Les seins du désir et de la pitié

Gorge, poitrine, mamelles, tétins, tétons, lolos (en référence à leur contenu), nénés, nichons, nibards, doudounes, roberts (en référence aux biberons Robert commercialisés à la fin des années 1860) et même roploplos, peut-être par évolution du mot précédent… Aucune autre partie du corps humain n’a autant d’appellations.

Les seins marqueurs d’humanité

La posture debout, propre aux humains, fait que le sexe de la femme n’est presque pas apparent, contrairement à celui des femelles des mammifères quadrupèdes.

Les seins, qui étaient cachés entre les pattes avant de nos lointains ancêtres primates, sont devenus bien visibles sur l’avant du corps. Etant permanents, ils sont devenus un signal de féminité attractif pour les mâles de l’espèce, (tandis que chez les chimpanzés, les seins des femelles, visibles pendant l’allaitement, n’exercent aucun attrait puisque les femelles ne sont pas sexuellement disponibles pendant cette période).

Femelle chimpanzé dont les parties génitales signalent aux mâles qu’elle est prête à s’accoupler.

Femelle chimpanzé allaitant son petit.

Les seins exhibés pour témoigner d’une identité

Phryné dévoilée devant l’aréopage, 19e siècle, Musée Dobré à Nantes.

Les seins irrésistibles d’une déesse ?

Les seins de la trop belle Phryné

(D’après l’article « La beauté dévoilée de Phryné, De l’art d’exhiber ses seins“ par Florence Gherchanoc, sur le site OpenEditionjournals EHESS.)

Phryné vivait à Athènes au IVe siècle avant notre ère. Son histoire a été racontée et commentée par de nombreux auteurs dès l’Antiquité.

En faisant commerce de ses charmes auprès des plus éminents personnages de la cité, elle devint immensément riche. Mais un ancien amant l’accusa d’impiété, pour avoir organisé des réunions en l’honneur d’un dieu étranger. Or, à cette époque, on badinait avec l’amour mais on ne badinait pas avec la religion.

Les juges ne semblaient pas convaincus par les arguments de son avocat ; alors, celui-ci, selon un auteur antique, « décida de la mettre bien en vue, déchira sa petite tunique et dévoila sa poitrine à tout le monde. Et à la fin de son discours, il tint des arguments si pathétiques en la regardant que les juges, pris soudain d’une frayeur superstitieuse vis à vis d’une servante et prêtresse d’Aphrodite, se laissèrent gagner par la pitié et s’abstinrent de la mettre à la mort. »

Les Anciens avaient tendance à identifier les prêtres ou prêtresses aux dieux ou déesses qu’ils servaient. Ce qui rendit bien service à Phryné, comme l’écrit Florence Gherchanoc : « La beauté de Phryné, à l’instar de celle d’Aphrodite, est insoutenable, insupportable à voir pour un humain et devient de ce fait une arme rhétorique infaillible, garante du succès de la plaidoirie. »

Suite à cette affaire, les Athéniens établirent une loi interdisant ce genre d’exhibition !

Nous reviendrons dans un prochain article sur la fascinante beauté des seins de la déesse Aphrodite, modèle des nus féminins de l’art occidental pendant des siècles.

Le moine « Eugène » en train de dévoiler son identité de femme, chapiteau de la basilique de la Madeleine à Vézelay, douzième siècle. Il est encadré par son accusatrice et son juge. C’est la seule représentation connue de cet épisode de la vie d’Eugénie, qui est généralement représentée dans la vie de femme qu’elle a repris après l’épisode de la vie en couvent.

Les seins d’une femme ou d’un homme ?

Eugénie-Eugène

Au IIIe siècle, Eugénie était la fille du préfet romain d’Alexandrie. Elle avait étudié les philosophes grecs puis s’était convertie en secret au christianisme. Refusant de se marier, elle s’enfuit de la maison de ses parents et se fit passer pour un garçon afin de pouvoir entrer dans un monastère sous le nom d’Eugène. Toutefois, un avertissement divin avait informé le supérieur du couvent de sa vraie nature et il ne s’agissait donc pas d’un mensonge. Elle vécut ainsi plusieurs années, dans la joie de sa vie religieuse, tandis que sa famille, désespérée, la croyait morte.

Puis elle eut l’occasion de soigner une femme mariée, qui tomba amoureuse de celui qu’elle croyait un jeune homme. L’ayant fait venir chez elle, la femme lui fit des avances que « Eugène » repoussa avec horreur. Pour se venger, la femme l’accusa de viol devant le préfet d’Alexandrie.

« Eugène » fut donc arrêté, chargé de chaînes et conduit devant son propre père, qui ne le reconnut pas. L’accusatrice fit témoigner tous ses serviteurs contre le moine. Cette accusation allait entraîner sa mise à mort et des persécutions contre les chrétiens.

