16. Rencontre d’amour

De son côté, pour se préparer à son ambassade, Rose a relu attentivement  la lettre d’Archer  sur la situation dans le Sud.

Puis elle a demandé au secrétaire du roi comment se déroulera la comparution des révoltés devant le Grand Conseil. L’homme était rassurant : « Les jeunes n’auront pas d’avocat parce que ce n’est pas un vrai procès. Il leur suffira de se mettre à genoux, de dire qu’ils ont obéi à des ordres qui les dépassaient, qu’ils regrettent ce qu’ils ont fait et qu’ils demandent pardon. Si le Grand Conseil impose une peine trop sévère, voire la mort, le roi usera de son droit de grâce. »

 

Dès que Rose apparaît à l’extrémité de la cour, Ardent se dépêche d’aller à sa rencontre. Très chatouilleux sur les questions d’honneur, son cousin Flamboyant murmure à ses camarades : « Allons-y nous aussi. »  Les jeunes se rangent donc à quelques pas derrière leur représentant, qui s’agace un peu, sans le manifester, de ce qui est une surveillance évidente : « Ils craignent que je donne une image trop soumise du Sud. Pour qui ils me prennent ? »

Ardent et Rose s’observent un instant (il pense : « Elle n’a pas l’arrogance d’une princesse » tandis qu’elle se dit : « Le pauvre, comme il a l’air triste ! »), se saluent par une inclinaison de tête et Rose commence, en parlant assez fort pour que tout le groupe l’entende :

– Messire, je vous présente mes condoléances pour la mort de votre père. Le grand chambellan m’a informée de votre désir de me parler. Je vous écoute.

– Noble princesse, ce n’est pas pour nous que je fais appel à votre générosité. C’est pour nos familles qui sont restées à Tara. Depuis trois jours, nous sommes sans nouvelles. Nous ne savons même pas si la ville a été assiégée…

– Oui, elle a été assiégée, mais pas longtemps. 

– Il y a eu un assaut ?

– Non, la ville s’est rendue sans combattre. Elle n’a pas été pillée.

– A ce jour, elle est aux mains de qui ?

– Le commandant des armées est maintenant gouverneur de la ville de Tara et de la province du Sud.

– Il a pris sa résidence dans le château du gouverneur ?

– Sans doute, puisqu’il est le gouverneur !

– C’est là qu’habitaient ma mère, mes sœurs, mon petit frère…

– Ils y sont toujours, et en parfaite sécurité. Le roi ne veut exercer aucune vengeance sur les familles. Vous-mêmes, vous obtiendrez facilement votre grâce, si vous la demandez sincèrement. Il vous suffira de dire au Grand Conseil que vous regrettez cette révolte.

– Nous ne regrettons rien. Nous ne demanderons pas grâce.

– Vous vous rendez compte tout de même que votre père avait levé une armée contre son roi ? Que se serait-il passé si nous ne vous avions pas arrêtés ?

– Je comprends votre colère, mais nous ne pouvons renier nos pères qui sont morts pour leur liberté.

– Que gagnez-vous à vous obstiner ainsi ?

– Je viens de vous le dire, princesse, nous gagnons de rester fidèles à nos morts.

– Et les vivants, que vont-ils devenir sans vous ?

– C’est pour cela que nous vous prions de prendre nos familles sous votre protection. Nous mourrons sereinement puisque vous nous assurez que vous n’exercerez pas de vengeance sur nos familles.

– Mais qui vous parle de mourir ?

– À la guerre, c’est le sort naturel des vaincus.

– Donc, c’est le sort qui aurait été le mien si vous aviez gagné ?

Pris au dépourvu par cette question, il répond vivement, presque en criant :

– Non, non ! Je vous jure que nous ne voulions pas attenter à votre vie.

– Alors, pourquoi êtes-vous persuadés que, nous qui sommes les vainqueurs, nous voulons votre mort ? Sommes-nous moins généreux que vous ?

Ardent se dit « Si ça continue comme ça, elle va s’énerver… Et les autres aussi, derrière moi ». Il déclare aussi froidement qu’il le peut :

– Votre présence ici me prouve votre générosité. Mais je pense que vous pouvez comprendre que l’honneur et la fidélité nous commandent de ne pas demander grâce.

Il incline légèrement la tête pour conclure l’entretien, mais elle lui a déjà tourné le dos pour qu’il ne voit pas ses yeux pleins de larmes. Elle se retire à pas lents et dès qu’elle est hors de la vue des garçons, elle se met à courir pour rejoindre sa chambre.

Enfin tranquille dans son appartement, elle laisse les larmes couler puis elle se calme pour analyser la colère qui la submerge. Elle n’a pas bien détaillé les visages des garçons derrière Ardent, mais elle a parfaitement perçu leur détermination : « Les travaux forcés, ils ne les accepteront jamais ! Ils préfèreront se donner la mort eux-mêmes ! Il est perdu… Si jeune, si beau, si noble… Non ! Il y a forcément un moyen. »

 

Dans la cour, personne ne commente la prestation d’Ardent, pas même Flamboyant, d’ordinaire prompt à entrer en rivalité avec son cousin. Tous les jeunes otages savent qu’aucun d’entre eux n’aurait fait mieux.

Quand Jour, qui est le plus pieux d’entre eux, propose de réciter ensemble la prière des agonisants, ils se joignent à lui, l’un après l’autre, sauf Obsidienne, qui reprend ses décors sur le sol. Et Ardent reste assis à côté du groupe qui prie les bras levés vers le ciel.

