2. L’anneau de l’engagement

Figurez-vous que, tandis que les gourmands se pressent au marché, toutes les personnalités de la ville sont rassemblées au palais royal, dans la salle du Grand Conseil.  Sous la coupole de mosaïques d’or et de pierres fines, les députés s’élargissent dans leurs fauteuils de velours rouge. Les juges en robe rouge, les généraux et les colonels en grand uniforme sont piqués bien droits sur des fauteuils supplémentaires mis en place pour cette occasion exceptionnelle.

Sur une estrade couverte de moelleux tapis, trônent le roi lui aussi en grand uniforme et la reine scintillante de diamants. Lui, c’est un quadragénaire bien conservé grâce à un entraînement sportif régulier. Elle est d’une beauté majestueuse rehaussée par un savant maquillage. Leur fille est debout entre eux, drapée dans un magnifique voile brodé d’or et d’argent, avec à ses pieds des chaussures brodées de pierreries. Noyé dans les lourds plis de l’habit de parade, son gentil visage est un peu pâle mais souriant.

La jeune fille et sa mère sont les seuls éléments féminins de l’assemblée, car en ce temps d’entre les temps, la notion de parité n’a pas atteint le Royaume. Consolons-nous en nous disant que, s’il n’y a pas la quantité, il a vraiment la qualité.

Le grand Chancelier lit d’une voix solennelle :

– Proclamation de sa Majesté notre roi Gloire-de-l’épée : La princesse Rose-des-Victoires vient d’avoir 16 ans. Selon nos institutions, c’est l’âge requis pour être nommée Héritière du royaume et Protectrice de la perle sacrée. Sa Majesté a consulté en séances privées les députés des métiers, les députés des religions et ceux des régions. Tout le monde a approuvé son projet d’autoriser la princesse Rose-des-Victoires à siéger désormais au Petit Conseil du Roi, pour s’engager au service du royaume en apprenant son futur métier de reine.»

Reprenant une voix plus naturelle, le grand Chancelier ajoute : « Messires les députés, vous êtes aujourd’hui réunis en séance plénière pour  enregistrer cette décision. »

J’ai bien fait de vous amener dans ce Grand Conseil, cœur du pouvoir politique du Royaume. Car faire accepter pour chef une femme est bien une œuvre de Dame Tolérance ! Mais que se passe-t-il ? Les rangs du Grand Conseil s’agitent et discutent à voix basse. Et  voici qu’un vieil homme à longue barbe blanche se lève. C’est Messire Parchemin, député des métiers de la loi. Il s’éclaircit la voix et prend la parole :

– Au cours de l’audience des métiers, j’ai dit à sa Majesté à quel point son projet me préoccupait. Nous avons toujours été gouvernés par des rois. Les reines sont les épouses et les mères des rois, mais elles ne doivent pas exercer le pouvoir. D’autre part…

Des commentaires indignés fusent de tous côtés. Le grand Chancelier frappe sur le gong pour réclamer le silence. Il prend sa voix la plus solennelle :

– Messire Parchemin, je suis au regret de vous rappeler que les débats ont déjà eu lieu. Aujourd’hui, il est demandé aux députés d’enregistrer le résultat de ces débats internes au Conseil et des audiences avec sa majesté. Et je vous rappelle que toutes les voix des députés ont la même valeur, quel que soit le métier, la religion ou la région qu’ils représentent. Qui refuse d’approuver la décision de nommer Héritière la princesse Rose-des-Victoires ?

Seules trois mains levées répondent à la question du Grand Chancelier : celles de Messire Parchemin et de Messire Grimoire, tous deux délégués par les métiers des lois, et celle de Messire Truelle, l’un des représentants des métiers du bâtiment. Le Grand Chancelier demande : « Qui ne se prononce pas ? » une dizaine de mains se lèvent. A la question : « Qui approuve la nomination de la princesse Rose-des-Victoires en tant qu’héritière et future reine ? » une forêt de bras plus ou moins haut levés fait son apparition.

Les lois étant adoptées à la majorité, trois voix manquantes ne peuvent empêcher cette petite révolution : pour la première fois, il est décidé qu’une reine montera un jour sur le trône de Timbara, si le Ciel lui prête vie.

Le Grand Chancelier vient présenter à la princesse un plateau sur lequel est posée une bague gravée du symbole du royaume de Timbara, un lion à deux têtes. Le visage grave, la jeune fille passe le bijou au majeur de sa main gauche : désormais, son destin se confondra  avec celui du Royaume, qu’elle servira jusqu’à sa mort. Sous les applaudissements des députés, le Chancelier la salue :

– Altesse Héritière, je suis honoré d’être le premier à vous féliciter. Je ferai de mon mieux pour vous assister dans l’exercice de votre charge.

Avec une gracieuse inclinaison de la tête, la jeune fille le remercie.

Une main se lève pour demander la parole : c’est Messire Château, représentant des aubergistes. Sans attendre l’autorisation du Chancelier, il proclame avec enthousiasme :

– Altesse Héritière, au nom de toute la corporation des aubergistes, restaurateurs et loueurs de chambres, je veux être le premier à vous féliciter. La perspective d’avoir une reine nous réjouit. Tous les voyageurs étrangers disent que nous sommes un peuple joyeux, élégant, qui aime les belles choses et la bonne nourriture. La corporation des hôteliers envisage d’imprimer votre charmant portrait sur des foulards et des assiettes, que les voyageurs rapporteront chez eux. Ces objets véhiculeront une brillante image de notre royaume jusqu’aux confins de la terre.