Pour prouver que les chrétiens sont chastes, « Eugène » proclama : – Afin que la vérité l’emporte et que la sagesse triomphe de la méchanceté, je démontrerai la vérité sans être poussée par la vanité mais par la gloire de Dieu. » En disant ces mots, elle déchira sa tunique depuis le cou jusqu’à la ceinture, et alors on vit qu’elle était une femme. »

Le feu du ciel tomba sur l’accusatrice et la détruisit. « Eugène » redevint Eugénie et convertit toute sa famille au christianisme. Ils rentrèrent tous à Rome où, plus tard, ils subirent le martyre vers l’an 256. Elle fut canonisée sous son nom de femme, sainte Eugénie.

(Raconté d’après le site bibliothèque-monastique, à l’article saint Proté et saint Hyacinthe, qui étaient les compagnons de sainte Eugénie au couvent. J’ai aussi consulté l’article « Des seins de moine à Vézelay. Eugène-Eugénie, nouvelle image transgenre au xiie siècle » par Chloé Maillet dans la revue Gradhiva sur le site openeditionjournals.org.)

Le sein exhibé pour témoigner d’un lien sacré

Dans son article sur les seins de la belle Phryné cité ci-dessus, Florence Gherchanoc analyse aussi d’autres cas d’exhibition du sein dans la mythologie, car des femmes dénudent leur sein, en évoquant le  lien qu’il a jadis créé entre elles et leur fils ou leur époux, pour quémander de la pitié.

Le sein maternel suppliant

Le sein d’Hécube supplie Hector

Avant d’aller combattre Achille, l’ennemi grec qui assiège Troie, le héros troyen Hector va saluer son épouse et son fils (voir mon article sur le sein nourricier). Il va également saluer ses vieux parents. Son père le supplie de ne pas quitter l’abri des remparts, en s’arrachant les cheveux pour témoigner de son désespoir.

Sa mère la reine Hécube le supplie elle aussi, avec un geste de désespoir purement féminin : « D’une main, elle fait glisser le haut de sa robe, et de l’autre, elle soulève son sein ; toute en pleurs, elle lui dit vivement : “Hector, mon enfant, respecte ce sein. Et de moi aussi aie pitié, de moi qui t’ai jadis offert cette mamelle où s’oublient les soucis ; souviens-t-en, mon enfant ! » (Homère, L’Iliade, chant XXII, vers 77-91)

Mais, pas plus que son épouse, Hector ne laissa sa mère le détourner du devoir guerrier.

Les lamentations d’Hécube et Priam, par Alessandro Varotari, début du 17e siècle. Je n’ai pas trouvé de peinture illustrant exactement le thème du sein exhibé par Hécube.

Le sein de Jocaste supplie ses deux fils

Dans sa tragédie Les Phéniciennes, le poète Euripide (Ve siècle avant notre ère) montre la reine Jocaste qui tente d’empêcher ses deux fils Etéocle et Polynice de combattre l’un contre l’autre pour prendre le pouvoir sur la ville de Thèbes : 

« Montrant aux yeux de tous ses pleurs et ses sanglots, elle s’élançait, suppliante, pour présenter à ses fils un sein suppliant. »

Florence Gherchanoc analyse ce comportement : « La vieille reine dénude le sein qu’ils ont partagés petits et probablement en toute philia, en vue de séparer Étéocle et Polynice sur le point de s’entretuer. (…) Le sein est un lieu de mémoire des liens familiaux ; le geste est un argument performatif qui devrait convaincre. Il est supposé être une force agissante, comparable en cela à de sages discours ou encore à des « incantations qui charment. »

Là aussi, la mère échoue à empêcher le combat, comme on va le voir plus bas.

Le sein d’Eriphyle supplie son fils Alcméon

Ne pouvant trouver un accord, Etéocle et Polynice décidèrent de se faire la guerre. Chacun chercha des soutiens parmi les rois voisins.  

Etéocle offrit un merveilleux collier à la reine Eriphyle pour qu’elle convainque son mari Amphiaraos de rejoindre son camp. Une épouse normalement constituée aurait supplié son mari de ne pas aller à cette guerre qui ne le concernait pas, mais pour garder le merveilleux collier, la reine Eriphyle poussa Amphiaraos à se joindre aux troupes rassemblées par son voisin.

Etant devin, Amphiaraos savait que cela lui coûterait la vie, mais devant l’insistance de sa femme, pour ne pas avoir l’air d’un lâche, il accepta de partir au combat.

Devenu adulte, leur fils Alcméon apprit comment sa mère avait envoyé son père au combat fatal. Malgré les supplications qu’elle lui fit en dénudant son sein, il la perça de son épée.

(Voir l’article d’Aurélie Damet « L’infamille », Les violences familiales sur la céramique classique, Images et revue, sur le site OpenEditionjournals.)

Alcméon tuant sa mère malgré ses supplications, peinture de Pompéi.

Le sein de Clytemnestre supplie son fils Oreste

Lorsque le roi Agamemnon est revenu dans sa ville de Sparte après la guerre de Troie, son épouse Clytemnestre l’a assassiné, pour venger la mort de leur fille Iphigénie, qu’il avait fait sacrifier. Leur fils Oreste se sentit obligé de tuer sa mère pour venger son père. De nombreux récits ou images évoquent le moment fatidique où il s’avance vers elle, l’épée à la main.

