37. Trafic d’armes et poison

Sans se douter que Rose ne sort plus de son lit depuis leur dernière rencontre, le capitaine Personne a rendu visite aux enfants de la petite maison dès son retour, et rassuré par le fait qu’ils n’ont rien vu de spécial, il est parti retrouver ses amis.

Mais il n’oublie pas qu’il a promis au commandant de lui montrer la cave secrète du député Salpicon. 

 

Au matin du troisième jour du mois des Herbes, craignant d’être en retard comme souvent, il entre en courant dans la boutique du boulanger-pâtissier-traiteur, député des métiers de bouche.

Bien que pressé de descendre à la cave, il s’arrête devant la jeune fille aux formes généreuses qui est derrière le comptoir. Les yeux cernés, d’une pâleur qui la rend aussi blanche que son costume, elle lui semble en détresse. Comme il l’interroge gentiment sur la raison de sa tristesse, elle raconte, les yeux noyés de larmes :

– La marieuse est venue voir ma mère, pour ma petite sœur, pas pour moi. Ma mère lui a dit que je suis l’aînée, pour qu’elle me cherche un fiancé en premier, mais elle a répondu : « Excusez-moi, je sais bien que c’est votre fille, mais qui voudrait d’une grosse vache pareille ? » 

– Oh ! s’exclame le garçon, scandalisé du terme. 

– Une fois, elle avait trouvé un garçon aussi grand que moi, mais très maigre, il m’a vue et après il a refusé en disant : « Moi, j’aurais l’air du couteau et elle de la motte de beurre, on se moquerait de nous. »

Le jeune voleur est indigné :

– Mais qu’est-ce que c’est que ces comparaisons méprisantes ! De quel droit ? Vous qui êtes si gentille, et sérieuse, et jolie, et tout et tout ! Allez, vous n’avez pas besoin de ces marieuses stupides, vous voyez passer tant de monde, ici ! 

Puis il ajoute d’un ton solennel, la main levée en un geste de bénédiction : 

– Croyez-moi, je vous le dis en vérité devant Père Soleil et Mère Lune, un jour, entrera dans cette boutique un gentil garçon qui vous plaira et à qui vous plairez, et vous serez heureux ensemble. Bon, maintenant, excusez-moi, il faut que je descende à la cave, le commandant a besoin de moi.

Sans écouter les remerciements de la jeune fille consolée par ses bonnes paroles, il dévale les marches qui mènent au sous-sol depuis l’arrière boutique. Là, il aperçoit Archer et sa garde devant le mur du fond de la cave, avec Messire Salpicon qui se répand en courbettes et explications :

– Vraiment, commandant, je ne comprends pas de quoi vous parlez. Il n’y a pas de porte. Voyez vous-même, vous devinez bien que si j’ouvrais une porte dans ce mur, il n’y aurait pas de toiles d’a…

Personne se précipite en criant :

– Si, si, il y a une porte !… 

Il a couru si vite qu’il semble perdre l’équilibre en arrivant et s’appuie sur le mur avec la main, en disant :

– Sésame, ouvre-toi ! 

Sous sa main, la pierre s’enfonce et un panneau de bois glisse latéralement en découvrant une ouverture. Le bois est aussi noirci et mangé de toiles d’araignées que les pierres, ce qui explique qu’on ne le remarque pas.

Comme un soldat fait sauter la serrure d’un coffre et montre des épées, Archer se tourne vers Messire Salpicon :

– Le trafic d’armes, c’est encore plus grave, pour un député !

– Je n’y suis pour rien ! clame le député, l’air effaré.

– Ces coffres ne sont pas à vous ?

– Jamais de la vie, commandant !

– A qui appartiennent-ils ?

– Je ne peux pas vous le dire. 

Personne intervient sans ménagement, en flanquant des bourrades au député à chaque « hein » qu’il prononce :

– Bien sûr que vous allez le lui dire, hein ? Sinon, vos filles, comment elles vont faire pour se marier ? Hein ? Qui voudra des filles déshonorées d’un trafiquant d’armes ? Hein ? Honte de la profession boulangère ! Et mauvais père !

Salpicon se tait, ce qui incite son interlocuteur à  continuer son interrogatoire virulent : 

– C’est mal parti pour vos quiches et vos tartelettes ! Aujourd’hui, vous allez finir la journée au poste ! Vous allez être ruiné ! Qui vous a mis dans ce pétrin, le comble pour un boulanger ?! 

Comme Salpicon se tait toujours, Personne crie de plus belle :

– Vous ne voulez pas dénoncer celui qui vous déshonore ? Vous avez peur de lui ? En plus d’être malhonnête, vous êtes lâche !