Lui, il a les yeux fermés et les mains jointes, comme s’il priait intérieurement. En réalité, il ressasse les quelques minutes passées en compagnie de la princesse. Il connaît beaucoup de filles de l’entourage de ses sœurs, mais c’est la première fois qu’une fille le touche à ce point. Les paroles du garçon qui lui a donné à boire le soir de la bataille lui reviennent en mémoire : « Elle est jolie, elle est intelligente, elle est généreuse, une vraie princesse de conte de fée… ». 

« Je croyais qu’il me mentait, il disait la vérité, pense-t-il. Mais je ne la reverrai plus. Tant mieux, si je la revoyais, je crois que j’en tomberais amoureux et nous sommes ennemis… »

 

Dans sa chambre, Rose s’est finalement calmée et un plan a germé dans sa tête…

Elle rafraîchit ses yeux rougis puis va dans l’appartement de sa mère, où le roi a coutume de passer la soirée. La reine s’étant retirée pour les laisser seuls, Rose commence à négocier avec son père l’autorisation de défendre les prisonniers devant le Grand Conseil. La négociation est ardue, car elle refuse de dire quelle sera son argumentation : « Pardon, Père, mais il me semble que mes mots perdraient de leur force si je les dévoilais à l’avance. »

Après un long moment, elle rejoint la reine qui lit dans le salon voisin :

– Mère, j’ai réussi ! Père accepte que je sois l’avocate des prisonniers. Mais je ne veux pas seulement sauver leur vie, je veux aussi leur donner une situation honorable. Et pour cela, j’ai besoin de vous…

De retour chez elle, le cœur plein de reconnaissance pour sa mère, elle note sur son cahier le plan de son discours de défense puis se couche. Elle reste longtemps les yeux ouverts, essayant d’imaginer ce que ressentent ces jeunes qui croient vivre leurs dernières heures.

 

Au matin du vingt-septième jour, dans le palais de Sanara, les députés sont sur leurs sièges disposés en arc-de-cercle. Face à eux, le roi sur son trône et un secrétaire qui prend des notes, assis à une petite table. Rose et le chancelier sont debout près du roi.  C’est presque la même configuration que celle du jour où Rose a prêté serment en tant qu’Héritière, mais il y a en plus les jeunes prisonniers du Sud, alignés face aux députés. Le dos bien droit, le petit doigt sur la couture du pantalon, le regard fixe, ils ont spontanément pris l’attitude qu’ils devaient prendre quand leurs instructeurs faisaient l’inspection des troupes.

 

Le chancelier réclame le silence puis annonce que son Altesse héritière Rose-des-Victoires va parler au nom du roi. 

La jeune fille s’avance près des députés, leur sourit et commence à leur parler :

– Messires les députés, nos livres de sagesse nous racontent que, il y a bien longtemps, un roi avait préparé le mariage de son fils. Il envoya des serviteurs inviter les personnages les plus illustres du royaume, mais ils refusèrent tous de venir car ils prétendaient être trop occupés. Le roi envoya d’autres serviteurs.

Non seulement les invités refusèrent encore de venir, mais en plus, ils s’emparèrent des envoyés du roi, les maltraitèrent et les tuèrent. Alors, le roi entra dans une grande colère. Il envoya encore des serviteurs mais cette fois, avec ordre d’inviter les pauvres et les mendiants.

Les pauvres et les mendiants furent très heureux de l’invitation. Ils acceptèrent de venir et le roi fut satisfait de voir tant de monde festoyer joyeusement dans sa maison, en l’honneur de son fils. 

Notre roi n’a pas de fils, mais il a une fille, moi qui ai le plaisir de vous parler. En mon honneur, le roi a décidé d’organiser une école qui donnera la meilleure éducation à l’élite de nos familles. Il a envoyé des messagers pour inviter le fils du prince-gouverneur et les jeunes nobles de Tara, comme ceux des autres régions.

Leurs familles ont refusé cette invitation. Puis ces jeunes gens ont combattu nos soldats, dans une émeute qui a facilement été matée par l’armée royale. Les chefs des émeutiers ont été tués ou ont pris la fuite. Ces garçons qui ont été capturés avec d’autres endossent seuls le poids de la révolte.

Aujourd’hui, ils se présentent devant vous en vaincus, misérables, réduits à mendier la vie sauve. 

Notre roi veut prendre exemple sur le roi du livre de sagesse : puisque le prince et les nobles ont refusé la place qui leur était offerte, le roi veut l’offrir à ces mendiants. Pour prouver l’unité du royaume, ces jeunes gens représenteront la région Sud à l’Ecole royale de l’Union, où sont déjà présents le Centre, l’Est, l’Ouest et le Nord. Sans eux, sans le Sud, le Royaume ne serait pas correctement représenté dans cette école.

Mais en outre, le roi veut faire l’essai d’une nouvelle forme de justice : une justice qui refuse la punition sanglante, mais exige la réparation. Par leur combat, ces garçons ont porté atteinte à l’unité du Royaume. Maintenant, le roi exige d’eux une action qui au contraire apportera de l’honneur et de la prospérité au Royaume. En tant qu’élèves de l’école de l’Union, ils pourront mener cette action belle et utile sur le thème de leur choix. Après quoi, le roi les tiendra quittes de la révolte et ils seront libérés. 

Messires députés, au nom du roi, je vous prie de manifester votre accord pour cette forme de justice qui participera à l’honneur et à la prospérité du Royaume, alors que sept têtes coupées entretiendraient la haine et l’esprit de révolte dans le Sud. Je vous rappelle qu’ils n’ont que dix-sept ans.

Sur la dernière phrase, la voix de la jeune fille a brusquement tremblé.

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