Dans la pièce de théâtre « Electre » d’Euripide, le meurtrier lui-même se rappelle la terrible confrontation :

« – Tu as bien vu comment, rejetant sa robe, l’infortunée a découvert son sein à l’instant du meurtre. »

Dans son étude, Florence Gherchanoc cite aussi une autre pièce d’Euripide sur le même sujet, « Oreste ». Là, c’est le grand-père qui s’indigne de l’insensibilité d’Oreste : « Quant à Tyndare, il critique les violences sanguinaires, la loi du talion, le fait de laver le sang par le sang, et parle ainsi à son petit-fils, resté sourd aux supplications maternelles : – Car, enfin, misérable, quelle âme avais-tu donc à l’instant où pour te supplier, ta mère découvrait son sein ? Pour moi, sans avoir vu le triste spectacle, je sens se fondre en pleurs mes pauvres yeux de vieillard. »

Nous verrons plus loin dans le thème « Le sein percé » les conséquences de l’échec de la supplication de Clytemnestre.

La supplication de Clytemnestre, céramique antique, Getty Museum à Malibu. C’est la seule représentation connue de la mort de Clytemnestre sur des vases antiques. La mère n’est pas encore tuée, mais la déesse de la vengeance apporte déjà ses serpents pour persécuter le futur meurtrier.
Ce thème a été abondamment repris dans l’art occidental.

Nous constatons que montrer son sein (un seul, car le bébé tète un seul sein à la fois) à un fils adulte pour lui rappeler les douceurs de l’allaitement ne parvient pas à lui inspirer de la pitié. Qu’en est-il des autres liens familiaux ?

Les seins de l’épouse adultère

Hélène sauvée par la beauté de ses seins

Epouse du roi grec Ménélas, la trop belle Hélène s’est enfuie avec le prince troyen Pâris, ce qui a provoqué la guerre de Troie. Après la destruction de la ville, la femme adultère se retrouve face au mari trompé. En dénudant sa poitrine (les deux seins en même temps), elle implore son pardon.

Touché par sa beauté, il renonce à se venger et reprend son épouse près de lui, avec tous les honneurs d’une reine.

Dans la pièce d’Euripide, « Andromaque », le roi Pélée, dont le fils Achille est mort au combat, reproche violemment à Ménélas sa conduite :

« Tu t’es bien gardé de tuer la femme que tu tenais à ta merci : à la vue de ses seins, tu as laissé tomber l’épée pour recevoir son baiser ; tu as caressé cette traîtresse, cette chienne, vaincu par Aphrodite, misérable lâche !»

D’autres textes antiques font allusion à cet épisode de séduction par l’exhibition de la poitrine, pour souligner sa réussite, car le sort de l’épouse adultère n’était jamais aussi doux, comme on va le voir ci-dessous.

Aphrodite, déesse de l’amour, s’interpose pour réconcilier Ménélas et son épouse Hélène. Céramique datée d’environ  360 avant notre ère, Musée de la Villa Giulia à Rome.

Ismène n’échappe pas à la mort

Ismène, une des sœurs d’Etéocle et Polynice, mariée à Thydée, prit pour amant Periklyménos. Surprise en flagrant délit d’adultère, elle fut mise à mort par son mari, malgré ses supplications, comme on le voit sur cette céramique :

Tydée s’apprêtant à tuer Ismène dans son lit, tandis que son amant s’enfuit. Amphore corinthienne à figures noires, datant de 560-550 avant notre ère. L’amant qui s’enfuit est peint avec un corps blanc comme celui d’une femme, pour souligner sa lâcheté.  « L’exhibition de la poitrine associée au geste de la main droite levée vers l’agresseur pourrait être interprétée comme un geste de supplication dont le but est d’échapper à la mort. » (Florence Gherchanoc) 

Les seins héroïques

Polyxène sacrifiée

Après la chute de Troie, la famille royale fut détruite. La princesse Polyxène, fille de la reine Hécube et sœur d’Hector, fut emmenée sur la tombe du grec Achille. Le fils d’Achille la sacrifia pour l’offrir à son père. Dans la pièce d’Euripide « Hécube », un messager vient raconter à la malheureuse mère avec quel héroïsme sa fille a affronté la mort.

Pour accentuer le drame de ce sacrifice, l’auteur fait faire à la jeune fille le geste de dévoiler ses seins. Ce geste n’est pas une supplication ni une provocation érotique, il vise à faciliter la tâche du sacrificateur et montre à tous que la sacrifiée n’a pas peur. Ensuite, tout en mourant, elle va recouvrir sa poitrine, selon les lois de la pudeur :

« elle saisit sa robe, et du haut de l’épaule la déchira jusqu’au milieu du flanc près du nombril, découvrant ses seins et son admirable poitrine de statue. Puis, mettant un genou à terre, elle dit ses mots d’un suprême héroïsme : “Voici ma poitrine, jeune homme ; si c’est là que tu veux frapper, frappe ; si c’est au cou, voici ma gorge prête.” Partagé entre deux volontés contraires par pitié pour la jeune fille, il trancha avec le fer le passage du souffle ; et un jet de sang se mit à couler. Mais, quoique expirante, elle eut grand soin de tomber avec décence, en cachant ce qu’il faut cacher aux yeux des hommes. (Extrait cité par Florence Gerchanoc.)