– Ridicule ! Abject ! Inadmissible ! s’écrie Messire Parchemin qui s’étrangle d’indignation : Vous perdez la tête, les aubergistes ! Représenter une personne est un acte impie. Encore plus une personne de la maison royale et encore plus dans le but de vendre ces portraits ! La soif d’argent vous rend fous !

Aussitôt, la salle du Grand Conseil est agitée comme jamais. Des cris encouragent Messire Parchemin et d’autres l’aubergiste ; le grand Chancelier frappe sur le gong pour ramener le calme et donne la parole à Messire Broderie qui déclare :

– Au nom des négociants en textiles, je tiens à rappeler que dès que nous avons été informés de ce projet de nomination, nous avons préparé le voile brodé et les chaussures que son altesse porte aujourd’hui. Les pierreries appartiennent au trésor royal, mais le travail de confection a été réalisé gracieusement par nos soins. Ainsi, son altesse présentera l’excellence de notre production au cours des cérémonies officielles. Nous tenons à la remercier pour le soutien qu’elle nous apporte.

– Futilités et fariboles, grommelle le député Grimoire, effondré sur son siège. Aucune hauteur de vue, aucune spiritualité, nous sombrons dans le matérialisme et l’insignifiance. Le pays est perdu !

– Non, au contraire, murmure Messire Parchemin, assis près de lui ; pour le moment, laissons le matérialisme pourrir ce peuple avide de plaisirs. Mais préparons nos armes. Elles nous permettront de faire entendre la voix de notre religion et de ses valeurs. Ah !  le roi ne veut pas nous écouter, il veut nous imposer une femme… tant pis pour lui et pour elle !

Il y avait une menace même pas voilée dans les propos de Messire Parchemin, alors, suivons-le quand il quitte le palais. A leur sortie, les députés sont accueillis par une foule de témoins des drames du marché, qui s’empressent de leur raconter ce qu’ils ont vu et entendu, ou plus souvent, ce qu’ils n’ont ni vu ni entendu mais dont on leur a parlé, et qu’ils répètent en le modifiant volontairement ou non. Informé des derniers événements, le député Parchemin va directement au temple du soleil.

Bientôt, il est assis face à  un moine à la mine sévère, maigre et déjà voûté, bien qu’il n’ait pas plus de quarante ans. Le moine est furieux. Sans écouter le compte-rendu que Parchemin veut lui faire de la cérémonie d’intronisation de la princesse héritière, il crie :

– Pendant que vous amusez le peuple avec vos éternels bavardages de députés, on assassine les croyants de notre sainte religion !

Messire Parchemin fait un geste d’apaisement :

– Calmez-vous, mon cher ami, je vous en prie ! Je suis aussi furieux que vous de la mort de ces deux boulangers. Mais elle a bien servi notre cause. La panique qui a suivi a facilité ce que notre milice avait préparé : en quelques minutes, elle a abattu dix-sept lunaires. Et aucun milicien ne s’est fait capturer ! Seuls des lunaires ont été pris ! D’après ce qu’on m’a dit, ces imbéciles ont attaqué à main nue, on croit rêver !

– A main nue ? C’est une tactique pour ne pas être accusés de préméditation, ils feront croire à un accident et s’en tireront avec un peu de prison !

– Rassurez-vous, assure Parchemin avec une froide détermination, ils périront comme leurs victimes : ils seront brûlés vifs !

Plein d’amertume, le moine soupire :

– Ce serait merveilleux, mais hélas, ce rêve ne se réalisera pas !

– Si ! J’ai décidé d’être l’avocat de la famille de nos frères boulangers. Tous les juges ont une dette envers moi, financière ou morale. Quels que soient les juges qui seront nommés pour ce procès, ils obéiront à ma demande. Et je demanderai la mort par le feu.

Le moine soupire encore :

– Le vrai feu qui nous délivrera, c’est le feu du ciel ! C’est toute cette ville impie qu’il va détruire, pas seulement trois minables ! Je prie pour cela jour et nuit, mais nous devons aider notre dieu. Quelles nouvelles avez-vous du combat final qui nous donnera le pouvoir absolu ?

– Le maréchal Nous-voilà m’a confirmé que bientôt ce stupide roi va  envoyer ses armées à la frontière de l’Est. Quand les guerriers du Sud arriveront, il n’y aura personne pour défendre Sanara !

Les yeux mi-clos, le moine sourit en rêvant à ce jour merveilleux (qu’il espère imminent) où les croyants solaires vont noyer les lunaires dans leur propre sang. Il reste un moment songeur face à cette vision enivrante puis quitte son siège car le soleil s’approche de l’horizon  et c’est l’heure de la prière. Il donne au député une dernière consigne :

– Quand ils arriveront, nos miliciens pourront enfin agir à visage découvert, donc en attendant, ne relâchez rien de l’entraînement secret.

Moi qui voulais vous raconter la vie charmante du Royaume de Dame Tolérance, je tombe de haut ! Hélas, l’harmonie n’était qu’apparente ! En réalité, il y a quelque chose de pourri dans ce royaume, il est comme une magnifique maison dont les poutres sont rongées en secret par des insectes. Ces insectes dévoreurs, ce sont les fanatiques de tous bords qui se sont accordé le droit de tuer ceux qui leur déplaisent. Cela m’attriste pour la jeune princesse qui se prépare à veiller sur un peuple libre et joyeux, sans savoir que les assassins se sont levés.

Tenez, la voilà, Rose-des-Victoires, maintenant altesse héritière de Timbara, qui arrive dans sa chambre, où son petit chien blanc tout ébouriffé l’accueille avec des aboiements de joie.

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