4. Le fin voleur

Rose s’est vivement assise sur son lit et allait crier quand l’inconnu, le chien dans ses bras, lui a dit :

– Princesse, j’ai un cadeau pour vous.

Il a posé le chien et a montré dans sa main en coupe la perle sacrée. Impossible de s’y tromper : il n’existe sur terre aucune perle aussi grosse et lumineuse qu’elle. Elle a vu la larme de Mère lune et elle a vu aussi que l’homme était nu. Devinant sa gêne, il a murmuré en reculant :

– Pardonnez ma tenue, mais pour me glisser par une ouverture si étroite, il fallait que je sois nu et enduit d’huile.

Comme elle le menaçait de crier pour le faire arrêter, il a fait sauter la perle dans sa main, en disant avec un air de défi : « C’est fragile ces jolies petites choses ! » Puis il a ajouté, d’un ton satisfait :

– Je suis bien content de vous revoir.

– Me revoir ?

– Oui, je vous ai vue dans la crypte avec votre père, mais vous ne m’avez pas vu parce que j’ai un anneau magique qui me rend invisible.

Il a surpris son regard qui cherchait l’anneau sur ses doigts et il a éclaté de rire :

– Vous croyez à la magie, Princesse ?

Vexée, elle a haussé les épaules :

– Bien sûr que non ! Vous n’avez pas d’anneau magique, vous vous moquez de moi.

– Je vous taquine, avec tout le respect que je vous dois. Mais je vous félicite également : vous avez deviné la première partie de l’énigme : j’ai grimpé le long du mur, au dessus de la mer.

Retenant sa colère devant tant de familiarité, elle a froidement demandé : « Pourquoi ? »

Assis par terre, il a répondu tranquillement, en caressant Caramel qui lui léchait les mains :

– C’est mon métier, je suis voleur. Je me glisse le long des murs comme une araignée, sur les toits comme un chat. Aucun volet, aucune porte ne me résistent, aucun chien non plus ! Je suis un fin voleur !

Inquiète pour la perle, elle a réussi à articuler :

– Comment pouvez-vous grimper sur les toits avec une perle dans la main ?

D’un geste rapide, il a jeté la perle dans sa bouche et l’a montrée, posée sur sa langue.

Couché sur les genoux du garçon, Caramel cachait la partie la plus originale de son anatomie. Rose pouvait donc se permettre de le regarder, ce qu’elle trouvait plutôt agréable à faire : un visage pas très différent de celui d’une fille, un corps avec un joli dessin des muscles sur le torse, pas des seins comme une fille, mais joli à sa façon, des bras musclés mais minces. Des gestes harmonieux, très doux. Il n’avait pas l’air dangereux mais, pour ne pas faire courir le moindre risque à la perle sacrée, il fallait négocier habilement. Elle a dit d’un ton aussi assuré qu’elle pouvait :

– Quel est votre prix ? Le roi l’acceptera s’il est raisonnable.

La perle à nouveau dans sa main, il a dit très gentiment :

– La perle n’est pas à vendre. Je vous la rendrai gratuitement si vous êtes gentille avec moi. Mais rassurez-vous, je ne ferai rien qui vous déplaise, je ferai toujours ce que vous me direz de faire. Donc, pour commencer, vous allez me donner l’ordre de vous masser les pieds.

D’un air moqueur, il jonglait avec la perle. Elle n’avait plus peur mais se sentait piégée, et en colère d’être piégée. Que faire ? Elle a jeté un coup d’œil au lourd chandelier d’argent posé sur sa table de chevet et a pensé « S’il m’agresse, je l’assomme !» Et puis elle a fini par murmurer, en s’allongeant sur son lit :

– Massez-moi les pieds.

Il s’est agenouillé et a commencé à la masser, pas plus haut que les chevilles. Ses mains étaient si douces, ses gestes si harmonieux qu’elle s’est détendue et le sommeil s’est emparé d’elle !

Quand le soleil l’a réveillée, elle était seule avec son chien blotti contre elle. Elle s’est demandé si elle n’avait pas rêvé : « Non, je n’ai pas rêvé. Caramel a des traces grasses sur ses poils, parce qu’il s’est frotté contre cet homme enduit d’huile. Dire que le voleur était si près ! et qu’il est reparti tranquillement ! Il doit bien rire de moi ! »

Elle sent encore de la colère en elle en se rappelant qu’il a voulu lui faire croire qu’il avait un anneau d’invisibilité : « Il se fiche de moi, il me prend pour une gamine, alors qu’il doit avoir le même âge que moi, ou à peine plus. »

Elle réalise qu’en s’interrogeant sur l’identité du voleur, elle s’interroge sur elle-même. Qui est-elle vraiment ? Est-elle réellement celle qu’elle s’efforce de donner à voir : la fille raisonnable toujours maitresse d’elle-même, toujours sûre qu’elle a raison, puisqu’elle est une princesse.