Salpicon se tourne vers Archer :

– Je vous jure que j’ignorais le contenu de ces coffres… C’est Messire Parchemin qui m’a dit que son neveu devait s’installer comme commerçant. Qu’il avait déjà acquis de la marchandise et qu’il cherchait un endroit pour la mettre en attendant d’avoir sa propre cave. 

Il ajoute dans un gémissement :

– Je croyais que c’était des tissus ! Je vous le jure, commandant ! Ah ! Non, s’écrie-t-il en voyant des soldats faire sauter les serrures de coffres plus petits. Ceux-là, vous n’y touchez pas ! Ils sont à moi !

Il se précipite pour pousser violemment les soldats et Archer est obligé d’intervenir car les soldats repoussent tout aussi violemment le commerçant :

– Silence ! Tout le monde se calme ! Qu’est-ce que c’est que ça ? ajoute-t-il en prenant dans sa main une poignée des grosses graines qui sont dans le coffre. 

– Chut ! Commandant, c’est un secret ! Grâce à ces graines, je vais devenir le plus illustre des pâtissiers !!

Un des soldats croque une graine mais la recrache aussitôt :

– Pouah ! C’est amer, immangeable ! C’est de la drogue ou quoi ?

– Ça ne m’étonnerait pas de lui ! s’écrie Personne, du trafic d’armes et du trafic de drogue !

– Mais pas du tout ! proteste le député. Ces graines sont encore inconnues chez nous, je les fais venir en secret d’un pays lointain. J’ai un laboratoire secret où je mets au point des recettes…

– …secrètes, des recettes secrètes, termine Personne. Pour empoisonner uniquement les mauvais payeurs ou les autres clients aussi ? et…

– J’ai dit tout le monde se calme ! interrompt le commandant. C’est valable pour vous aussi, jeune homme. Nous règlerons l’histoire des graines secrètes plus tard. Qu’allons-nous faire de ces armes ? Je ne peux pas les laisser à la disposition des comploteurs.

Car vous vous doutez bien, Messire le député, que ce n’est pas pour le défilé du carnaval qu’elles ont été fabriquées. Ce sont de vraies épées pointues et coupantes, très coupantes…

 

Sur ces derniers mots, il appuie légèrement la pointe d’une épée sur le ventre rebondi du député-boulanger-pâtissier-traiteur.

Il trace un trait horizontal de gauche à droite, puis un trait en biais vers le bas dans l’autre sens, et de nouveau un trait horizontal de gauche à droite. Sous la pression de la lame, le tissu a cédé. Tandis que le pâtissier contemple tristement son pantalon défiguré sur son ventre tendu, Archer insiste, la pointe de l’épée sur le nombril du commerçant :

– Alors, comment cacher ces épées ? Si des excités mettent la ville à feu et à sang, vous en serez directement responsable, Messire le député !

– Non, non, la ville à feu et à sang, c’est très mauvais pour le commerce ! Venez voir, Messire le Commandant, murmure le député dépité. 

 

Dans le fond de la deuxième cave, il appuie sur une pierre et une porte s’ouvre. 

– Une autre cave secrète ! s’exclame Personne. Ça commence à faire beaucoup de secrets dans cette histoire ! 

– Parfait ! Déplacez les coffres avec les épées dans cette troisième cave, ordonne le commandant.

Pendant que les soldats s’activent, il prend Personne à part et lui dit à voix basse :

– Qu’est-ce qui vous a pris de vous énerver comme ça ? J’ai l’habitude que vous mettiez votre grain de sel n’importe où et n’importe quand, mais, là, vous avez largement enfoncé les limites de ma patience.

– Qui est pourtant immense, je le sais. Pardon, commandant, mais j’avais un compte à régler avec ce type.

– Qu’est-ce qu’il vous a fait ?

– A moi, rien, mais… à quelqu’un, une femme qu’il a méchamment humiliée, un jour, devant moi. Ce serait trop long à raconter, Messire Archer. C’est bon, là je me calme, j’ai eu ma vengeance. Je le laisse tranquille. 

– Vous avez intérêt, si vous voulez réintégrer l’équipe civile.

– A vos ordres, Command… Pouah ! 

Il crache des débris noirâtres :

– Mais c’est vrai que c’est immangeable, ces graines ! Et il  fait de la pâtisserie avec ça ! 

Il saisit le député par les épaules et le secoue violemment :

– Bougre d’empoisonneur public ! Vous le sortez d’où ce poison ? Hein ? Et vous le destinez à qui ? Vous voulez tuer le roi ?

Archer tire le jeune homme en arrière :

– Arrêtez immédiatement ! Vous me dites que vous vous tenez tranquille et aussitôt, vous agressez Messire Salpicon ! J’en ai assez ! Vous êtes viré de l’équipe civile !

– Hé bien, d’accord ! Je suis viré ! ça m’est bien égal ! Un patron qui paye jamais, ça va pas me manquer !