Le sacrifice de polyxène, par Nicolas Prévost, 17e siècle, Musée des Beaux-Arts d’Orléans.

Les Sabines au milieu du combat

Après la fondation de Rome, toutes sortes de jeunes hommes en quête d’une vie meilleure vinrent s’y installer. Mais les habitants des villes voisines méprisaient cette population aux origines obscures et refusaient de leur donner des filles pour épouses. Romulus et ses hommes décidèrent donc d’enlever des jeunes femmes sabines réunies lors d’une fête religieuse. Il ne s’agissait pas de les violer, mais de les séduire pour en faire des épouses, des matrones respectées, les mères et éducatrices des futurs citoyens.

Il s’en suivit une longue guerre au cours de laquelle les Sabins tentèrent de récupérer leurs filles et leurs sœurs. Finalement, celles-ci, satisfaites d’être devenues épouses et mères des Romains, se jetèrent sur le champ de bataille avec leurs bébés et firent ainsi cesser le conflit. Pendant des siècles, cette légende des origines de Rome fut racontée par les auteurs latins, pour donner en modèle ces femmes courageuses et dévouées à leur famille.

Les Sabines arrêtant le combat entre les Romains et les Sabins, par David, 1799, Musée du Louvre.

Ce détail des figures centrales de cette grande composition (3,85 × 5,22 m) montre trois femmes qui symbolisent les étapes de la vie des femmes. A gauche, la jeune femme vêtue de blanc, couleur de la pureté, symbolise la fiancée. Avec la fougue de la jeunesse, elle est la plus offensive pour arrêter le combat. Les plis de son vêtement mettent en valeur sa belle poitrine. Au milieu, la femme jeune aux seins gonflés de lait qui tente de protéger les bébés symbolise la mère. A droite, la vieille femme qui frappe sa poitrine ou s’apprête à la dénuder symbolise la grand-mère. Elle est la plus suppliante. Elle ne faisait pas partie des femmes enlevées mais soutient leur intervention pour la paix.

Le sein percé

Nous allons voir comment l’association entre la poitrine dénudée des femmes et la mort violente a été modulée par la culture occidentale, dans les récits et les images.

 

Le sein percé de Clytemnestre

Malgré les supplications de sa mère, Oreste la tua. Les Erynies, les terribles déesses de la vengeance, se mirent alors à le persécuter avec des visions du cadavre de sa mère. Les remords l’amenèrent au bord de la folie, avant qu’il ne soit présenté au tribunal. Les juges allaient le condamner à mort pour appliquer la justice des hommes, mais il fut sauvé par l’intervention du dieu Apollon. Il dut ensuite subir encore bien des épreuves avant de retrouver une vie paisible qui allait faire cesser la malédiction de violence qui pesait sur sa famille depuis des générations.

Le matricide et les visions d’Oreste sont des thèmes fréquents de la peinture occidentale, alors qu’ils ne sont pas représentés dans l’Antiquité.

Les remords d’Oreste, par William BOUGUEREAU, 19e siècle. Musée de Norfolk, Virginie, USA. La scène se situe après le matricide. Oreste est assailli de visions : le cadavre de sa mère le poursuit, accompagné des déesses de la vengeance, qui réclament sa mise à mort.

Le fantôme de Clytemnestre apparaissant pour montrer la blessure sur son sein. Illustration de la pièce de Goethe « Iphigénie en Tauride ». 1779. Au centre, Oreste tente de se protéger des attaques des déesses de la vengeance. Au-dessus de lui, Clytemnestre montre son sein percé.

Le sein du suicide

Le suicide d’Ajax, céramique antique, vers 400-350 av. JC, British Museum.

Dans la culture grecque antique, le suicide était moralement admis. Les hommes se tuaient par l’épée, car la mort avec effusion de sang était réputée noble : elle rappelait le sort du guerrier tombé pour la patrie.

Au contraire, les récits présentent des femmes se suicidant par pendaison (car une de leurs fonctions sociales était de filer, tisser et coudre) ou par le poison (car leur autre fonction sociale était de préparer les aliments, donc elles connaissent les végétaux). 

Pendaison ou sein percé pour Jocaste ?

Nous avons vu plus haut la reine Jocaste supplier en vain ses deux fils qui vont s’entretuer. Pour les suivre dans la mort, elle se suicida par pendaison, selon la version la plus répandue des récits grecs. Seule exception : dans la tragédie d’Euripide « Les Phéniciennes », un messager raconte sa mort par l’épée, sur le champ de bataille, juste après celle de ses fils : « Tous deux exhalent ensemble leur vie infortunée. A ce spectacle affreux, leur mère, dans l’excès de sa douleur, arrache l’épée d’un cadavre, et, la plongeant dans son propre sein, tombe entre ces corps chéris, et meurt en les serrant l’un et l’autre dans ses bras ».

(Texte cité d’après l’article d’Isabelle Géraud « Quelle mort pour Jocaste ? » sur le site Travaux & documents, Université de La Réunion, Faculté des lettres et des sciences humaines, 2017.)