Elle a l’habitude de voir les grands du royaume s’incliner devant elle et admirer ses propos. Et là, un garçon de son âge qui lui  parle comme à… oui, il lui a parlé comme à une camarade, c’est ce qu’elle a ressenti, il n’était pas aussi respectueux que les ministres, mais il était amical. Peut-elle  faire confiance à ce qu’elle ressent ? Et s’il était dangereux ? Il faudrait peut-être prévenir son père pour que les gardes préparent un piège pour le capturer ce soir, quand il reviendra ?

Non, elle ne supporte pas l’idée de partager son secret avec quelqu’un, surtout pas ses parents et même pas son amie Flamme. Non, elle ressent une joie réelle en repensant aux mots échangés avec ce garçon : enfin un peu de spontanéité dans sa vie si bien cadrée, où tout est décidé par d’autres qu’elle, où elle joue toujours un rôle et où tout le monde joue un rôle.

« C’est l’occasion de savoir si je sais vraiment bien parler. Je trouverai les mots pour le convaincre de rendre la perle. Je dois résoudre ce problème toute seule, c’est le seul moyen d’éviter la violence. » Elle se dit que la violence envers le voleur mettrait en danger la perle, mais en fait, l’idée que les gardes pourraient blesser voire tuer le garçon en l’arrêtant lui fait horreur.

 

Tout au long du cinquième jour du mois de la lune, Rose a courageusement fait  semblant de passer de bonnes fêtes familiales, pour que sa mère, très affectée par les drames du marché, reste dans l’ignorance de cette nouvelle source d’inquiétude, le vol de la perle.

Elle a longuement parlé avec sa gouvernante, pour l’inciter à enquêter auprès des amis de son petit-fils. Et le soir, sans vouloir se coucher, elle a attendu le voleur, assise à sa table de travail. « Il a dit je vous rendrai la perle gratuitement», se répétait-t-elle pour se rassurer, en évitant de se rappeler la fin de sa phrase : « Si vous êtes gentille avec moi. »

Enfin, le voilà qui arrive en sautant du toit et, tout de suite, il sort d’un sac un petit singe qu’il lui donne. Tandis qu’elle caresse la petite bête tremblante, il commence à parler avec passion :

– J’ai volé ce petit singe à un méchant homme qui le maltraitait. Avec vous, il sera bien. Je prends aux méchants pour donner aux gentils, aux riches pour donner aux pauvres. Pourquoi les uns ont-ils tout et les autres rien ? Est-ce que c’est normal que certains ne sachent pas quoi inventer pour dépenser leur argent, alors que d’autres ont à peine de quoi manger ? Moi, je ne trouve pas ça normal, alors je vole pour rétablir l’équilibre. Je suis pour le partage.

Rose n’avait jamais entendu ce genre de propos, ce qui est assez normal pour une princesse cloîtrée dans un palais, non ? Surprise, mais très intéressée car elle adore les idées nouvelles, elle écoute attentivement, puis elle tente encore de savoir pourquoi ce garçon a volé la perle sacrée des adorateurs de la lune.

Assis en tailleur sur le tapis, caressant le chien sur ses genoux, il répond d’un ton léger :

– Ha ! La perle, quel beau défi pour un grimpeur comme moi ! Une forteresse gardée par des dizaines de soldats, une muraille de 100 pieds de haut au dessus de la mer. Je me suis bien entraîné et j’ai réussi !

Il a l’air sincère, mais pour vérifier qu’il n’est pas du parti solaire, elle l’interroge sur l’émeute du marché. Décidément imprévisible, il éclate de rire. Comme elle s’indigne de le voir s’amuser d’un drame, il rétorque :

–  Les fous, il faut bien en rire, si on ne veut pas en avoir peur. Avouez qu’il faut avoir le citron givré pour aller tuer un bonhomme pour une histoire de gâteaux. Et cette pauvre femme, mère de six petits, qui se fait la cervelle façon crème brûlée, elle est pas mal non plus. Enfin, un peu de bon sens ! On ne tue pas, on ne se suicide pas pour des gâteaux !

Si la situation n’était pas été aussi tragique, sa façon de parler la ferait rire, mais elle n’a pas le cœur à rire. Gravement, elle insiste sur l’importance de la perle pour la paix religieuse, et il promet de la rendre… plus tard ! Au grand soulagement de Rose, il accepte d’aller espionner la prison et de lui ramener des nouvelles des trois accusés, « Un petit exercice amusant » dit-il en riant. Puis il reprend son air sérieux et déclare :

– Je vous ai dit que je suis pour l’égalité et le partage. Entre vous et moi, il y a quelque chose qui n’est pas égal.

Elle croyait s’être préparée à tout entendre, mais, pas à ce qu’il lui demande très calmement :

– Hier, vous m’avez vu tout nu, c’est très gênant pour moi. Pour rétablir l’équilibre, vous allez enlever votre robe et m’ordonner de vous regarder.

Devant son refus indigné, il dit, de sa voix douce :

– Je vous donne ma parole de voleur que je ne m’approcherai pas de vous. Je ne me lèverai que pour partir. Vous n’avez rien à craindre. Et n’oubliez pas que la restitution de la perle est à ce prix.