Il remonte l’escalier en courant, traverse la boutique comme un ouragan et sort dans la rue en claquant la porte. « Et le voilà de nouveau hors de contrôle ! » soupire Archer, en s’approchant pour surveiller le travail de ses hommes. 

 

Quelques instants plus tard, Salpicon revient et prend le commandant à part, avec des mines de conspirateur. Il lui demande de goûter une pâte noire contenue dans un petit bol. Surpris par la couleur du produit, Archer goûte d’abord avec précaution puis, avec un plaisir visible, il finit la pâte et lèche la petite cuillère : 

– C’est délicieux ! Comment fabriquez-vous ce produit ?

– Je suis le premier à avoir eu l’idée d’écraser les graines secrètes avec du sucre et des parfums. Dans le pays d’où viennent ces graines, on les écrase aussi mais on les délaye avec de l’eau et du piment et on y met du colorant rouge pour imiter le sang des sacrifices, pour faire une boisson offerte au dieu soleil. 

Voyant le commandant froncer les sourcils, il s’empresse d’ajouter : 

– Mais moi, je ne veux aucun lien avec la religion !  Je vous jure que je veux vendre à tout le monde, pas seulement aux solaires ! Hélas, ce produit est capricieux. Parfois, je travaille la pâte sans problème, elle est onctueuse et fondante comme de la pâte de fruits.

Mais d’autres fois, elle devient huileuse ou  granuleuse, d’un aspect repoussant. Je vous assure que je travaille jour et nuit pour percer le secret de ce tcho-ko-lalt ! Mais, heu, commandant, qu’est-ce que je vais dire aux employés de Messire Parchemin s’ils viennent amener d’autres coffres ?

– Ils n’amèneront plus de coffres.

– Bien, commandant. Mais si Messire Parchemin demande à voir les coffres qui ont déjà été amenés ?

– Hé bien, vous ouvrez la cave devant lui, vous constatez qu’elle est vide, vous levez les bras au ciel en criant au voleur et vous lui dites que vous prévenez immédiatement la police. Il vous dira de n’en rien faire et c’est tout. Mais ne vous préoccupez pas de Messire Parchemin, concentrez-vous plutôt sur ce tcho  tcho…lo

– Tcho-ko-lalt

– Oui. Il me semble que cela en vaut la peine. Le pays a besoin de nouveautés. En plus, une nouveauté gastronomique, c’est l’idéal pour calmer les esprits.

 

Du tcho-ko-lalt, voilà en effet une nouveauté qui sera intéressante à vous raconter, mais cela attendra. D’abord parce que ce député arrogant ne m’est pas très sympathique et que c’est quand même moi qui décide de l’importance des personnages, et puis parce que nous avons négligé trop longtemps notre princesse. 

 

Il est temps de faire le point sur la façon dont elle a passé les quelques jours d’absence du capitaine Personne. La pauvrette a vécu en confondant le jour et la nuit, également remplis de cauchemars.

La nuit, par exemple, elle était poursuivie par un troupeau d’éléphants, puis des licornes attaquaient les éléphants en les frappant de leur corne. Dans l’affrontement, les éléphants se faisaient mutiler : il perdaient une oreille ou bien la trompe et s’enfuyaient, devenus rouges du sang qui coulait.

Puis les licornes pointaient leur corne vers Rose en ricanant d’un air menaçant : “Alors comme ça, nous n’existons pas ? On va vous prouver que si !” Elle tirait son épée pour se défendre mais était vite submergée par le nombre et la violence de ses adversaires. 

Elle échappait à l’attaque en se réveillant. Trempée de sueur, elle mettait longtemps à calmer les battements de son coeur, avant de se rendormir pour plonger dans de nouveaux rêves noirs. 

Epuisée par ses nuits de combats imaginaires, elle passait une partie de ses journées à sommeiller, avec encore des rêves angoissants : elle se trouvait avec des personnes dont elle ne voyait pas bien les visages, qui lui semblaient posséder plus d’yeux que la réalité ou bien un seul oeil. Elle voulait leur parler, mais aucun son ne sortait de sa bouche ; ou bien c’étaient eux qui parlaient mais elle n’entendait pas leurs paroles. 

 

Dans ses moments d’éveil, que ce soit le jour ou la nuit, elle s’efforçait d’analyser le sens de ces images. La symbolique des animaux lui semblait clairement en rapport avec sa constante recherche de la vérité et de la réalité vécue par d’autres qu’elle.

Ses impossibles dialogues lui apparaissaient comme la transposition de ses échecs avec les gars du Sud. “Mais quelle est la symbolique de ces yeux en surnombre ou absents ? Sans doute une représentation de la différence, ou plutôt une image de l’angoisse que nous éprouvons face à celui qui est différent.”  