Les adieux d’Œdipe aux cadavres de sa femme et de ses fils, par Edouard Toudouze, Ecole des Beaux-Arts de Paris. Le corps dénudé de Jocaste est pudiquement couvert d’un voile noir.

Le sein percé de Jocaste

Un auteur romain du Premier siècle nommé Stace a lui aussi décrit le suicide de Jocaste par l’épée, mais, au lieu d’aller sur le champ de bataille, Jocaste s’enferme dans sa chambre et a prend l’épée de son premier mari. Le fait de placer le suicide dans la maison permet à l’auteur d’accentuer le tragique en décrivant les pleurs de sa fille Ismène prostrée sur le sein de la mère qui l’a abandonnée en se donnant la mort : « Jocaste raidit son bras avec effort, se penche, et fait avec peine pénétrer le glaive dans sa poitrine. La blessure ouvre enfin ses veines glacées, et le sang purifie la couche fatale. Ismène tombe sur le sein décharné de sa mère, le baigne de larmes, et essuie avec sa chevelure la plaie d’où jaillit le sang ». (Extrait de « La Thébaïde » de Stace, Chant XI).

Le suicide de Jocaste, version médiévale. Faute de documentation archéologique sur l’époque antique, le Moyen Age représente les personnages des mythes en costume contemporain. 

Contrairement aux Grecs, les Romains valorisent les femmes qui ont le courage de se suicider par l’épée.

Le suicide de Lucrèce

Lucrèce était une aristocrate romaine des premiers temps de l’existence de Rome. En épouse fidèle, elle repoussa les avances du fils du roi Tarquin. Mais il s’introduisit chez elle en l’absence de son mari et la viola sous la menace. Il était persuadé qu’elle n’oserait jamais avouer la souillure qu’elle portait désormais (car un rapport sexuel qui n’était pas sanctifié par le mariage rendait la femme « impure » ). Mais elle fit venir son père et son mari, leur raconta le viol en les suppliant de la venger.

L’historien romain Tite-Live précise qu’elle leur dit : « Je m’absous de la faute mais pas du châtiment. » Et elle se perça elle-même la poitrine avec un couteau qu’elle avait caché. Pour la venger comme ils l’avaient promis, son mari et son père soulevèrent le peuple qui chassa le roi et institua la république. Les écrivains romains faisaient d’elle un modèle de vertu et de courage.

Cet épisode légendaire de l’histoire romaine a beaucoup inspiré les peintres européens à partir de la Renaissance.

La mort de Lucrèce par Ambrosius Benson, peintre flamand du 16e siècle.

La mort de Lucrèce, par Lucas Cranach l’Ancien, 16e siècle.
La peinture flamande ci-contre détaille en arrière plan les épisodes précédents l’acte fatal (arrivée du violeur, agression de Lucrèce dans son lit) le tout dans un décor du 16e siècle. Cranach choisit un cadrage moderne, centré  sur le geste fatal.  coiffure et habit sont intemporels, ce qui donne plus de force à l’image.

La mort de Lucrèce par Artemisia Gentileschi, 17e siècle. Cette femme peintre très appréciée à son époque s’était fait une spécialité des représentations d’héroïnes fortes telle Lucrèce, Suzanne ou Judith.

La mort de Lucrèce par Artemisia Gentileschi, 17e siècle. l’influence du Caravage apparaît dans la mise en scène et l’éclairage contrasté qui dramatisent l’action.

Le suicide de Thisbé

Toujours au Premier siècle, le poète romain Ovide raconte la triste histoire de Pyrame et Tysbé, deux jeunes babylonniens que leurs parents empêchaient de s’aimer. Pyrame donna un rendez-vous secret à son amoureuse, la nuit, hors de la ville. Thisbé arriva la première, mais en voyant une lionne à la gueule ensanglantée, elle eut peur et s’enfuit ; son voile tomba  et il fut déchiré par la lionne qui le souilla de sang.

Lorsque Pyrame arriva à son tour, il découvrit le voile et les empreintes de la lionne : croyant Thisbé victime du fauve, il se suicida avec son épée.

En revenant sur le lieu du rendez-vous, Thisbé trouva le corps de son aimé. Comprenant ce qui s’était passé, elle l’embrassa une dernière fois en lui parlant : « Ta main et ton amour t’ont perdu, malheureux ! J’ai aussi une main vaillante, pour ce seul acte, et j’ai aussi mon amour : il me donnera la force de me frapper. Je te suivrai dans la mort. (Après une prière aux dieux) elle plaça la pointe de l’épée sous le bas de son sein, puis se coucha sur le fer encore tiède du ­meurtre. » (Les Métamorphoses, chant 4, vers 43-166)

Le suicide de Thisbé, peinture de Pompéi. En arrière plan, la lionne qui a occasionné le terrible malentendu. 

Le suicide de Thisbé, par Pierre-Claude Gautherot, fin du 18e siècle, Musée de Melun.
Beaucoup d’artistes choisissent de montrer le moment où Thisbé découvre le corps de son ami et se lamente sur sa mort, plutôt que son  suicide.