Les joues en feu, le sang bouillonnant de colère, elle cherche à gagner du temps « Je dois comprendre ce que veut ce garçon, pense-t-elle. Il ne veut pas d’argent. Alors il veut m’humilier ? Il veut raconter partout que la princesse héritière se déshabille devant le premier qui le lui demande ? Qui croira une folie pareille ?»

Elle le fixe intensément pour croiser son regard, mais il garde la tête baissée. Toujours assis par terre, il caresse Caramel avec application.

Après avoir hésité longtemps, elle se décide à enlever sa robe. Au froissement du tissu, il relève enfin la tête et leurs regards se croisent. Les dents serrées, elle le toise d’un air méprisant et tout de suite, il baisse  les yeux et se concentre à nouveau sur le chien. A l’expression fugitive de son visage, elle a deviné qu’il est gêné. Il murmure :

– Ne restez pas debout, ça va vous fatiguer. Vous pouvez vous coucher, je ne m’approcherai pas de vous, ma parole d’honneur.

Tandis qu’elle s’allonge sur son lit, le singe se précipite vers le voleur et Caramel l’accueille en grognant et en montrant les dents. Aussitôt, le voleur serre le chien contre lui, avec des mots amicaux, puis  dit à Rose sans la regarder :

– Couvrez-vous, je ne veux pas vous faire prendre froid.

Soulagée, elle tire soigneusement le drap sur elle et commence à se détendre.

Il se met à chantonner, à voix très basse, une mélodie très douce, envoûtante, en adressant aux deux animaux blottis contre lui des paroles de paix : « Vous êtes amis tous les deux, vous êtes frères. Vous aimez manger ensemble, vous aimez dormir ensemble. Vous aimez rester toujours ensemble. Vous aimez dormir, dormir ensemble, dormir.»

Il continue sa chanson inlassablement, si longtemps que Rose elle-même s’endort.

 

Quand le soleil du petit matin la réveille, la rage la saisit, mais elle aperçoit les deux animaux qui dorment l’un contre l’autre sur le tapis, dans la position où le voleur leur a donné pour consigne de rester. La surprise la calme : « D’habitude, Caramel est jaloux, il ne supporte pas d’autre animal près de lui. Et là, il accepte un singe sans problème. Même sans anneau magique, c’est un magicien, ce garçon… »

Elle note sur son cahier, aussi fidèlement que possible, la tirade que le  voleur lui a débitée à son arrivée à propos des riches et des pauvres, en ajoutant ces commentaires :

– Oui, il faut davantage de partage entre les gens. Ce sera l’un des buts de mon règne, mais, déjà en tant qu’Héritière, je veux y travailler. Je vais en parler avec Père : comment trouver un autre moyen que le vol pour rétablir un équilibre des richesses ?

– Il a accepté d’être mon espion. A moi de le fidéliser dans ce rôle, s’il est efficace. C’est bien joli le titre d’Héritière, mais je suis toujours aussi coincée dans ce palais. Comment prendre de bonnes décisions en ignorant ce que vivent les gens ? Je ne sais même pas jusqu’où peut aller la pauvreté. Y a-t-il vraiment des gens si pauvres qu’ils n’ont rien à manger ?

Elle n’a pas le temps de réfléchir à cette idée d’un réseau d’espions à son service. Voici que Pivoine, la jeune femme de chambre, frappe à la porte et entre aussitôt, portant les petits déjeuners de Rose et de son chien.

Pivoine tombe en extase devant le charmant tableau des deux animaux endormis l’un contre l’autre. Et est plus émerveillée encore de voir Caramel laisser son petit compagnon piocher dans sa gamelle. Rose lui ayant expliqué que le nouveau venu est entré par le balcon pendant la nuit, elle s’exclame : « Pauvre petit, il doit avoir faim ! » et repart aussitôt en courant aux cuisines demander de la nourriture supplémentaire, « spéciale pour singe ».

« Dans deux heures, tout Sanara saura qu’un singe s’est placé sous ma protection », se dit Rose, amusée par la réaction de la jeune fille.

Pivoine est une sœur de Renard-du-désert, une petite-fille de la gouvernante, qui a obtenu du roi la permission de la faire travailler au palais. La reine s’y était nettement opposée, car Pivoine n’est « pas comme tout le monde », mais elle a cédé, puisque Rose acceptait de la prendre à son service.

Au début, la princesse a été déroutée par son visage et sa façon de parler, puis elle a été touchée par sa gentillesse. Bien qu’il n’y ait pas d’asiatique dans sa famille, Pivoine a des yeux un peu bridés. Elle ne comprend pas les choses abstraites mais est très appliquée dans son travail et très affectueuse envers Caramel.

 

La voyant revenir les mains pleines de fruits qu’elle présente au petit singe avec des paroles d’amitié, la princesse se dit, en pensant aux visites qu’elle va faire aux représentants des religions : « A ma façon, j’ai du monde à apprivoiser, moi aussi ! Singes ou religieux, quelle est la différence ?»

C’est une bonne question, mais je n’ai pas la réponse… Nous l’aurons peut-être ce soir, quand Rose fera sur son cahier le résumé de ses démarches.

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