 

Au bout de quelques jours, les rêves sont devenus plus calmes : le fait de leur donner du sens au réveil les vidait de leur charge d’angoisse. Elle a repris confiance en elle-même, en se répétant qu’elle n’était pas vraiment en échec face aux gars du Sud : Basalte, Obsidienne et Jour mènent correctement leur action, Clair se forme auprès de Messire Armoise, Montagne et Ardent n’ont jamais manifesté d’agressivité. 

Et une idée lui est venue pour aider les quatre étudiants à échapper à l’ennui…

 

Quand nous la retrouvons, elle va déjà mieux que quand nous l’avons quittée.

Comme le médecin lui interdit de se fatiguer intellectuellement, la reine a nommé Tourmaline secrétaire. C’est donc l’ancienne femme de chambre qui lit à haute voix les lettres que les amies de Rose lui écrivent dans l’espoir de la distraire, et qui note la réponse sous la dictée. 

Ainsi, Rose a pu apprendre que Pivoine est officiellement fiancée avec le jeune soldat revenu du Sud et ravi d’être bientôt papa ; que Cendres brûlantes lui souhaite un prompt rétablissement et continue à espérer la rencontrer bientôt.

Elle a même reçu une lettre de Jour lui détaillant l’avancée du projet et lui transmettant les vœux d’Obsidienne et de Basalte, avec leurs remerciements à tous pour le soutien qu’elle leur a apporté. Elle n’a pas mis en doute la sincérité du jeune bibliothécaire, mais s’est longuement interrogée sur celle de ses anciens opposants. 

Elle trouve du réconfort dans ces manifestations d’amitié, mais pas encore le courage de reprendre sa vie d’avant. Elle a besoin de quelque chose de plus fort pour se relever. N’ayant pas la force d’aller le chercher elle-même, elle attend que ce quelque chose se présente. 

 

Attendre, c’est presque rien, mais cela signifie s’accrocher à l’avenir, c’est bien mieux que de sombrer sur place. Soyons optimistes, toujours et en tous lieux ! comme disait ma grand-mère, après être devenue sourde et aveugle.

Peut-être que le capitaine Personne, grâce à son inaltérable énergie, va lui donner le déclic ?

 

Il a enfin appris par les crieurs la maladie de Rose ; alors, dès la tombée de la nuit, il se glisse dans la chambre princière. Ses yeux de voleur qui furètent partout repèrent tout de suite la bague posée sur la table près du lit :

– Votre bague de princesse héritière ! Pourquoi vous l’avez enlevée ?

– Parce que je ne suis pas digne de la porter. 

– Et pourquoi vous n’êtes pas digne ?

– Je prétends être la future reine. Je vais devoir sauver le peuple de la guerre civile et je ne suis même pas capable de gouverner deux ou trois garnements qui se moquent de moi !

D’autorité, il remet la bague au doigt de la princesse en lui disant :

– Vous ne prétendez pas être la future reine, vous vous êtes engagée publiquement à l’être. L’honneur vous interdit de renier votre engagement !

Puis il s’assied par terre, le singe et le chien sur ses genoux, et lui demande des détails sur sa maladie. Lentement, d’une voix lasse, elle lui raconte les insolences journalières des camarades de Flamboyant et le profond découragement qui l’a saisie quand ce garçon, une fois de plus, a repoussé publiquement son offre de dialogue amical. Après avoir écouté tout son récit, il lui dit :

– Je crois qu’il ne faut pas mélanger votre école et votre futur rôle de reine. Ce qui vous perd avec ces gars du Sud, c’est que vous voulez être leur amie. Plus tard, ce qui fera de vous une reine à qui on obéira, c’est l’éloignement.

Vous apparaîtrez rarement, toujours lointaine comme une idole. Mais pour le moment, vous ne pouvez pas jouer les princesses lointaines. Donc, c’est eux qu’il faudrait éloigner de vous. 

– C’est ce que je vais faire. J’ai demandé à la reine de fournir des cages de but et des ballons aux écoles et je vais les envoyer enseigner le jeu de la balle au pied aux élèves.

– Excellente façon de gouverner vos garnements ! Qu’ils aillent se rendre un peu utiles, au lieu de vous embêter ! Bon, maintenant, il faut vous reposer mais je reviendrai demain. Je crois que vous vous faites une trop haute idée de votre futur métier.

Parce que reine, c’est un métier comme un autre, ce n’est pas se sacrifier pour sauver le monde. De toute façon, pour le moment, gouverner c’est le boulot du roi et d’Archer, pas le vôtre. A demain, future majesté.

Apaisée par la présence et les paroles du garçon et l’espoir de le revoir le lendemain, Rose se laisse aller au sommeil. Elle est si fatiguée qu’il lui semble qu’elle va dormir pendant cent ans ! 

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