Le suicide de Didon

A la même époque, dans son Enéide, le poète romain Virgile raconte comment Didon, reine de Carthage, a accueilli dans sa ville le prince troyen Enée qui fuyait Troie détruite par les Grecs. Malgré son amour pour elle, il l’abandonna sur ordre de Zeus et s’enfuit en Italie, car son destin était d’être l’ancêtre du peuple romain. Désespérée, la reine décida de se suicider, mais fit croire à son entourage qu’elle voulait brûler les objets qui la liaient à Enée, pour l’oublier à jamais.

Elle fit dresser, dans une cour intérieure du palais, un bûcher sur lequel elle plaça les armes du Troyen, ainsi que leur lit commun. Sans qu’on puisse la retenir, elle monta sur le bûcher et se perça la poitrine avec l’épée de son amant.

« Ses suivantes, pendant qu’elle parle, la voient succomber sous le fer, voient l’épée écumante de sang, et ses mains qui en sont éclaboussées. » (Enéide, chant 4, vers 642-671.)

Comme pour Lucrèce, les artistes ont joué sur le contraste dramatique entre la vision érotique des seins et l’horreur du suicide :

La mort de Didon, sculpture d’Augustin Cayot, 1711, Musée du Louvre.

Le suicide de Cléopâtre

Selon divers écrivains antiques, Cléopâtre, la dernière reine d’Egypte, se serait suicidée pour ne pas être faite prisonnière par son ennemi Octave, (qui sera le premier empereur romain sous le nom de Auguste). Elle s’empoisonna ou bien se fit apporter un panier de figues dans lequel une servante avait caché une vipère. Elle glissa la main dans le panier pour se faire mordre, ce qui était une autre façon de périr par le poison.

Etant ennemie des Romains, il est logique que les écrivains contemporains ne lui aient pas attribué la mort glorieuse par une épée. Les nombreux peintres qui à partir de la Renaissance ont représenté ce thème ont joué sur la beauté traditionnellement attribuée à la dernière reine d’Egypte. Souvent, au lieu de laisser le serpent dans le panier, ils le rapprochent de son corps dénudé, rapprochement aussi dramatique que celui d’une épée.

La mort de Cléopâtre, par Giampietrino, 1550, Musée du Louvre. Le bout du sein étant la partie la plus sensible de cet organe, l’attitude du serpent est des plus érotiques. L’expression de la reine est indéchiffrable : ultime plaisir ou douleur tétanisante ?

La mort de Cléopâtre Cesare Dandini, 16e siècle, Florence. Le peintre va jusqu’à indiquer soigneusement la trace des morsures sur le sein. le visage exprime nettement de la douleur.

La mort de Cléopâtre par Claude Vignon 17e siècle, Musée des Beaux-Arts de Rennes.
La volonté de créer une tension tragique en rapprochant les seins et le serpent confine un peu au ridicule, dans ce cas…

Le sein mutilé

La mutilation des Amazones

Selon les écrivains antiques, les Amazones vivaient près de la Mer Noire. Elles constituaient un peuple dominé par les femmes. Chez elles, les hommes n’étaient utiles que pour la reproduction et les enfants mâles étaient abandonnés ou réduits aux tâches subalternes. Elles cultivaient l’art guerrier et coupaient ou brûlaient le sein droit des petites filles, afin que plus tard ce sein ne les gêne pas pour tirer à l’arc.

Ces fantasmes ont un fondement de réalité : chez les nomades Scythes qui menaient une vie rude dans les steppes de l’Asie centrale (de la Mongolie jusqu’à la mer Noire), les deux sexes savaient monter à cheval et combattre. Bien entendu, il n’y a pas besoin de mutiler une femme pour qu’elle puisse se servir d’un arc !

Les Amazones ont été très souvent représentées en train de combattre les Grecs, par exemple sur les bas-reliefs des sarcophages. Il existe plusieurs statues d’Amazones blessées, copies romaines de deux modèles grecs. Les deux modèles font lever le bras droit à l’Amazone, ce qui, anatomiquement, efface le sein correspondant.  Le spectateur peut croire qu’il est coupé ou atrophié. Toutes ces statues montrent une femme portant un vêtement d’homme.

Amazone blessée, copie romaine d’un original grec. Metropolitan museum à New York.

Selon l’article « Les vêtements de la Grèce antique » sur le site Les Yeux d’Argus.com, la robe grecque était un long tube de tissu enfilé sur le corps et fermé par une agrafe sur chaque épaule. Une ceinture permettait de régler la longueur en faisant bouffer le tissu à la taille. La robe descendait toujours jusqu’aux chevilles. Sur le même principe, les hommes portaient des tuniques à deux agrafes s’arrêtant au-dessus du genou.

Seule la déesse Artémis (Diane) est représentée portant une tunique masculine, lui permettant de chasser sans s’empêtrer dans une robe ! L’Amazone porte une variante de la tunique masculine : elle est attachée sur une seule épaule. Cette forme permettait au corps de bouger plus facilement. C’était la tenue des esclaves, des ouvriers et des soldats. Elle est attribuée à l’Amazone pour souligner son origine exotique et pour qu’on ne la confonde pas avec Artémis.

