

– Père, nous avons besoin de vous. Son Excellence Archer a convoqué Ardent au ministère de l’Intérieur, mais il refuse d’y aller ! 

Debout à regarder par une fenêtre, Ardent tourne le dos à tout le monde.

– Vous savez pourquoi il vous a convoqué ? demande le chambellan.

Comme Ardent reste silencieux, Flamme répond :

– Son Excellence Archer propose que l’action de réparation d’Ardent soit de préparer un dossier pour des réformes administratives qu’il veut faire. 

A ces mots, Rose s’exclame, se rappelant les mots de son ministre des Idées :

– L’administration, quelle merveilleuse idée pour votre action ! 

Mais Ardent se tourne vers elle avec colère :

– Vous vous rendez compte ? Il voulait me faire exécuter et maintenant il veut me faire travailler avec lui !Travailler sous les ordres de l’assassin de mon père ! Jamais ! 

Le chambellan répond fermement :

– Vous vous trompez complètement sur Archer ! Je suis sûr qu’il n’a jamais voulu vous faire exécuter. 

– Il voulait nous faire condamner par le Grand Conseil ! Il ne pouvait pas savoir que Rose allait faire un discours pour nous sauver et nous inviter dans son école ! C’était ma mort qu’il cherchait ! Pour mettre fin à la dynastie des princes du Sud !

– Certainement pas !! … Il n’avait pas besoin de vous mettre à mort pour que le Sud soit administré comme les autres provinces. 

– Bien sûr, il lui suffisait de tuer mon père ! Si je revois cet homme un jour, ce sera l’épée à la main, pour venger la mort de mon père ! 

Voyant l’air désolé de sa fille et des larmes dans les yeux de Rose, le Grand Chambellan réfléchit un instant puis déclare d’un air grave :

– Vous vous trompez complètement, je vous l’assure. Pour vous le faire comprendre, je vais être obligé de trahir un secret. Mais chacun de vous doit me promettre de garder ce secret, de manière absolue. Vous promettez ?

Comme les trois jeunes font signe que oui, il invite Ardent d’un geste et quand le jeune homme est assis entre les deux filles, il reprend :

– Je connais Archer depuis toujours. Nous étions dans le même groupe d’amis, une bande de copains comme vous et vos camarades. C’était lui le chef du groupe. Par son autorité naturelle, par son intelligence. Aujourd’hui, c’est un homme sérieux, il peut même paraître sévère. Mais quand nous étions jeunes, c’était un joyeux compagnon.

Une fois par décade, nous sortions tous ensemble faire la tournée des endroits où on s’amuse. Lui et son meilleur ami, ils avaient aménagé des cibles dans les remises des restaurants et ils tiraient à l’arc sur les cibles. Les propriétaires les laissaient faire, ces concours de tir faisaient une attraction pour leur établissement. Ils n’avaient que 15 ans, et le tir à l’arc était leur passion.

Et puis, pour le solstice, on a fait la fête comme jamais, toute la nuit à boire et à chanter en suivant les orchestres ambulants dans les rues, à lancer des pétards, et à tirer à l’arc, lui et son ami. 

Les faits racontés sont gais, mais le chambellan a l’air triste. Il continue son récit, la voix grave :

– Au petit jour, on a raccompagné Archer, parce qu’on était près de chez lui. L’un de nous lui a dit : « Regardez l’arbre devant la maison, je parie que vous ne le toucherez pas ! » Il a aussitôt pris son arc et une flèche.

Il n’avait pas dormi de la nuit, il avait bu, il était à contre jour, il y avait même un peu de brouillard… il n’aurait pas dû toucher cette cible… il n’aurait pas dû y arriver…

– Et il l’a touchée ? demande Flamme, intriguée.

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