Le sein effacé (par amputation dans les récits, par la posture dans les statues) et la tunique courte à une seule agrafe, identifient l’Amazone à un homme, et plus précisément à un homme dont le travail est physique, alors que les Grecs valorisaient par-dessus tout le travail intellectuel.

Cette identification masculine visait à les dévaloriser.

La mutilation de sainte Agathe

Nous revoici au IIIe siècle, comme pour l’histoire d’Eugénie-Eugène. Cette fois, nous sommes à Catane, en Sicile. Et voici encore une belle jeune fille de noble famille qui veut se consacrer à Jésus. Le consul romain de sa ville voulait l’épouser, mais elle refusa. Et malgré les promesses puis les menaces, elle refusa de sacrifier aux dieux païens. Le consul la condamna donc à mort, mais par un raffinement de cruauté, il lui fit d’abord arracher les seins puis la jeta en prison.

Le martyre de sainte Agathe. Psautier à l’usage de Reims. XIIIe siècle, Bibliothèque municipale de Carpentras.

Pendant la nuit, un vieil homme entra dans le cachot d’Agathe et lui proposa de la soigner. Elle refusa. Certaines versions disent qu’elle voulait par ses souffrances participer aux souffrances de Jésus sur la croix. D’autres disent qu’elle n’attendait de guérison que du Seigneur lui-même. Le visiteur lui révéla qu’il était saint Pierre et qu’il venait la guérir au nom du Seigneur.

Le lendemain, le consul la fit étendre nue sur des braises et toutes ces tortures accumulées finirent par la tuer. Ce jour-là, un tremblement de terre ébranla la ville. Un an plus tard, une coulée de lave provenant du volcan voisin menaça d’ensevelir la ville, mais le voile d’Agathe, qui avait été conservé, arrêta la coulée de lave.

Le martyre de sainte Agathe par Ramon Oscariz, 16e siècle, Musée de Navarre à Pampelune, Espagne. Vue d’ensemble. Au premier plan, la martyre en représentation irréelle, glorifiée et présentant sur un plateau l’élément rappel des tortures endurées en fidélité au Christ. En arrière-plan, les deux moments forts de son histoire : à gauche, l’amputation des seins sous la direction du consul, à droite la visite de saint Pierre dans sa prison.

Les seins, identité d’Agathe dans les églises

Du Moyen-Age au 17e siècle, les images religieuses sont codifiées par l’Eglise pour qu’un détail rappelant le martyre subi par le saint permette de l’identifier. Souvent il s’agit de l’instrument de son supplice (par exemple l’épée pour saint Paul qui fut décapité). Chose plus étrange du point de vue actuel, le saint ou la sainte pouvait présenter sur un plateau une partie de son corps supplicié. C’est ainsi que sainte Lucie présente ses yeux arrachés et sainte Apolline ses dents arrachées. Quant à Agathe, ce sont ses seins. A partir du 18e siècle, ce genre de détail morbide ne fut plus mis en avant dans les représentations.

Sainte Agathe par Zurbaran, 17e siècle, peut-être provenant du couvent de la Merced Calzada de Séville, actuellement au Musée Fabre de Montpellier. Détail de la partie supérieure.

Les gâteaux de sainte Agathe

En Sicile, mais aussi en Provence et en Savoie (et peut-être ailleurs) des pâtisseries en forme de seins sont proposées lors de la fête de la martyre (3 février) et à d’autres moments. Dans le roman Le Guépard du SicilienTomasi di Lampedusa, au cours du bal donné par la famille Ponteleone, le prince de Salina « s’approche de la table des gâteaux, où son choix se porte sur deux « gâteaux des Vierges », dont l’aspect lui semble fort impudique. Pire, emportant ses deux gourmandises, il se fait l’effet d’être « une caricature profane de sainte Agathe exhibant ses seins coupés » et s’interroge : « Comment se fait-il que le Saint-Office, quand il le pouvait, n’ait pas songé à interdire ces gâteaux ? les seins de sainte Agathe vendus par les monastères, dévorés par les fêtards ! Bah ! » (Raconté par le blog Ce que dit Rose).

Gâteaux contemporains, en l’honneur de sainte Agathe. On suppose que les images de la sainte dans les églises ont suggéré la forme de ces gâteaux, dont la recette change selon les régions.

Prière à sainte Agathe

Cette prière est proposée par le site Guérir avec les saints :

« Sainte Agathe, tes seins furent tranchés par ton bourreau avec des crochets de fer et ta poitrine lacérée, mais tu as été guérie par le Bon Saint Pierre au fond de ta prison.

Chère Sainte Agathe, tu sais ce que j’endure. Intercède pour moi auprès du Seigneur Jésus et de sa très Sainte Mère, pour que mon sein soit guéri en même temps que les blessures de mon âme. Amen.»

Détail du tableau de Ramon Oscariz, la visite de Saint Pierre

Le culte de sainte Agathe montre et glorifie ses seins,  en tant que porteurs de l’identité chrétienne à laquelle elle est restée fidèle. 

Les seins meurtris

Lolo Ferrari

Des seins meurtris pour une identité de star

Après avoir parlé d’une sainte, et au risque de choquer certaines personnes, je vais raconter la vie de Lolo Ferrari.

De son vrai nom Eve Vallois, elle est née en 1963 à Clermont-Ferrand dans une famille de la bourgeoisie moyenne (père ingénieur, mère professeur de sport). Adolescente, elle était fascinée par le physique et la carrière d’actrices telles que Marylin Monroe ou Brigitte Bardot.

A 25 ans, elle épousa un homme de 41 ans qui devint son manager et l’encouragea dans sa volonté de se façonner un corps correspondant à son rêve de devenir une « star ». Elle subit en tout 25 opérations de chirurgie esthétique : ses yeux, son nez, ses lèvres furent modifiés. Son nom aussi, puisqu’elle devint Lolo Ferrari.

C’est surtout sa poitrine qui fit sa célébrité. Grâce à une série d’injections de sérum physiologique, elle parvint à des résultats enregistrés dans le livre Guiness des records en 2003 : 180 cm de tour de poitrine, 2,8 kilos chaque sein, 3 litres de sérum en tout.

En 1996, son premier film la connaître pour son physique hors du commun qui lui valut de jouer ensuite dans des films érotiques ; puis elle accepta d’être actrice de films pornographiques. Elle se produisit dans des cabarets de striptease où elle chantait en se déshabillant et tenta même de produire une marque de lingerie.

Mais la tension occasionnée à ses seins la faisait souffrir et l’empêchait de dormir. L’enthousiasme de ses fans amateurs de pornographie, autant que le mépris et les moqueries de ses détracteurs, lui causaient également des douleurs psychologiques. Pour supporter sa situation et arriver à dormir, elle prit de plus en plus de médicaments et sombra dans une dépression chronique.

Près de Johnny Halliday à Saint-Tropez, le rêve d’être une star va-t-il devenir réalité ? 

Le prénom Lolo fait allusion à ses seins. Ferrari est le nom de famille de sa mère. Elle gagna en justice contre le constructeur de voitures qui s’opposait à l’utilisation de ce nom.

En mars 2000, Lolo Ferrari fut retrouvée morte dans sa chambre, à Grasse. L’autopsie révéla la présence d’une forte dose de médicaments : ingestion volontaire pour un suicide ? Ingestion accidentelle ? Ingestion contrainte pour un assassinat ? Il semblait si difficile de se prononcer que c’est seulement en 2007 que l’enquête fut conclue par un non-lieu, c’est-à-dire que le juge déclara qu’il n’y avait pas lieu d’exercer des poursuites judiciaires. Et l’affaire fut oubliée, tout comme l’actrice, qui repose au cimetière de Grasse sous une dalle sans nom ni date.

Tant de souffrances pour un si pitoyable résultat…

(Sur le sujet des déformations du corps féminin, on consultera utilement l’article très documenté « Belle à mourir, le tour du monde de la souffrance esthétique » de Dialika Sané, sur son blog « Je pense… mais qui suis-je ? ».)

Les seins meurtris d’une Noire esclave

Le sculpteur Jean-Baptiste Carpeaux a réalisé une fontaine intitulée « Les quatre parties du monde soutenant la sphère céleste », dans laquelle quatre statues de femmes incarnent l’Europe, l’Asie, l’Amérique et l’Afrique. (Cette œuvre s’appelle aussi Fontaine de l’Observatoire, car elle est installée Avenue de l’Observatoire à Paris.)  

Les études préparatoires pour la femme qui incarne l’Afrique ont donné naissance à un buste exposé par Carpeaux avec l’inscription Pourquoi naître esclave. Cette référence à l’abolition de l’esclavage est aussi visible dans la statue de la fontaine : l’Africaine porte autour de la cheville une chaîne brisée sur laquelle l’Amérique pose le pied.

L’abolition définitive de l’esclavage en France avait eu lieu en 1848. L’artiste était sensible à cette question, puisqu’on dénombre huit exemplaires de ce buste, exécutés entre 1868 et 1870, en quatre matériaux différents. Il aurait pu mettre en valeur aussi bien un homme qu’une femme, avec des mains liées ou des chevilles portant des chaînes, mais il a choisi d’obliger le spectateur à concentrer son regard sur les seins meurtris de cette femme.  

Ce tour d’horizon des émotions dont la culture antique ou  récente a chargé les seins des femmes n’est pas joyeux, mais je pense qu’il est utile de prendre conscience de cette charge émotionnelle : notre époque affiche une vision purement érotique des seins, mais l’identité érotique peut-elle réellement s’imposer, en supprimant toutes les autres émotions liées aux seins ? Les femmes elles-mêmes veulent-elles de cette perception purement érotique ? C’est ce que nous explorerons dans le prochain article : Les seins du désir et de l’amour.

Désir, bas-relief d’Aristide Maillol. Musée d’Orsay. Drôle de titre et scène bizarre, car la femme n’a pas l’air de désirer le contact de l’homme, mais sa main ne repousse que le vide.

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